Manifestation du 2 juin : Les cahiers au feu et le préfet au milieu

« Il arrive parfois que la science de l’ordre échoue à mater le réel. »

paru dans lundimatin#246, le 9 juin 2020

Les deux mois de confinement n’ont pas eu le même sens pour tout le monde. Pour la jeunesse des banlieues, ils ont signifié la fin de l’école, la réclusion à la maison, les rues saturées de police. Beaucoup plus de malades dans les quartiers populaires et par conséquent beaucoup plus d’amendes. C’est ici, dans la ceinture des métropoles, que le confinement a pu ressembler à une expérimentation à l’échelle de toute une génération : absenter la jeunesse de son corps, lui interdire le dehors, la gaver d’images, replier toute sa vie dans la télé-existence et la guérir définitivement de son attachement au monde. La famille, la couette, l’ordinateur et la crainte : le rêve d’un gouvernement sans contrainte.

[Photo : Bernard Chevalier]

Peut-être y avait-il aussi une certaine envie de punir, l’institution a ses vengeances. On a déjà oublié les trois cent lycées de banlieue bloqués pendant l’année pour faire échouer la réforme de Blanquer. Il a voulu les terrifier par le contrôle continu, la classe virtuelle et les vacances apprenantes. En les confinant, l’imbécile les a libérés de l’école.

Le 2 juin, donc, jour du déconfinement, tout le monde attend les terrasses, les bières et les liquidités. Le secteur de la restauration retient son souffle. Pas de chance, les interventions policières ont fait des morts dans les quartiers pendant le confinement, un meurtre policier vient d’enflammer les Etats-Unis, le Comité Adama appelle à un rassemblement. Le Préfet Lallement, qu’on ne présente plus, lance les grandes opérations. Visite policière au domicile d’Assa Traoré, interdiction virile de tout rassemblement, canon à eau et rangée de camions à la Porte de Clichy. Certaines âmes ont dû balancer : allons-nous protester contre la violence policière et subir la violence policière ? Mais les corps ont emporté les âmes. Il arrive parfois que la science de l’ordre échoue à mater le réel. Les corps n’aiment décidément pas les barrières.

Ce qui est très vite bouleversant, c’est le nombre. Les garçons et les filles arrivent par bandes pendant des heures. Nous sommes bientôt des dizaines de milliers, très lycéens, très colorés. Jusqu’à 21 heures, on est calmes et simplement déterminés. Puis le soleil commence à raser l’immonde tribunal de sa lumière tranchante et la colère prend forme. Dur de dire d’où ça part mais on dirait que pour une fois nous avons l’initiative sans même attendre l’injonction de rentrer. Alors ça s’enjaille de tous les côtés, ça brûle, ça court, ça déferle dans les rues alentours, ça barricade. C’est fou la tendresse qu’il y a entre ceux qui enragent. Pendant deux heures, les forces de l’ordre vont et viennent dans tous les sens à la recherche d’un ordre à exécuter. Le 17e arrondissement est bien secoué. Lallement, coucouche panier !

On peut supposer que la police en sous-effectif s’est faite déborder. Mais le nombre n’explique pas tout. Il y avait aussi ces corps spontanés, véloces, porteurs de dynamite. On voyait sur les visages ce soir-là que c’était pour beaucoup une première expérience de la révolte. La joie inconnue de crier « la police assassine » et d’être repris en chœur par des milliers change le regard, l’allure et jusqu’à la saveur des lèvres. C’est comme une nouvelle manière de s’incarner. Pour la police, cet agrégat humain était explosif, il valait mieux ne pas trop l’échauffer. Nous rentrâmes de notre côté avec des perceptions aiguisées.

1/Il y a le piège des mots qu’on voudrait nous faire employer. On dit que des émeutes raciales font suite à des bavures policières et cela est suffisant pour tout falsifier. La lutte des quartiers est réduite à une reconnaissance d’identité et la violence de la police au dérapage de quelques individualités.

Pour redresser nos mots, il faut revenir au fait primitif de la violence : une guerre est en cours, une guerre qui n’oppose pas les pays aux pays mais traverse et parcourt tout le corps collectif de pays en pays et de part en part. Peu importe qu’on la comprenne comme coloniale, capitaliste ou cybernétique, elle est celle d’une civilisation pour son maintien et son expansion. Ce qui importe, c’est que cette civilisation doit stratégiquement concentrer son offensive sur les populations de couleur, ce dont elles vivent, là où elles vivent. Ici, en France, les quartiers populaires se trouvent sur le limes. C’est ainsi qu’on désignait autrefois la zone tampon entre la périphérie de l’Empire romain et son au-delà.

