MACRON-COMA

(expérience de mort imminente)
Olivier Long

paru dans lundimatin#335, le 21 avril 2022

Ce jeudi 14 avril, un escadron de voltigeurs à motos et à matraques -tout de noir vêtu façon caravane de la mort- remonte en paradant les trottoirs du Boulevard Saint Michel. On est à quelques mètres de l’endroit où les motards de Chirac ont assassiné Malik Houssekine, quarante ans plus tôt. En ce moment l’histoire bute sur ses fantômes, bégaie, aux confins du coma.

Ce jour j’ai rendez-vous avec des collègues enseignants place de la Sorbonne parce qu’on ne comprend pas trop ce qui se passe. Un groupe d’étudiant.es est enfermé dans une aile de la vieille Sorbonne, à l’étage.

On nous a dit qu’une AG est prévue à 15 heures dans un amphi pour discuter de la situation et pourquoi pas de l’élection en cours. Mais ce débat n’est visiblement pas possible parce la police empêche toute entrée comme toute sortie. On apprend aussi que la préfecture, qui a le sens de la proportionnalité, a fait fermer toutes les facs de Paris, et peut-être bientôt de France, jusqu’à la ré-élection de l’Empereur. Avec le préfet Lallement, on est dans l’injonction nazifiante : « Entre les deux tours des élections, quinze jours durant, les professeurs, les gitans, les musulmans et les juifs sont priés de rester chez eux ! »

C’est trop dangereux. Il faut empêcher toute rencontre, toute discussion, toute mobilisation qui pourrait priver l’empereur d’un triomphe éclatant. Quelques étudiants bouclés dans un amphi paniquent donc la macronie au plus haut niveau. Et s’ils faisaient dérailler l’érection présidentielle ?Gros fiasco. Depuis longtemps ce gouvernement organise le chaos dans les facs en mode communication poutinienne : « c’est la faute des islamo-gauchistes ! ».

Mais l’empereur est comme ça : vous le privez de triomphe, il vous prive de diplôme. Donnant-donnant, le chantage est devenu une façon ordinaire de gouverner. Ce système pervers rend les gens fous, mais l’empereur aime qu’on soit fou de lui, ça l’excite, ça le rend dingue. Ce dingue ne comprend pas pourquoi les gens qu’il fait bastonner depuis plus de cinq ans ne veulent plus voter pour lui. C’est trop triste. « -Les coups c’était trop bien, non ? ». « -Non ! ». Refus, il perd la tête. Mais ça tombe bien parce qu’il aime perdre la tête, c’est sa passion, sa drogue. Et chaque jour, il se re-shoote de cette dinguerie, depuis cinq ans. Le second mandat sent l’overdose.

Toute une génération a d’abord pris la machine infernale Parcoursup dans le visage. Un modèle de sadisme administratif, une machine à fabriquer des angoissés professionnels. Blanquer est à la manœuvre, C’est La Colonie pénitentiaire de Kafka, une machine d’un tout nouveau genre grave la sentence d’orientation dans la chair des condamnés : sang, hurlements. Puis il y a eu les nouveaux parcours d’options au lycée, les classes explosées, les copains qu’on perd, les orientations qu’on doit choisir à la Va-vite à un âge où ça fait du bien de n’avoir envie de rien.

Ensuite les jeunes ont été confinés. Là c’est une production industrielle d’Hikikomori qu’on expérimente sur toute une génération. Il y a la porte de la chambre fermée, le grand retrait du monde, les relations en ligne, les amis virtuels comme seul contact, les repas qu’on prend trop vite et puis qu’on néglige finalement. Il y a le corps qui maigrit, le regard perdu qui ne croise plus aucun visage, l’inextricable devient un chemin. « -Je vais bien papa, rassure-toi, je vais bien... » me lance un regard perdu. Les parents désespérés assistent à la mort lente de leurs enfants. L’absence de vie sociale sur une longue durée à un âge crucial de leur développement, au moment où les relations structurent le rapport à l’autre et au monde détruit des vies rythmées par l’absurdité des cours en ligne. ceux-ci s’enchaînent en tâche de fond, comme un bruit. On ne pourra pas dire qu’on aura rompu la « continuité pédagogique ». Nous voilà rassurés. Mais plus personne n’écoute, plus personne ne s’écoute. S’ensuit une augmentation sans précédent du nombre de suicides et de dépressions. Un système de soins débordé. La psychiatrie de proximité coûte trop cher, elle été ruinée depuis dix ans. On a simplement suivi l’avis des consultants. Il y aussi la baisses des APL, les repas qui sautent, les files d’attente de l’aide alimentaire et l’augmentation sans précédent de la misère étudiante...

