Littérature

« Grâce à ses jumelles il savait quel type de robe portait la femme du vingt-septième étage, quinzième rangée, ce que mangeaient les enfants du seizième, onzième rangée, et combien de fois par semaine le gros célibataire du vingt-deuxième (huitième rangée) regardait des films interdits en version piratée. Il ne se sentait pas l’âme d’un voyeur : il n’y avait simplement rien d’autre à regarder. »

paru dans lundimatin#22, le 10 mai 2015

FDX467

COUPABLE ENFILA SON T-SHIRT ORANGE ET SE DIRIGEA VERS LE BALCON. Il posa le téléphone sans fil sur la table basse, s’installa sur la chaise, et observa son seul vis-à-vis : l’immeuble d’en face, absolument identique au sien. Grâce à ses jumelles il savait quel type de robe portait la femme du vingt-septième étage, quinzième rangée, ce que mangeaient les enfants du seizième, onzième rangée, et combien de fois par semaine le gros célibataire du vingt-deuxième (huitième rangée) regardait des films interdits en version piratée. Il ne se sentait pas l’âme d’un voyeur : il n’y avait simplement rien d’autre à regarder. En ce lundi d’avril, les balcons étaient tous vides. Cette constatation, pourtant peu surprenante, l’emplit de déshonneur. Il reposa les jumelles et se concentra sur sa seringue électronique, qu’il avait achetée trois jours plus tôt, après plusieurs semaines d’hésitation. Pendant tout ce temps il s’était servi du Produit comme d’une béquille, lorsque la précarité de son existence se faisait trop pesante. Mais lorsque son subconscient daignait lui ouvrir ses portes, il réalisait que la seringue symbolisait sa peur de la vie, son envie de mort. Bien sûr il ne voulait pas ressentir ce désir morbide, mais n’était-ce pas là une tentative de faire face à son fragile destin ? Après avoir été obsédé par cette question pendant près d’un mois, il avait pris sa décision le vendredi précédent, en sortant de l’Agence d’Aide aux Clones. « Ne réfléchis pas, avait-il pensé. Fonce, achète-la, tu verras bien. » Durant le week-end il ne s’était piqué qu’à l’aide de ce simulacre, mais en ce début de semaine, tous ces efforts lui parurent vains. « Un jour ou l’autre, je replongerai. » L’inéluctabilité de ce constat lui sembla aussi évidente que celle du coup de fil qu’il était sur le point de passer : pas de travail pour vous, monsieur Coupable. Veuillez rappeler dans quelques jours.

Le soleil commençait à pointer par-dessus le toit de l’immeuble et à en éclairer la cour. « Tout ne va pas si mal, se rassura-t-il. Tant que le soleil se lèvera, tout ne sera pas perdu. » Il avait failli perdre espoir, au cours de ces longs mois d’essai. Il avait lutté chaque jour pour ne pas penser à Lablonde, ne pas voir son visage sur chaque passant, ne pas entendre sa voix l’appeler, lorsqu’il faisait ses courses au supermarché. Deux mois déjà. En combien de temps ce genre de plaies cicatrisaient-elles ? La semaine précédente, il avait téléchargé un film où un jeune homme en consolait un autre, qui pensait toujours à une fille avec laquelle il avait rompu « depuis six mois ». Coupable en avait lâché sa seringue. Six mois ? Il avait tenté de se convaincre que ce n’était qu’un film, mais sa raison avait pris le dessus : cette fiction se voulait réaliste, et ses scénaristes s’étaient sûrement inspirés d’événements réels. Si, dans ce moment dramatique, ils avaient choisi de parler de « six mois », cela signifiait que vingt-quatre semaines de pleurs représentaient, pour l’être humain, une période acceptable de deuil. était-il donc condamné à souffrir jusqu’à la fin de ses jours ? Il regarda à nouveau sa seringue high-tech, et soupira. Sa conseillère lui avait défendu de s’auto-diagnostiquer. Facile à dire. Chaque fois qu’il croyait avoir passé un cap, un nouvel obstacle jetait sa ligne dans l’océan de la souffrance et ramenait à la surface une prise inattendue. La dernière pêche d’envergure avait eu lieu deux semaines plus tôt, lorsqu’il avait croisé Larousse, la successeuse de son ex-femme, à cinq minutes de chez lui. Prise de court, et imaginant sans doute qu’il était passé à autre chose, elle avait cru opportun de lui demander s’il voyait à nouveau quelqu’un. Il s’était retenu de la frapper. Larousse était rousse, mais en dehors de cela, tout en elle évoquait Lablonde. La regarder ainsi, neuve, sûre d’elle, pleine de vie, avait été un grand supplice. Il l’avait écoutée en s’imaginant la coucher sur le ventre sur son bureau de secrétaire, relever sa jupe et baisser sa culotte, sans aucun préliminaire. Il avait pris congé en se forçant à sourire, prétextant un retard à un important rendez- vous.