Sur cette zone doivent vivre ceux dont les pays d’origine ont été pillés et continuent de l’être, ceux qu’on a enrôlés dans des guerres absurdes, ceux qui constituent l’armée de réserve du capitalisme, ceux sur lesquels on teste toutes les nouveautés de la surveillance et du contrôle. Il est donc logique et inévitable qu’on les maintienne aux marges, qu’on les repousse dans la plèbe et qu’on les laisse pourrir. Et il est logique et inévitable qu’on les craigne tout particulièrement. Ce sont eux qui nettoient et réparent la ville la nuit pour que les autres la trouvent, au matin, magiquement prête à l’usage. Ce sont leurs enfants qui sont dégoûtés des études pour devenir au plus vite coursiers, livreurs, chauffeurs, vigiles et grooms. Parfois, il est vrai, on leur accorde des poursuites d’études pour accomplir de gratifiants BTS « Comptabilité et Gestion des organisations » ou « Négociation et digitalisation de la relation client ». Pendant ce temps, ils apprennent à maîtriser le terrain, passent par la prison, multiplient les débrouilles et combines. C’est en eux que l’économie doit implanter ses méthodes esclavagistes et sur eux que la police doit certifier sa brutalité.

Pas plus qu’il n’y a d’émeutes raciales, il n’y a de bavures policières qui seraient le fait de policiers racistes. L’erreur est de chercher le racisme dans la psyché de certains policiers, comme s’il y avait quelques pervers au service d’une République en bonne santé. La violence policière rappelle que l’Etat est né dans le sang et a besoin du sang. Il est lui-même au service d’une guerre qui doit maintenir une partie de l’humanité sur le bord extérieur de l’humanité. Il n’y a pas de bavures policières, il y a la fonction de la police qui est de fabriquer du nègre pour maintenir l’illusion de la blancheur. Le racisme est dans l’uniforme, le casque et la matraque. Ceux des flics qui s’en vantent ne sont pas plus détraqués que les autres. Ce qu’on appelle racisme n’est pas une distorsion psychique, c’est une subjectivation nécessaire pour ceux dont le métier est d’opérer aux marges de l’empire.

2/ Il y a le piège de la tactique qu’on voudrait nous faire adopter. Les uns veulent distinguer les blancs et les noirs. Ils disent que les émeutes américaines ne sont raciales que par prétexte. Les mutins seraient de petits blancs de la classe aisée, ne risquant rien, en mal d’émotions fortes. Ils utiliseraient la population noire comme une abstraction pour servir leur désir de casser et piller. Les autres veulent unifier les blancs et les noirs. Ils déplorent les revendications raciales car elles ne sont pas universalistes. Patelins, ils expliquent que les races nous divisent alors que nous sommes tous de la même classe prolétarienne. Mais des deux côtés, l’opération est la même. Elle est de nous saisir dans l’élément de la généralité pour faire le vide des singularités et nous neutraliser.

Seuls les habitants des banlieues et les comités qu’ils ont formés parlent d’une manière située. Ils disent : « Où êtes-vous lorsque nous nous faisons brutaliser ? Vous venez à un meeting et vous rentrez chez vous, heureux d’avoir fait converger les luttes ». Mais il n’y a qu’une façon d’être avec, c’est d’être auprès. On pense à cette jeune américaine blanche interrogée au milieu d’un pillage à qui on demande ce qu’elle fout là. « Rien, je viens juste me décolonialiser ». L’unité n’est pas difficile à trouver quand il s’agit de l’éprouver. Le 2 juin, celui qui lançait un cri de colère, allumait un drapeau américain, donnait de l’eau ou lançait une pierre pouvait bien être noir, ocre, beige, rose ou blanc. Il avait l’universel à l’épiderme. L’unité ne se fait pas dans un espace de reconnaissance publique, elle se fait à partir des gestes polémiques. Des gestes qui ne sont pas des injonctions à se rallier, mais des invitations à déborder.

3/Il y a le piège de l’horizon dans lequel on voudrait nous enfermer. Notre premier instinct est de vengeance et il donne bien du souffle. On veut que le salopard paye, que la bavure soit requalifiée comme un meurtre. Il faudrait être tordu pour ne pas se réjouir de savoir Derek Chauvin à l’ombre pour le restant de ses jours. Mais s’arrêter sur cette pensée, c’est tomber dans la distinction des policiers qui répriment et de ceux qui protègent. Une pancarte demandait justement le soir du 2 juin « où sont les bons flics pendant que les mauvais assassinent ». L’horizon d’abolir la police est le seul sur lequel nous devons nous orienter. La sanctionner, la surveiller, la désarmer ne suffira jamais. Seul est désirable un monde dans lequel on ira voir la police au musée de l’humanité. Pour cela, la réparation de la justice n’est qu’une compensation, ce sont nos corps qu’il faut réparer. Nous avons besoin de corps aux aguets, pressentant les conflits, prêts à se battre, sachant raccommoder. Nous avons besoin de corps élargis.

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