Au cinquième mois du second mandat de Trump, les mouvements sociaux ayant marqué les années 2010 nous semblaient un souvenir distant. Le cinquième anniversaire de l’incendie du commissariat de Minneapolis était passé quasiment inaperçu et, dans les semaines qui ont précédé cette date symbolique, des rumeurs de grâce présidentielle pour Derek Chauvin avaient circulé dans les médias. Le rapport de force contre l’administration Trump semblait relégué aux réductions de personnel et aux remaniements budgétaires tandis que les intrigues de palais de l’affaire Musk offraient un ersatz de satisfaction en l’absence de conflictualité réelle. Toutefois, le soulèvement massif des habitants de Los Angeles contre la campagne anti-immigration trumpiste, causée par l’intensification des rafles de l’ICE [1] dans cette Californie progressiste et multiculturelle, a ravivé le sentiment estival de révolte. Et si la « résistance » n’est pas encore d’actualité, la rébellion est de nouveau dans l’air.
Un État en phase avec son temps
Pour saisir l’ampleur du séisme qui s’est produit la semaine dernière [avec le début de la mobilisation populaire contre l’ICE], il nous faut saisir les dynamiques structurelles cachées derrière la mascarade de scandales, facéties, et infinis revirements qui ont animé les cinq premiers mois du second mandat de Trump. Derrière les coupes budgétaires drastiques et les licenciements massifs de la DOGE [2], rassemblé sous la stratégie de « flooding the zone » [que l’on pourrait traduire par la « saturation de l’espace »], des manœuvres décisives au sein de l’exécutif laissent entrevoir un projet bien plus vaste de transformation de l’État.
Il nous faut comprendre ces manœuvres comme les signes avant-coureurs d’un projet de modernisation de l’État fédéral. Si le Capital a depuis bien longtemps évolué et n’assure plus son rôle de reproducteur d’emplois, allant théoriquement de paire avec sa dynamique interne d’accumulation ; l’État américain n’a pas changé depuis le déclin de la Rust Belt [3] et de son capital fixe. Tout l’appareil d’État qui visait à intervenir positivement dans la vie d’une classe ouvrière nationale considérée comme un objet civique de premier ordre, a perduré sans suivre les évolutions du capitalisme américain. Dans cette optique, le DOGE n’est qu’une forme de destruction créatrice et de « réoutillage », d’autant plus appropriée qu’elle s’inspire de l’orientation managériale « move fast and break stuff » (Agir vite et casser des trucs) du développement des technologies financières de pointe de la Silicon Valley.
Si l’enjeu positif de l’État n’est plus d’intégrer massivement la classe ouvrière dans un corps social exploitable, que reste-t-il alors ? On pourrait, bien sûr, répondre en invoquant la vieille orthodoxie wébérienne : « l’État est ce qui détient le monopole de la violence légitime ». Et il est vrai que si l’on regarde plus loin que la confusion produite par la politique d’austérité du DOGE et de l’orientation commerciale menée comme une négociation immobilière, il est clair que, dans les événements récents, une intention se dessine : il s’agit de remodeler le côté disciplinaire et répressif de l’exécutif. Trump et sa clique n’ont certainement pas oublié les leçons du soulèvement George Floyd de 2020, qui fut une démonstration humiliante de l’impuissancedu président républicain et ruina ses efforts pour se faire réélire. Si la Garde nationale a finalement rétabli l’ordre dans vingt-trois États, les partisans de la ligne dure de Trump n’ont jamais pu assouvir leur soif de sang, contrariés par des bureaucrates de carrière tels que le général Mark Milley et le procureur général William Barr, qui avaient refusé d’envoyer l’armée.
Vu sous cet angle, la reconfiguration actuelle de l’appareil répressif américain semble être une manière d’éviter qu’une situation de révolte similaire ne se reproduise. En adéquation avec le contexte contemporain, cette restructuration profonde de l’État et de son exécutif fait partie intégrante de cette vengeance mesquine. Trump a pourvu la majorité des postes clés de l’État à des personnalités médiatiques de second plan, nullement susceptibles d’atténuer la nature antidémocratique du noyau dur de cette administration. Cette restructuration a notamment touché le ministère de la Justice, le FBI et le ministère de la Défense, où les éléments perçus comme « Bidenistes » ont été purgés et où la loyauté du personnel restant est constamment mise à l’épreuve. Issus de l’ère de la guerre contre le terrorisme, le ministère de la sécurité intérieure et avec lui l’ICE, ont toujours été des piliers inébranlables de ce grand projet réactionnaire.