Quatorze heures deux. Il posa ses jumelles sur le carrelage du balcon, s’injecta une dose, et composa le numéro de l’Agence. Il croisa les doigts. Ses économies étaient presque épuisées. Rien depuis le chantier. Trois mois à regarder les balcons, les antennes satellite, les variations de couleur des robes de la femme du vingt-septième.
« Bonjour, ici Patrice Coupable. Auriez-vous une mission pour cette semaine ?
— Matricule ?
— FDX467.
— Un instant s’il-vous-plait. »
Une musique électronique familière remplaça la voix de sa conseillère.
En attendant la sentence, il regarda devant lui. Au balcon du dernier étage, cinquième rangée, un homme en rouge apparut. L’espace d’une seconde, Coupable ressentit un troublant sentiment de déjà-vu. Des frissons parcoururent son buste, ses poils se hérissèrent, puis cette sensation disparut comme elle était arrivée, le laissant perplexe, légèrement perturbé. Si cette silhouette et cette combinaison unicolore ne lui disaient rien, peut-être le visage, dont il ne pouvait distinguer les traits à l’œil nu, lui rappellerait quelque chose. Il allait se saisir des jumelles lorsque la musique s’arrêta.
« Monsieur Coupable ?
— Oui ?
— Nous avons une mission pour vous.
— Vraiment ?
— L’usine Destin, vous connaissez ?
— Non.
— C’est une usine de traitement des déchets. Cela vous conviendrait-il ?
— Bien sûr.
— Passez à l’Agence aujourd’hui. Nous vous donnerons tous les détails. » Son oreille resta collée au combiné quelques instants, le signal mono-rythmique lui assénant qu’il était temps de raccrocher. Il reposa l’appareil sur la table basse et s’injecta une double dose du Produit. Enfin, il sourit, d’abord timidement, puis plus franchement lorsqu’il jugea sa propre humilité déplacée. Gagné par un curieux mélange de joie, d’excitation et de peur, il s’aperçut que son cœur battait à tout rompre. « Tout va bien se passer, ne t’en fais pas. Le beau temps s’installera, tu oublieras Lablonde, tu auras de l’argent, tu resteras en vie. Le cauchemar est fini, Coupable, oh mon Dieu, c’est... terminé ! » Il se leva de sa chaise, étira ses bras vers le ciel et inspira une grande bouffée d’oxygène, comme le vainqueur d’un marathon après la ligne d’arrivée. Ce regain d’énergie l’accompagna au salon, où il vérifia sur quel morceau était réglée la chaîne, avant d’appuyer sur le bouton lecture. Un rythme synthétique martela la pièce. Il monta les basses juste au moment où une ligne groovy faisait son apparition, rapidement suivie du flow nasillard d’Eminem. Coupable entama alors sa « danse de la victoire », cérémonie réservée aux grands moments – il ne l’avait pratiquée que deux fois. Mimant une figurante de clip télévisé, mains sur les hanches, il se trémoussa avec une moue sensuelle n’ayant rien à envier aux pires vidéos Youtube. Il esquissa une imitation de breakdance sur le parquet, tomba à la renverse en essayant de se tenir sur une main puis, lorsque le refrain explosa, poussa le volume au maximum et se mit à courir sur place tel un jogger sur un tapis roulant, tapant ses pieds contre ses fesses et ses poings contre un adversaire imaginaire. Le rituel prit fin au milieu de la chanson, et il retourna sur le balcon, le souffle court. Au moment où Eminem évoquait la possibilité de violer sa propre mère, le regard de Coupable fut à nouveau attiré par l’immeuble d’en face. Il était quatorze heures huit lorsqu’au dernier étage, cinquième rangée, l’homme en rouge grimpa sur la rambarde de son balcon, regarda