Pour sauver les plus âgés, les jeunes ont payé le prix fort, et pour les remercier, les plus de 70 ans, -ceux du moins qui ont une retraite et qui ont pu souvent se constituer un patrimoine sécurisant (maison, maison secondaire, capital, assurance vie, etc...) votent en grande majorité pour deux candidats qui ne proposent rien pour la jeunesse, rien pour la justice sociale, rien pour le climat, rien pour l’avenir. Cela ressemble à un gros doigt d’honneur fait au devenir d’une génération toute entière. Les quelques privilégiés qui touchent cinq milles Euros de retraite par mois, paradent au club house dès dix heures du matin, jouent au golf toute la journée pour voter Macron ou Lepen ensuite. Toute une jeunesse se prend ce vote de remerciement dans la face.

Et maintenant, on ajoute une angoisse supplémentaire : le règne de l’extrême centre doit s’imposer pour que les affaires tournent. Mc Kinsey l’a dit. Les jeunes sont sommés de choisir entre Hitler et Margaret Thatcher, entre le fascisme et l’illibéralisme, entre le presque-fascisme et la presque-démocratie. Choisissez bien votre tortionnaire : la baignoire ou la gégène ? Au choix, c’est ça la liberté !

Quand il n’y a plus de sentiment transgénérationnel dans une société, c’est la condition de la survie même de cette société qui est en jeu, alors quelques un.es sont aux fenêtres de la vieille Sorbonne. Des centaines d’autres les ont rejoints et crient qu’ils vivent dans l’impossible. Les jeunes veulent vivre. Quelle drôle d’idée !

Le préfet est un tatillon : remontée obligatoire du cortège sur le trottoir, histoire de prouver qu’on se tient sage. C’est devenu une habitude : la police encercle les manifestants, les force à passer derrière un ruban. C’est une sorte de frontière invisible et secrète que la préfecture de police seule connaît. « -Reculez, là, non pas là, plus loin, reculez encore un peu ». Quand les corps sont disciplinés, dressés, les voix se taisent, les slogans s’éteignent. Mais ça ne va pas assez vite au goût des CRS, alors ils poussent avec les boucliers.

Donc ça pousse. Soudain ça charge aussi et ça entrave les corps ; me voilà projeté, à terre. Maintien de l’ordre à la française. Je me relève, retombe, relève, retombe, puis je sens que je pars sur le côté. Ça penche, comme on s’endort. On me saisit, je m’envole.

Un type me demande de serrer sa main. Mes doigts ne répondent pas. J’ai chaud. Un autre prend mon pouls. Je pars. Mais tout ça se passe très loin de moi, ce n’est pas de moi qu’on parle et ce n’est pas moi non plus qui répond. L’un dit : « -Son cœur bat très vite ! » puis : « -Attendez je ne sens plus rien ». Ensuite la voix panique « Il ne respire plus ? ». On me touche le ventre. « -On appelle les pompiers chef ? »

Un énorme ventilateur souffle une douce brise de chaleur depuis le ciel jaune : le vent du Sahara m’aspire. Tout en bas, les bleus s’affairent autour de moi. On traîne un corps vers l’escalier de l’ancienne Sorbonne, derrière les lignes, en retrait de la foule étudiante, que je vois maintenant comme une immense fourmilière agitée par le vent. Le corps retombe au sol. Une voix dit que je suis lourd à porter. Ils reprennent leur souffle et déposent le corps contre un mur de pierre jaune (l’ancienne Sorbonne ?). « -Ouvre les yeux » me dit un regard dur. Un corse. Il porte des lunettes tactiques, comme mes cousins qui chassent les djihadistes dans les déserts du Mali. Mais le sniper semble avoir peur de moi, je parle à voix très basse, les mots ne sortent pas. Pourquoi ne veut-il pas s’approcher ?

Un corps est en train de partir et il ne veut pas être mêlé à ça. Je glisse, j’étouffe. Panique. L’un d’entre eux fouille mon sac. Ils cherchent une pièce d’identité. Il trouve ma carte de prof. Stupeur : « -Il est dans nos fichiers ? ». « -Non ». Je me sens bien mais je repars. Mon âme est aspirée vers le haut par le vent chaud. Le désert, une caravane avance, des spahis montent des dromadaires, képis, capes blanches. Des hommes noirs et nus marchent sous le soleil de plomb à côté d’eux, en file indienne.

Je suis maintenant dans une ambulance. « -Lise ? Qu’est-ce que tu fais là ? ». Lise s’est suicidée lors du premier confinement, c’est une de mes étudiantes. Elle est venue à mes cours six ans durant. C’est une très bonne peintre. elle me regarde en souriant. Les larmes montent. Je chiale. Quand Lise s’est suicidée, elle avait vingt-six ans. On n’a pas pu se dire au-revoir alors je pense à toi Lise. Il y a maintenant un grand noir devant moi. Sur son sweet shirt je peux lire : « Pompiers de Paris ». Il rayonne, magnifique sous son masque blanc. Il me dit : « -Navré je n’ai pas de mouchoir ». Une aiguille s’enfonce dans mon doigt. Prise de sang. Mes yeux se ferment. Le plafonnier s’allume. Grand soleil.

