« Madame, c’est quand qu’on va profiter de la vie ? »

Retour en classe avec Nathalie Quintane

Nathalie Quintane - paru dans lundimatin#245, le 2 juin 2020

Ils sont dix à leur petite table, bien espacée. Une fille, déjà grande en cinquième, ne sait pas comment mettre ses jambes (entortillées, un pied plié vers la gauche, l’autre vers la droite, cuisses coincées sous le plateau). C’est la première fois que je m’aperçois à quel point le plateau de ces tables, isolées, loin comme ça l’une de l’autre, est petit — à peine de quoi loger un livre à cheval sur un cahier et une trousse ; un coup de coude et tout valdingue. Mais tout ne valdinguera pas : ils sont bien sages, comme frappés de paralysie par le masque.

J’ai une heure pour dégeler ce qui peut l’être, fur et mesure. Tâte le terrain. Yvain ?… Yvain ça vous dit quelque chose ? Yvain le chevalier ? Le lion ? Un peu ? Non ? Le début ? Il y a de………… l’eau ! Il y a de l’eau. Non ? Une fille lève la main. Elle se met à débiter dans le détail à toutes blindes le début du roman, le cousin Calogrenant la fontaine chaude et froide les émeraudes le grand pin la tempête, tout.
— Alors, les autres ? Vous m’avez envoyé des choses, pourtant, depuis chez vous…
Pétrifiés.
— Vous vous rappelez un petit peu, oui ?
Pétrifiés.
— Vous savez (je réfléchis tout en parlant), peu importe si vous avez envoyé une chose, ou deux choses, ou si vous avez fait tout le travail, l’important, c’était de me faire signe, parce que si vous ne faites aucun signe, on s’inquiète pour vous, le problème, c’est pas le travail, c’est juste que si vous faites un signe, on se dit ah ça va, il est là, elle est là ; vous comprenez ?
Silence.
Un doigt :
— Moi, madame, en fait, si y a mon chat qui passe, je le regarde. Voilà, je le regarde. J’ai du mal à me concentrer chez moi.
Je tente la relance — d’autres aussi ont du mal à se concentrer ? Vous faites comment ? etc.
Ça démarre mou.
Je leur propose un oral à la con : « Je voudrais être un [animal de votre choix] car je pourrais [3 raisons au moins]. Et toi, qui voudrais-tu être ? »
Regards dubitatifs — elle nous prend pour des gosses ou quoi ?
Bonne volonté :
— Je voudrais être un… hamster, car je pourrais stocker de la nourriture.
— Ah, je dis, ça se voit qu’y en a qui ont été confinés y a pas longtemps !
Détente timide, mais générale.
— Et toi, qui voudrais-tu être ?
— Je voudrais être une fourmi, car je pourrais me cacher dans les petits coins.
— Les petits coins ? C’est bien, ça, les petits coins ! Et qu’est-ce que tu pourrais y mettre, en plus, dans les petits coins ?
— Des cadavres ! répond un autre (super, je me dis, ça commence à sortir).
— Des cadavres, cool, c’est un bon truc à mettre dans les petits coins, des cadavres. Ils se marrent. Et toi alors, tu mettrais quoi, dans les petits coins ?
La pro d’Yvain lève la main : de la drogue !
— Très bien, de la drogue.
Brève discussion de connaisseurs sur les drogues légales et illégales.
— Et encore ? je demande.
— De l’argent !
— Eh oui, de l’argent, naturellement.
Un autre, petit blond sympa : des femelles !
Du désir. Enfin. On va éviter pour le moment la correction lexicale, qui ferait retomber la sauce — on tient le bon bout, faut pas le lâcher : des femelles en stock, ça c’est une idée ! On se marre.
— De l’alcool !
— Ok, de l’alcool. Et ç’a toujours été légal, l’alcool ?
La fille qui stocke la nourriture, ça lui dit quelque chose : en Amérique, peut-être…
Petit point de vocabulaire : P ------------------N.
Bien.
— Est-ce que quelqu’un peut récapituler tout ce qu’on trouve dans les petits coins ?
Alors… De la nourriture… des cadavres… de la drogue… de l’argent… des femelles… de l’alcool… des armes… Vous venez de faire le résumé de la civilisation occidentale depuis deux mille ans ! Je me tourne vers le dernier, mal sur sa chaise, près du mur, à ma gauche :
— Et toi, qui voudrais-tu être ?
— Un tardigrade, dit le gamin, parce que ça résiste aux températures extrêmes.
J’accuse le coup — y a toujours un moment, dans un cours, où le réel en armure descend par une bouche et vous met un uppercut.
— Euh… et ça ressemble à quoi, un tardigrade, je relance, pas très inspirée.
— Je sais pas, c’est tout petit, et ça résiste aux températures extrêmes.

Bien, tralalalala, on va peut-être essayer de passer à autre chose. A ce moment, la grande fille aux cuisses coincées lève la main : vous croyez que… y paraît que… vous croyez, vous madame, que le virus, là, il vient d’un laboratoire, et qu’on a fait exprès de le… Je prends le Velleda, bon, je ne sais pas, mais en tout cas, je peux vous dire deux mots sur les virus, et comment ils sautent d’une espèce à l’autre pour trouver un hôte, et comment nous, les humains, on est vraiment des hôtes idéaux pour les virus, vu qu’on se déplace partout et aussi vu qu’il y a de moins en moins d’animaux qui pourraient les véhiculer, ces virus — et je leur explique la puce, le rat, la peste, le circuit, et la biodiversité, rapidement au tableau, et puis je ne sais plus très bien comment, car un cours est un trajet, une promenade pleine de pauses, d’errances dont on ne connaît jamais d’avance le nom ni le vrai but — le contraire, en somme, d’un programme à asséner d’office, même si ce pays, plus que ce programme, vous, prof, vous l’avez déjà parcouru, et que vous savez à peu près ce que recèlent ses petits coins —, je ne sais plus très bien comment, donc, j’en viens à leur parler des larmes, du don des larmes, et que c’était très bien vu, au Moyen-Age, de pleurer, pour les hommes comme pour les femmes, ce n’était absolument pas considéré comme une faiblesse, et vous, les garçons, on vous fait des remarques quand vous pleurez ? Un, deux, trois, quatre… pas de remarques… un, deux… si, quand même des remarques : eh bien, il n’y a pas si longtemps, tous les garçons aurait eu interdiction de pleurer… On est en train de changer d’époque, de ce côté, vous voyez, et ce qui est valorisé aujourd’hui ne l’était pas toujours au Moyen-Age ; par exemple, au Moyen-Age, le travail était très très mal vu — l’heure tourne et je n’aurai pas le temps d’écrire travail-tripalium-torture au tableau, ce sera pour la prochaine fois, je me dis, de même que la mort de la belle Aude, Elle perd sa couleur, elle tombe aux pieds de Charlemagne, Elle est morte sur le champ. Que Dieu ait pitié de son âme ! Les barons français en pleurent et la plaignent. Un doigt :
— Mais madame, finalement, c’est quand qu’on va profiter de la vie ?
Je botte en touche — pas le temps, là, trop énorme, on en reparlera et puis ça-va-sonner. Ils se lèvent : à la semaine prochaine, les enfants !

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