droit devant lui, et sauta dans le vide. Cette vision provoqua dans la psyché de Patrice Coupable un trou spatio-temporel d’une profondeur qu’il n’avait pas ressentie depuis sa rencontre avec Lablonde, quatre mois plus tôt. Durant cette seconde, la musique s’arrêta, le temps se figea, et ce fut avec une intolérable lucidité qu’il observa la chute de l’homme, comme on assiste à une explosion inattendue dans un film d’action : sans émotion autre qu’une glaciale surprise. Lors des deux nuits à venir, il allait se repasser le film de cette chute à répétition. Il essayerait de comprendre pourquoi, comment, s’il y était pour quelque chose, si sa danse victorieuse était en cause, ce que signifiait son absence d’émotion, et si son sentiment de déjà-vu, ressenti quelques minutes avant le drame, représentait autre chose qu’une perturbante coïncidence. Mais pendant la seconde que dura la chute, aucune question n’encombra le trou noir de son esprit. Le corps s’écrasa dans la grande cour intérieure séparant les deux immeubles ; il émit un bruit sourd au contact du bitume, puis le temps repartit à son rythme habituel, à nouveau accompagné des élucubrations d’Eminem.
Il était quatorze heures vingt-deux lorsque Coupable se décida à rejoindre l’attroupement, en bas de l’immeuble. Un camion de pompier, deux voitures de l’armée et une ambulance étaient arrivés en quelques minutes, et les habitants du quartier – ceux qui n’étaient pas au travail un lundi après-midi – s’étaient regroupés autour de la tâche rouge d’un mètre sur deux déjà incrustée dans l’asphalte, elle-même entourée par quatre militaires. Entre les vieilles dames, les étudiants et les chômeurs, la rumeur allait déjà bon train.
« C’était l’homme du dernier étage. »
« Je le croisais depuis six mois et il ne m’avait jamais parlé. »
« Il était ouvrier. »
« Il avait toujours un regard étrange. »
« Avez-vous vu le corps ? »
« Tout de même, vingt-neuf étages... »
« Heureusement que les enfants étaient à l’école. »
Coupable se tint à l’écart, assez proche pour entendre les commérages se
répandre, mais suffisamment en retrait pour que personne ne lui parle. Lorsqu’il entendit une femme blonde, dos à lui, proclamer qu’elle connaissait le suicidé, qui déprimait et venait de perdre son travail, Coupable décréta qu’il en savait assez. Il fit demi-tour et remonta chez lui, au vingtième étage, aussi vite qu’il en était descendu. Tandis qu’il retirait son t-shirt orange et enfilait une chemise bleue pour se rendre à l’Agence, ces mots lui tournèrent en tête : « Il venait de perdre son travail. » Au cours des jours suivants, chaque fois que cette phrase creuserait sa conscience, elle s’accompagnerait d’un rythme hip-hop et de la voix d’Eminem clamant son désir d’inceste inversé.
La nuit de Coupable fut courte. Il se releva plusieurs fois pour se soulager d’injections électroniques. Il se masturba en pensant à Lablonde pour ne pas penser au suicidé, puis à Larousse pour ne pas penser à Lablonde, puis, se sentant fautif d’avoir assimilé les deux êtres à une même personne, son troisième œil revint vers la chute de l’homme. Il se tourna sur le ventre, se demanda si Eminem pensait sérieusement à violer sa mère ou s’il ne faisait que jouer sur la fibre anti-politiquement correcte de la jeunesse américaine de son époque. De retour sur le dos, il se demanda s’il allait tenir le coup à l’usine. La chute de l’homme lui avait presque fait oublier son angoisse de se remettre à travailler.