L’ambivalence trumpiste quant à la politique étrangère se combine à l’adhésion supposée des classes populaires blanches et revanchardes aux politiques anti-immigration, il n’est dès lors pas surprenant que ce monopole de la violence soit dirigé vers la population immigrante et se révèle dans toute sa mesquinerie. Si les prolétaires ne doivent plus nécessairement être aussi des citoyens, il s’ensuit que, pour la masse des immigrants d’Amérique latine qui sont arrivés après les restructurations des années 1970, il n’y aura pas d’intégration possible du même type que celle qui a suivi les vagues d’immigration des prolétaires européens. La suppression massive d’emplois trouve son équivalence politique dans la déportation de masse.
Construire le mur
L’analyse esquissée ci-dessous ne néglige pas les contingences et les particularités de l’histoire et des politiques états-uniennes qui seraient nécessaires pour une étude plus fine de l’appareil contemporain de déportation et de sa stratégie à long terme. L’objectif de cet article est de démontrer que ce qui apparaît pour beaucoup comme un simple débat politique est une transformation plus large de la manière dont l’État compose et gère sa réserve nationale de force de travail. La reproduction du prolétariat à notre époque a fait l’objet d’une profonde restructuration qui l’éloigne de plus en plus de la dynamique d’accumulation du capital. Cette tendance générale est cruciale pour expliquer en quoi la lutte contre l’immigration qui prend forme aujourd’hui a tiré ses contours de la séquence Black Lives Matter, plutôt que de mouvements politiques progressistes en faveur de l’assimilation et de la légalisation des immigrants, ayant émergés avant et pendant la précédente crise financière mondiale [de 2008] autour de la question d’une « réforme globale de l’immigration » .
Bien que la mise en lumière de la continuité entre les politiques de déportation d’Obama, de Trump et de Biden soit devenue une sorte de refrain gauchiste, on a moins prêté attention à ce que révèlent exactement les spécificités des logiques spatiales et juridiques de leur application. En analysant comparativement les arrestations à l’intérieur du territoire et celles menées à la frontière, on peut discerner une logique plus profonde, qui n’est pas relative aux orientations des différents partis politiques au pouvoir. A l’heure du déclin du projet de « réforme globale de l’immigration », qui s’inscrivait dans le cadre de l’explosion de la financiarisation du logement et de la construction de la première moitié des années 2000, le ralentissement brutal du marché du travail avec la crise financière mondiale de 2007-2008 a coïncidé avec l’intensification d’une machine de déportation intérieure sous l’administration Obama, qui prend désormais une nouvelle tournure.
Les flux migratoires entre le Mexique et les USA du siècle dernier se caractérisaient généralement par la saisonnalité et la flexibilité des déplacements à travers la frontière. À l’inverse, la politique migratoire de l’administration Obama, soutenue par l’afflux de fonds alloués au ministère de la sécurité intérieure dans les premières années de la guerre contre le terrorisme, était fondée sur une dynamique d’expulsion permanente de la classe ouvrière transnationale par le biais de procédures formelles (plutôt que volontaires), ce qui limitait considérablement les possibilités de retour des migrants aux États-Unis. L’exploitation transfrontalière de la main-d’œuvre étant fermement établie par l’ALENA [Accord de libre-échange nord-américain] et par les reconfigurations conséquentes de la chaîne d’approvisionnement, une frontière poreuse capable d’absorber et d’expulser la main-d’œuvre migrante avec souplesse est de moins en moins nécessaire pour le capital américain.