« -Ouvrez les yeux Monsieur, ouvrez les yeux, vous repartez ! ». Je revois Pascale Dubus, ma collègue et amie qui est morte cet automne d’une crise cardiaque. Épuisée par le travail, les amphis bondés, les cours à préparer, les copies à corriger. C’est ce genre d’expérience qu’elle a du vivre, avant de passer de l’autre côté de la lumière.

Ensuite on est à Bamako. C’est en 1942. Au dessus de moi un ventilateur découpe l’air tropical. Moustiquaire blanche, hôpital militaire de Kati, Afrique. « -Qui êtes-vous, avez-vous des papiers d’identité sur vous ? » me demande le pompier. « -Je suis Martin Valli, soldat colonial du régiment d’infanterie colonial mixte sénégalais, envoyé perpétrer la colonisation au Soudan français. Je suis mon grand-père ». Le fleuve Baoulé, la nuit qui tombe, les moustiques. La fièvre monte. Mon foi qui explose : c’est la fièvre jaune. Le corps n’est jamais rentré au village. Tout près des morts, trop proche des vivants, un corps disparu vit maintenant sa vie fantôme.

On est sur la place de mon village en Corse. Les femmes en noir, ma mère a trois ans, sa mère serre dans son poing une lettre envoyée d’Afrique. Elle se roule à terre, demande qu’on l’achève, puis plonge dans la nuit. C’est une signadora (guérisseuse corse) qui fera parler ma mère à nouveau, des années plus tard. Face au vide, sa voix s’était éteinte depuis longtemps. Quand elle a peur, ma mère bégaie. Comme notre époque répète des fantômes.

Toujours l’air chaud du désert, je me sens bien. Le pompier me parle. Je lui demande si c’est lui mon frère d’Afrique. Il sourit. Je reviens lentement à la vie. Il me demande pourquoi je pleure. Je lui parle de Lise de mes étudiant.e.s entre la vie et la mort pendant les confinements, des étudiants qui crèvent de ne pas avoir d’avenir. Et aussi de ma nièce, que sa mère a tenté de tuer pendant les confinements, de ses suicides à répétition. L’HP, la vie qui ne tient qu’à un fil. Il me parle doucement, comme une maman. Il me raconte son pays : la mort, la faim, le ventre qui se tord les nuits sans manger, les suicides là-bas aussi. Il me dit : « -Tout ça il faut oublier. Il y a trop de gens qui comptent sur toi, si tu craques c’est eux qui tombent ». Je pense à mon gosse, mes cinq beaux-enfants. Il y a beaucoup d’amour de douceur, de lumière dans sa voix. Un souffle chaud m’aspire, toujours plus haut.

Cochin. Je ne sais pas trop ce qui m’arrive. On me fait plein d’examens puis je retourne vite en manif. Je reste une heure, puis je rentre chez moi, trop fatigué. Deux heures de train, vingt heures de sommeil ? Sommeil, réveil, sommeil, éveil durant vingt-quatre heures. Je tombe, me relève et retombe. Je ne revois la scène que le lendemain soir. Je dors non-stop mais un souvenir remonte.

Il y a deux ans j’ai rencontré une photographe. Elle a été blessée à l’acte 3 des Gilets jaunes. Après cinq opérations son visage est encore très abîmé. « -Ils m’ont tiré dessus au LBD. L’os malaire a été enfoncé. J’ai eu une levée de corps. » « -C’est quoi une levée de corps ? ». « -Near-death experience, c’est une expérience de mort imminente » me dit-elle. « Tu te vois d’en-haut, expulsé de ton corps ».

Pour elle c’est sa première sortie. Elle est restée enfermée depuis deux ans sans oser quitter son appartement. Elle n’a plus fait de photo depuis. Elle a un plan pour élever des abeilles en Ardèche. C’était avant le premier confinement. Je ne l’ai jamais revue.

Sur le compte rendu d’hospitalisation je lis « Coma/altération de la conscience ». Macron est un coma, il vole les vies, les accapare pour qu’on s’intéresse à lui en occupant les consciences à la manière d’une expérience de mort imminente. Comme Pierre et le loup. Il agite un chiffon rouge : « -L’extrême-droite est là ! -L’extrême-droite est là ! ». Tout le monde accourt, une fois, deux fois... La troisième fois on se fait bouffer par le loup. Visiblement, au vu des sondages et de l’écart abyssal qu’ils révèlent sur les intentions de vote, le capital n’a pas besoin du fascisme... pour l’instant, sinon pour nous faire peur.

Reste le coma : cinq ans d’une vie à l’arrêt pour les jeunes générations, et le réveil qui sera brutal. Macron-coma, sur fond d’Afrique, de crimes coloniaux, les millions de morts, les vies volées, racisées, colonisées, esclavagisées, exterminées qui dorment dans nos têtes et dans nos corps. Ceux-ci parfois nous visitent.

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