Il était six heures trente du matin lorsqu’il arriva face à l’imposant bâtiment. Le ciel était noir, sans étoiles. Il était à l’heure, mais il lui fallait encore trouver la porte quatorze – contre toute attente, celle-ci ne se situait pas entre la treize et la quinze. Il fit deux fois le tour du complexe, un ersatz post-apocalyptique du centre George Pompidou, la poussière en guise d’art moderne. Des tubes de couleur terne zigzaguaient sur tout l’édifice : des centaines de mètres de labyrinthe de tuyaux métalliques. Partout, l’odeur de soufre. Tout en haut, la fumée noirâtre des cheminées se confondait avec l’opacité des nuages, touches grisonnantes dont il observa les formes étranges. Les plus gros ressemblaient à des champignons atomiques.
C’était un remplacement « peut-être amené à déboucher sur une mission longue », lui avait expliqué sa conseillère, avant de lui préciser que ce ne serait « pas une mission de tout repos ». Il ne s’était pas formalisé : il avait besoin de travailler, et les missions « de tout repos » n’existaient que dans les rêves humides des plus naïves conseillères. Du reste, elle avait déclaré que l’usine Destin était « la plus grande usine de traitement des déchets de la ville » avec une fierté non dissimulée, comme si elle lui apprenait avoir remporté le grand prix d’un important concours. Il était toujours étonné par l’absence d’ironie dont faisaient preuve les conseillères lorsqu’elles envoyaient leurs clones au casse-pipe, mais il était inutile de penser ainsi. Mieux valait se concentrer sur l’argent.
Il entamait son troisième tour lorsqu’un homme apparut. Moustachu, costaud, vêtu de chaussures de sécurité, d’un casque et d’une combinaison rouge.
« Clone ?
— Oui. »
Moustachu fit signe à Coupable de le suivre par la porte treize. « Elle est où, la quatorze ?
— Quoi ?
— Rien.
— T’as quel âge ?
— Six mois. »
Moustachu rit tout seul.
« T’as regardé la finale hier ?
— Non. »
Moustachu amena Coupable dans une pièce remplie de casiers gris, où
une infecte odeur de camembert suintant lui viola les narines. Une vingtaine d’hommes se changeaient en silence. La plupart se ressemblaient : peaux blanchâtres, combinaisons rouges, courbaturés, les traits tirés. L’un d’eux somnolait, assis sur un banc de métal.
« Les gars, vous vous occuperez du clone, ok ? »
Dormeur sursauta, et Moustachu s’absenta. Coupable resta debout sur le pas de la porte à regarder les hommes se changer. Les portes de leurs casiers étaient recouvertes de posters des stars de la téléréalité. Un bruit de pet se fit entendre, mais personne n’y réagit.
Les hommes contournèrent Coupable un par un, sans un regard. Le dernier le bouscula en passant. C’était Dormeur, un grand gaillard, plus jeune que les autres, avec du gel dans les cheveux. Son coup d’épaule était intentionnel, se dit Coupable avant de se reprendre : s’il partait négatif dès le début, il ne tiendrait pas trois jours.
Le couloir était large comme une autoroute. Ils y marchèrent ensemble, eux avec leurs combinaisons rouges, lui en t-shirt orange et jean bleu. Dans les cieux, les dieux le montraient du doigt.
Ils pénétrèrent dans une pièce sombre, entièrement composée de tuyaux métalliques. Ils partaient en tous sens, sur les murs, le sol, le plafond. Tout y était recouvert d’une épaisse couche de crasse brûlée. Coupable mit quelques secondes à comprendre qu’il se tenait à l’intérieur d’un four.
« T’as ramené ton casque ? lui demanda un des hommes.
— Quoi ?