Au moment où le marché du travail s’est redressé au milieu des années 2010, les arrestations à l’intérieur du pays ont diminué tandis que les arrestations à la frontière ont fortement augmenté. Le capital disposait de la main-d’œuvre stable dont il avait besoin aux Etats-Unis, mais les perspectives d’accumulation à long terme exigeaient une étanchéité de la classe ouvrière nationale vis-à-vis des flux migratoires. Une frontière physique et rigide comme délimitation du territoire national, suppléée d’une frontière virtuelle à l’intérieur du pays, sont devenues les structures centrales autour desquelles la machine de déportation a pu manifester son « maintien de l’ordre publique ». Le slogan de Trump dans sa campagne de 2016, « Build the Wall », était moins une réplique à une politique démocrate trop laxiste qu’une cooptation aux pratiques existantes.
Pourtant, le régime d’expulsion de la première administration Trump n’a entraîné que de modestes résultats, n’approchant même pas les sommets atteints entre 2008 et 2011. Bien que les raisons soient complexes et que le manque d’expertise bureaucratique de l’administration ait joué un rôle important, on peut supposer que la reprise du marché du travail, déjà amorcée sous Obama à la fin de son deuxième mandat, fut le facteur déterminant de la stagnation des expulsions. Si le déclin précipité des niveaux de migration durant la pandémie a permis à Biden de baisser de façon importante le nombre total d’arrestations, la reprise du régime d’expulsion axé sur les actions aux frontières a repris pour de bon en 2024. Ici encore, nous observons le schéma selon lequel Trump ne fait qu’articuler de façon explicite sur le plan politique, comme une « tâche historique », le maintien de l’ordre technocratique aux frontières, qui préexiste à ses mandats.
En résumé, le second mandat de Trump représente la poursuite et l’aboutissement d’un certain horizon. Un examen plus approfondi des changements intervenus à l’intérieur et aux frontières au cours des derniers mois révèle que la discipline et la militarisation des frontières s’étendent de plus en plus à l’intérieur du pays. Avec les rafles sur les lieux de travail et dans les quartiers qui ont commencé sérieusement en mai – l’objectif étant de procéder à 3 000 arrestations par jour – la violence statique à la frontière s’est spectaculairement retournée vers l’intérieur du pays. Considérée comme extérieure et remplaçable par le capital, la discipline d’une force de travail aux mains de l’État trouve maintenant sa forme adéquate dans le déchaînement de l’appareil total du monopole de l’État sur la violence dans les zones de travail formelles et informelles qui parsèment la métropole.
72 heures à Los Angeles
Nul besoin de décrire les détails des différentes méthodes empruntées par Trump pendant les cent premiers jours de son second mandat pour atteindre son but, la déportation massive. Il suffit de dire qu’avant les récentes descentes offensives dans la métropole dirigée par les démocrates, les opérations oscillaient entre le spectacle et les paris lancés pour provoquer des contestations juridiques (l’affaire CECOT, la fin du droit du sang par décret, etc.) Une dynamique similaire à celle de son premier mandat semblait se mettre en place – de soudaines avancées conduisant à de prompts reculs.
La dernière descente à Los Angeles a inversé la tendance. Plutôt que de battre en retraite, le dispositif de déportation s’est enfoncé dans la vie quotidienne. Les descentes de police et les enlèvements se produisent au hasard, en fonction de l’informalité et de la dispersion de la main-d’œuvre immigrée dans la métropole. Le 5 juin, les forces policières et fédérales ont constitué un groupe conjoint composé du DHS, du FBI, de la DEA et de l’ATF et se sont rapidement dotées d’une aile militaire officielle en incluant de 700 soldats de la Garde nationale californienne. Quelques jours plus tard, alors que la résistance s’intensifiait, le mouvement répressif a fini par inclure 4 000 soldats de la garde nationale, avec 700 Marines cachés, s’entraînant au maintien de l’ordre dans les terrains de football situés à l’extérieur du centre-ville.
Comme pour chaque mesure stratégique prise pendant les mandats de Trump, la clarté de ces mesures s’est rapidement transformée en chaos. Pour commencer à comprendre de manière plus précise ce qui se joue politiquement et cerner la direction que pourrait prendre ce mouvement, cela vaut la peine d’examiner de près ce qu’il s’est passé dans les premières 72 heures à Los Angeles.
La descente de l’ICE à Los Angeles a commencé doucement, une semaine avant les révoltes, ils ont interpellé et embarqué des migrants qui se rendaient à des audiences de routine. Les contentieux qui ont marqué le passage de mai à juin (à Chicago, San Diego et Minneapolis) se sont avérés être un signe avant-coureur des révoltes et de la répression qui ont suivi.
L’invasion menée par les fédéraux a vraiment commencé à partir du 5 juin. L’ICE et les autres agences ont lancé une série d’assauts surprises dans les lieux stratégiques de la ville : à 9 heures du matin, ils ont commencé par entourer un Home Depot (chaine de magasins de bricolage) au niveau de Westlake, magasin où la proportion de travailleurs immigrés est particulièrement élevée. L’information a rapidement tourné sur les réseaux de la communauté latino-américaine et leurs soutiens, mais même en se précipitant pour se rendre sur place, tenter d’arrêter l’intervention, ils sont arrivés trop tard.
Ces assauts ont continué et les révoltes aussi. Vers 11 heures, l’ICE a débarqué avec deux mandats sur deux sites d’Ambiance Apparel, une usine de vêtement dans le quartier de la mode « Fashion District », l’industrie du textile dépendant presque entièrement du travail des immigrés latinos. Peu après, plusieurs centaines de manifestants sont arrivés sur place pour encercler les entrées des deux sites, l’un étant un magasin au milieu du quartier et l’autre un entrepôt vers la LA River.
Ces confrontations sont le symptôme de la réapparition de la dynamique spatiale des conflits qui marquait l’un des moments les plus intéressant lors des soulèvements pour George Floyd. Au lieu de prendre place dans les centres-villes vides, les assauts ont donné lieu à une zone de conflit au sein des banlieues industrielles et des plateformes logistiques qui constituent la réalité matérielle de Los Angeles.
Alors que les fédéraux détenaient des employés au sein du magasin à Fashion District, des foules de militants sont venues leur faire face. Au niveau de l’entrepôt, l’ICE remplissait ses véhicules de travailleurs pendant que les manifestants essayaient de s’y opposer malgré la confusion, jusqu’à l’arrestation du président du SEIU (Service Employees International Union), David Huerta.
Ces foules rassemblaient des activistes aguerris, des travailleurs voisins, des passants, des membres de la famille des détenus, des représentants de la machine politique locale et des jeunes latinos de la classe ouvrière. La composition hétéroclite de ce groupe peut alors expliquer sa désorganisation, la seule coordination a été confuse et tardive : les manifestants ayant compris la nécessité d’un effort coordonné ont hésité entre le rôle de témoins et de garants des droits légaux, et les tentatives concrètes de bloquer la tentative de détention.
Au niveau de l’entrepôt, la DHS (Department of Homeland Security) a pu partir sans faire face à aucune résistance en prenant une sortie qui n’était pas défendue. Si ce n’est la volonté d’inculper moralement la police locale qui empêchait la foule d’accéder à l’entrepôt, aucune stratégie de défense sensée n’a été établie. Étant donné que ces assauts continueront, la conscience et la connaissance de l’espace où la résistance prendra lieu sont primordiales.
De par sa localisation dans le Fashion District, l’assaut de la boutique a mené à une confrontation entre la foule et les fédéraux beaucoup plus intense et beaucoup plus longue. Seules des mesures extrêmes prises par la DHS et le FBI ont permis aux véhicules de l’ICE de partir.
Bien que les exigences tactiques de ces assauts priorisent une confrontation en bonne et due forme avec l’État, elles posent aussi des questions qui ne peuvent que conduire aux premières fissures dans le « plafond de verre » de la production. Quelle est la nature de ces espaces de travail et de stockage de marchandises vers lesquels la communauté des travailleurs « extérieurs » est mobilisée ? Comment défendre le lieu de travail et ses travailleurs contre les attaques de l’État ? Comment réfléchir à sa situation propre de travailleur quand notre lieu de travail lui-même est devenu un espace de contestation publique ? Ces questions clés constituent le cœur du mouvement visant à mettre en place des mesures communistes et sont déjà en jeu dans chaque descente sur un lieu de travail.