— Putain... Dormeur, donne-lui ton casque. »
Dormeur lui tendit à contrecœur son casque, dont l’intérieur était plein de
gel. Un autre homme lui donna une sorte de pistolet, qui se révéla être un marteau piqueur miniature pesant une bonne quinzaine de kilos. Il fallait le tenir en l’air et appuyer sur la gâchette pour retirer la crasse des tuyaux supérieurs, un exercice nécessitant des muscles plus entraînés que ceux de Coupable, qui comprit vite pourquoi la conseillère l’avait prévenu. Sous les agressions du marteau piqueur, les couches de crasse se désagrégèrent, leurs particules tombant sur son visage en une pluie toxique. Il ferma la bouche pour ne pas en avaler, mais s’en prit tout de même plein les yeux. Au bout de deux minutes, ses vêtements furent couverts de rouille : leurs fibres devinrent marron, noires et grises. Dix minutes plus tard son marteau-piqueur heurta un bout plus dur que les autres. L’engin lui échappa des mains. Il passa à cinq centimètres de son œil avant de s’écraser sur le sol, entre deux tuyaux.
« Fais attention, abruti ! Ça coûte cher, ces merdes. »
Sa matinée ne consista qu’à pilonner la crasse, détruire la rouille, inspirer les particules de métal et encaisser les humiliations. A la pause de midi, de retour dans le local, il comprit que le bruit des marteaux piqueurs avait été une bénédiction.
« Vous avez vu la finale, hier ? »
Ils échangèrent pendant dix minutes des opinions convenues à propos de gens qui touchaient plus d’argent en une soirée qu’eux en une vie. Coupable sentit que certains faisaient semblant d’avoir vu l’émission, pour ne pas se faire remarquer. Peut-être n’aimaient-ils même pas la téléréalité, comme lui. Après s’être assurés que tous partageaient bien la même opinion (ça avait été un beau spectacle, le nouveau clone de Marylin Monroe avait cloué le bec de Greta Garbo) ils se mirent à parler de leurs femmes.
« Putain je l’ai bien tronchée hier, la Monique ! Depuis qu’elle a été remplacée, je vous jure, je peux tout lui faire ! »
« Ah, plus elles sont neuves, plus elles aiment avaler, pas vrai ? »
« La mienne a tout le temps la migraine, bon Dieu, j’espère qu’elle touche à sa fin ! »
Lorsque Coupable termina son sandwich et sortit sa seringue électronique, tous les regards se tournèrent vers lui, et pendant quelque secondes, le silence régna. Ce fut Dormeur qui l’interrompit en éclatant d’un rire exagéré.
« Non mais regardez cette tapette, vous avez vu avec quoi il se pique ? »
Ils rirent tous de bon cœur. Coupable se mit à rougir, bouillonnant intérieurement, rêvant de refaire le portrait de Dormeur mais ne pouvant se permettre de se battre dès son premier jour, au risque de se faire remplacer avant d’avoir pu faire ses preuves. Il s’injecta quelques doses supplémentaires puis rangea la seringue dans sa poche, et ses nouveaux collègues recommencèrent à parler de leurs moitiés. Il les écouta, les poings serrés.
Cinq heures plus tard, lorsqu’il arriva chez lui après un long trajet de métro, ses poings étaient toujours fermés. Malgré l’épuisement il ne dormit pas cette nuit-là, cauchemardant éveillé, entre deux songes pour l’homme du dernier étage, aux façons dont il aurait aimé rembarrer ses collègues.

La deuxième mâtinée, dans le local, Dormeur vint lui parler. Il y avait un vrai problème avec ses cheveux : les pics que le gel y formait lui donnaient des airs de fan de Limp Bizkit.
« Sans rancune, pour hier. »
Il tendit sa main vers Coupable, qui la lui serra, quelque peu rassuré : les railleries de la veille n’avaient été qu’un simple bizutage. Pour confirmer ce pressentiment, Dormeur lui tendit une combinaison rouge, bien pliée. Coupable la saisit, retira ses vêtements, puis l’enfila. C’était un signe fort : il était accepté parmi les ouvriers.
« Suis-moi, je vais te montrer un truc » dit Dormeur.
Coupable le suivit, le long de marches de métal, en haut desquelles Dormeur ouvrit une porte de quatre mètres sur huit à l’aide d’un digicode.