L’étape suivante de la lutte a suivi le chemin de la machine à expulser : quelques heures plus tard, les très nombreux manifestants se sont rejoints lors d’un rassemblement appelé par la SEIU, devant le centre de détention fédéral (FDC), à quelques kilomètres au nord des lieux ayant subit une descente, là où étaient détenus les travailleurs. Les 500 personnes réunies montraient des objectifs et des tactiques politiques variés : il y avait des membres de certains groupes communautaires, de syndicats et d’organisations à but non-lucratif. Certains ont proposé un « sit-down » comme forme de résistance, mettant en garde contre le danger de se faire arrêter sur une zone fédérale. D’autres manifestants ont proposé des solutions plus radicales : bloquer les entrées du centre de détention en faisant une chaîne humaine, ou avec des pièces de voitures, des chaises, des scooters, des cônes de signalisation et tout ce qui était disponible dans les environs.
Le statut de Los Angeles en tant que « sanctuary city » (littéralement, ville sanctuaire) a créé une confusion tactique et politique vis-à-vis de l’État, ce qui a prolongé les confrontations pendant plusieurs heures. La police locale (LAPD) est surtout restée à distance pendant que lE DHS balançait des grenades aveuglantes, tirait avec des armes non-létales et gazait les manifestants. Ces violences ont poussé les plus passifs à quitter les lieux, plus d’une centaine d’autres ont tenu bon en détruisant la guérite en face du parking et en jettant des morceaux de béton sur la police. Les manifestants ont tenu jusqu’à ce que la police locale finisse par les disperser. Mais la nuit ne s’est pas arrêtée là.
Vers 21h, une information concernant une présence de hordes de fédéraux accompagnées d’une douzaine de véhicules (HSI, FBI, ICE) proche d’un parking près de Chinatown. Les manifestants se sont dépêchés et un nouveau face-à-face a commencé, ils ont essayé de bloquer physiquement les véhicules, de rentrer dans le parking, ce qui a poussé le FBI à déployer des canons à ondes sonores et les projecteurs éblouissants présents dans leurs deux véhicules massivement armés. Escortés par les tanks et les agents surarmés, les véhicules du gouvernement ont finalement pu sortir du parking et quitter les lieux. Un nouvel indicateur de la lutte est entré dans le domaine de l’imaginable : la machine à expulser peut-être mise à l’arrêt (ce qui continuera à se produire au cours de la semaine).
Le samedi matin, un nouvel assaut de l’ICE a lieu : ils ont à nouveau rendu visite à un Home Depot dans la ville de Paramount dont la communauté est majoritairement ouvrière et issue de l’immigration d’Amérique latine, qui vit dans ses banlieues. C’est là qu’il s’est passé l’un des conflits les plus importants et impressionnants depuis les émeutes de Fergusson et, plus tard, George Floyd, ce conflit a duré jusqu’au lendemain matin. L’architecture faite pour les voitures des USA (et donc de LA) est souvent vue comme un frein à l’insurrection, mais les luttes au sud-est de Los Angeles ont montré comment la réappropriation de cette architecture, de sorte à bloquer la circulation, peut constituer un véritable frein pour les fédéraux, devenant alors une manière efficace de se révolter.
Le dimanche, il était clair que le centre de détention fédéral allait se militariser étant donné que l’affaire se transposait politiquement en passant d’une dimension étatique (au sens régionale) à une dimension fédérale : elle ne touchait plus uniquement les fonctionnaires de la ville mais l’administration Trump. Une manifestation de plus de dix mille personnes devant l’hôtel de ville a émergé, tout en se déployant au-delà de la zone de rassemblement de sorte à permettre des prises de parole du PSL (Party for Socialism and Liberation) et d’autres camarades de la coalition, mais ce toujours autour du centre de détention. La Garde Nationale a tenté de repousser les petits groupes de manifestants qui bloquaient l’entrée du garage mais la LAPD a rapidement prit le relais.
Cherchant probablement à dissiper les allégations de l’administration de Trump affirmant que l’insurrection avait épuisé la capacité de la ville à se défendre, les forces de l’ordre locales ont reçu le feu vert pour en finir de manière plus violente avec les manifestants. La journée s’est alors annoncée comme une immense émeute avec des groupes de plusieurs centaines de personnes, défiant la police dans différents quartiers, tous traversés par l’autoroute 101. S’il y a longtemps eu une distinction entre les anarchistes confirmés et les manifestants pacifistes, représentée par la séparation entre la masse et le black-bloc, le comportement de la foule ce jour-là a complètement retourné cette dichotomie.