« Regarde-moi ça. »
Devant eux s’étalaient un kilomètre cube d’ordures, les déchets de toute la moitié sud de la ville. On n’en voyait pas le fond. L’odeur évoquait la couche usagée, le poisson pourri, le lait frelaté. Du ventre de Coupable résonna un gargouillement, rapidement suivi d’une remontée acide. Ses céréales matinales rejoignirent l’océan d’immondices.
« C’est dégueulasse, hein ? dit Dormeur.
— Ouais.
— Regarde-moi toute cette merde. »
Ils observèrent la fosse en silence.
« Deux fois par jour, on crame tout. Les flammes partent des fours que tu as nettoyés » dit Dormeur en s’approchant de Coupable, qui se tenait au bord de la fosse. « Une fois un type est resté coincé ici. Il a entièrement brûlé. C’était un clone, comme toi. »
Dormeur se rapprocha davantage. Les talons de Coupable tutoyaient le vide. Ils se regardèrent dans les yeux, leurs nez presque collés, regard orageux contre regard pluvieux. Dormeur agrippa fermement les épaules de Coupable, qui sentit une sueur abondante ruisseler dans son dos tandis que ses testicules rétrécissaient. Il ne pouvait repousser Dormeur au risque de tomber dans la fosse.
« Tu sais pourquoi tu es là ? »
Coupable ne comprit pas le sens de la question. Il n’osait détourner son regard de celui de Dormeur.
« L’homme que tu remplaces, tu sais ce qui lui est arrivé ?
— Non.
— On a supprimé son poste, du jour au lendemain. Lorsqu’il a demandé qui allait faire son travail, on lui a répondu : des clones. Des gens comme toi. Tu sais ce qu’il a fait, en guise de protestation ? »
Dormeur marqua une pause, le temps pour Coupable d’assimiler la question – qui n’en était pas une – et de sentir une vague de remords lui ronger l’estomac. Se croyant sorti d’affaire – car l’idée de finir dans la fosse lui sembla à cet instant plus effrayante que la question – il poussa un soupir de soulagement lorsque son collègue lui lâcha les épaules. Ce ne fut qu’en redescendant les escaliers, marchant l’un derrière l’autre, que Dormeur lui apprit d’une voix neutre, sans même le regarder, que son prédécesseur s’était suicidé. Coupable s’arrêta au beau milieu des escaliers, l’image de l’homme du dernier étage envahissant son écran mental, accompagnée d’un douloureux flash d’extra-lucidité. Le monde se mit à tourner, une sensation de vertige s’emparant de chacun de ses neurones. Il s’agrippa à la rambarde, se tenant les côtes, foudroyé par l’équivalent d’un point-de-côté à la puissance décuplée. Touché par la clarté indicible de son éclair de clairvoyance, il sut, un bref instant, tout ce qui allait se passer, mais cette vision l’abandonna aussi vite qu’elle était arrivée. Il s’écroula dans les marches et perdit connaissance.

Il se réveilla en sursaut dans un lit d’hôpital, le cerveau embrumé, un voile opaque recouvrant toute la pièce. Il n’avait aucun souvenir de son arrivée ici. Dormeur et Moustachu étaient assis à ses côtés.
« Je suis resté longtemps dans les vapes ?
— Seulement deux heures. Nous devons te ramener chez toi.
— C’est gentil, mais...
— C’est l’Agence qui nous l’a ordonné. »
Il allait protester lorsque Lablonde entra dans la pièce.
« Oh, Coupable ! » hurla-t-elle en accourant vers lui, le serrant dans ses bras.
« Mais qu’est-ce que tu fais là ? » parvint-il à prononcer, tant terrorisé qu’hypnotisé par le parfum de son shampoing.
« Je suis venue dès que tes collègues m’ont appelée.
— Mais je croyais que tu avais été... remplacée. »
Lablonde jeta un regard inquiet en direction des deux ouvriers, puis se tourna à nouveau vers lui.