Si le terrain a permis une prise de conscience tactique et spatiale, c’est parce qu’il offrait des objectifs clairs. C’est là qu’ils font entrer et sortir les gens, c’est un endroit au cœur de la machine de déportation, sans lui, l’étape suivante ne peut avoir lieu et la précédente ne peut compter. La large diffusion de la conscience de la rue et de qui est véritablement l’ennemi relève des mouvements collectifs menés pour George Floyd en 2020 ainsi que ceux menés en solidarité avec la Palestine. Mais contrairement aux soulèvements pour George Floyd qui ont eu lieu au pic de la distanciation sociale, il y a eu ici la possibilité d’une coordination ad hoc : les activistes et les révolutionnaires se sont unis et se sont déplacés en faisant bloc avec la classe de travailleurs, composée surtout de jeunes latinos dont la vie était directement menacée.
La tâche d’un véritable sanctuaire
A l’heure où nous écrivons ces lignes, une semaine s’est écoulée depuis le début de l’incursion fédérale à Los Angeles. Les raids se poursuivent à un rythme soutenu, sans autre logique apparente que celle de l’opportunisme. Les stations de lavage de voitures, les parkings de Home Depot, les entreprises de transport et les églises sont tous des cibles de choix dans une tentative de détruire matériellement la politique de « ville sanctuaire ». Bien qu’il reste à voir dans quelle mesure le parti démocrate est désireux ou même capable de faire face à la situation, pour l’administration Trump, tout ce qui n’est pas un soutien matériel direct et ouvert aux opérations de déportation de masse fait partie de l’insurrection. Il ne faut pas écarter la possibilité réelle d’une rupture constitutionnelle spectaculaire, en particulier si le gouvernement fédéral tient sa promesse de mener la guerre aux villes sanctuaires dans d’autres états.
Il ne nous appartient pas d’imaginer les stratégies qui permettraient au parti de l’ordre de repousser le déluge. Il s’agit plutôt de déterminer, au jour le jour, quelles tâches nécessaires sont assignées, quelles forces de créativité, de détermination et de solidarité sont mises en avant, et quelles formes d’action apparaissent aujourd’hui évidentes pour tous. D’ores et déjà, au-delà des rassemblements et des échauffourées du centre-ville, une pratique auto-organisée de manifestations nocturnes devant les hôtels suspectés d’accueillir des agents du DHS a vu le jour. Au moment même où les batailles avec la police de Los Angeles ont éclaté dimanche, les manifestants de Pasadena ont réussi à chasser les agents de l’ICE de l’hôtel. En plus de ces efforts en surface, des militants se sont organisés pour attaquer clandestinement les outils de la machine de déportation dans plusieurs parkings.
La prochaine étape nécessitera l’extension réelle d’une infrastructure de défense quotidienne. Les bases sont évidentes : elles se trouvent partout où les travailleurs immigrés se rassemblent au grand jour, et sont à tout moment la proie des ratissages du DHS. La tâche immédiate est de construire des zones de sanctuaire réelles à travers la métropole tentaculaire, d’aller vers les travailleurs et de présenter clairement la construction naissante d’un lien réel, de fraterniser et de commencer à dissoudre les différences sociologiques qui composeraient cette lutte comme si elle était faite d’alliés d’un côté et de personnes à risques de l’autre.
L’existence de ces zones de défense dispersées, si elles sont poursuivies jusqu’au bout face à un ennemi qui n’a pas encore reculé, constitue un début de réponse à une question qui n’a pas encore été posée. Dans leur reproduction, leur croissance et leur transformation quotidiennes, elles nous poussent à imaginer la création d’une véritable communauté humaine – le communisme – comme une tâche de plus en plus évidente pour tous les acteurs, réductible aux problèmes concrets et aux reconfigurations du terrain et de la vie quotidienne.
Victor Artola
Cet article, traduit pas nos soins, a d’abord paru chez nos amis de Ill Will