« Tout ira bien, Coupable. Tu dois te reposer. »
Ils prirent place dans la voiture à treize heures vingt-cinq. Moustachu conduisait, Dormeur était sur le siège passager, Lablonde à l’arrière, aux côtés de Coupable. Sa vision était encore floue, et un fort goût médicamenteux lui imprégnait les narines, la gorge et les bronches. Ses yeux se fermaient par intermittence. Il s’assoupit plusieurs fois, plusieurs secondes de suite, jusqu’à ce qu’un hurlement dans les limbes de son inconscience le contraigne à rester éveillé. Une douleur aiguë lui transperçait le cerveau, accompagnée par une impression de barre de métal pressurisant les contours de son crâne. Il chercha dans sa poche de quoi le soulager, mais ne trouva rien. Son cœur se serra.
« Où est ma seringue électronique ? »
« Tiens, tu peux prendre la mienne » dit Lablonde en lui tendant sa seringue. Elle lui caressa les cheveux puis se pencha sur son front, où elle déposa un baiser pendant que Coupable appuyait sur le bouton « double dose » de l’instrument high-tech. Le Produit était à peine dans ses veines qu’il cessa d’opposer la moindre résistance : sa vision se fit plus floue, la douleur de son crâne s’apaisa, et il passa le reste du trajet à observer par la fenêtre les rues de la ville, qu’il ne reconnaissait pas.
En bas de son immeuble, Dormeur et Moustachu lui serrèrent la main.
« Dommage que ça n’ait pas marché » dirent-ils. « Tu avais l’air d’un mec bien. »
Lablonde aida Coupable à marcher jusqu’à l’ascenseur, qui par chance était déjà au rez-de-chaussée. Elle appuya sur le bouton tout en continuant de soutenir son compagnon. À peine les portes fermées, elle le plaqua contre une des parois, colla ses lèvres contre les siennes, enfourna sa langue dans sa bouche et, caressant ses cheveux d’une main, lui malaxa les fesses de l’autre. Cette étreinte se poursuivit hors de l’ascenseur, dans le long couloir menant à l’appartement, puis contre la porte de celui-ci, où Coupable, à nouveau dos au mur, enfourna ses mains sous la jupe de Lablonde pendant que celle-ci bataillait pour faire tourner la clé dans la serrure. À l’intérieur elle le tira par le bras, le poussa sur le lit, à côté du balcon, puis se déshabilla sans la moindre transition. Entièrement nue, elle allait commencer à lui retirer sa combinaison rouge lorsqu’il se rappela des consignes de l’Agence en matière de santé.
« Attends » dit-il en se levant.
Il était quatorze heures cinq lorsqu’il poussa la porte de la salle de bain, où il trouva la boîte de préservatifs à sa place, entre les serviettes hygiéniques et les Cotons-Tiges. Il en sortit deux, reposa la boîte, but quelques gorgées au robinet, regarda un instant son reflet dans le flou de la glace, puis son regard fut attiré par un emballage en carton ouvert sur le rebord du lavabo. Il n’eut pas à s’en saisir, ni même à en lire l’intitulé : la photo d’une femme aux cheveux blonds resplendissants ne pouvait être plus explicite. Cet emballage de teinture capillaire provoqua un cataclysme dans le psychisme de Coupable, qui fut projeté dans l’univers de lucidité extrême qu’il avait tant souhaité ne plus jamais visiter, cet endroit duquel le Produit était censé le protéger. Il voulut s’en extirper, mais la double dose qu’il s’était injecté dans la voiture ne faisait plus effet. De retour dans la chambre, il marcha d’un pas robotique, passa à côté du lit, sur lequel Larousse était étalée sur le ventre, entièrement nue, face contre l’oreiller pour cacher le rictus qu’elle ne pouvait s’empêcher d’arborer. Sur le balcon, il eut la confirmation de son intuition : il n’était pas chez lui, mais bien au dernier étage de l’immeuble d’en face. À quatorze heures huit, il comprit qu’il n’avait plus le choix : il ne l’avait jamais eu. Il monta sur la rambarde, regarda droit devant lui, et sauta, provoquant dans la psyché de son successeur un trou spatio-temporel d’une profondeur qu’il n’avait pas ressentie depuis sa rencontre avec Lablonde, quatre mois plus tôt.

Pierre Larsen

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