Lire, cinquante ans après, une fille du peuple, féministe de choc, nommée Nicole Bley

Lâche ton cul Camarade et La panthère bleue

paru dans lundimatin#466, le 14 mars 2025

Difficile d’anticiper la réception qu’aura, ce temps-ci, la reparution d’un roman aussi cru, banal et provoquant que La panthère bleue. Hymne à la liberté, ce roman l’est sûrement. D’autre parleront d’hymne à la soumission, mais qui sont-ils ? Une sauvagerie au féminin conduite par une femme qui se sert des hommes comme habituellement les hommes se servent des femmes, c’est de la vengeance pure et dure, un fait de justice, sans arguments compliqués, et a priori sans revendication autre qu’individuelle. C’est aussi et surtout un roman de l’après-68, un hymne à la révolte sociale et personnelle, à l’audace de vivre comme on l’entend, sans rendre compte à ses ancêtres, ni à la morale courante. « Jouir sans entrave » s’entend ici comme un mot d’ordre accompli jusqu’à plus soif.

« Je sais que chaque chose, chaque objet que mon regard rencontre, tous les mots que je prononce, ont été inventés par les hommes, et pour eux.
[…]
… j’ai travaillé, j’ai admiré, je me suis fait violer, baiser, limer, tringler dans tous les sens, et en avant et en arrière… J’ai cru au MLF, je me suis droguée pour oublier, et pour faire comme les mecs. J’ai michetonné pour qu’ils achètent des doses. Je me suis mariée trop jeune, j’ai divorcé et avorté ; je me suis fait rouler à coups de pied dans les HLM, et j’ai été traitée de morue, putain, salope, ordure ; pourtant j’aimais encore les hommes. Et puis j’ai milité chez les Gauchistes…
Partout des flics, des profiteurs, des curés, des enflés, gonflés, bouffis de leurs prérogatives de mâles dispensateurs de foutre !... »
Nicole Bley, in Lâche ton cul Camarade

Démarrant sur une scène-cliché assez pénible, car des plus convenues, le récit autofictif se déploie comme la chronique d’une enfant perdue et vengeresse qui paraît fuir émotions et sentiments pour mieux s’enquiller dans des sensations goulûment réinvitées ; coïts, fellations, sodomie sont au programme, exécutés avec rage et insolence, comme obéissant à un irrépressible appétit de l’exubérance et de la surenchère. L’héroïne encore débutante s’amourache toutefois d’un homme qui ressemble et qui s’habille en femme, mais que toutefois elle va quitter sans tarder pour lui préférer les coups de reins brusques de maquereaux autrement virils. Ode à la jouissance sexuelle, assurément, avec effets de répétition pleins d’humeur, quoique rarement drôles. Or, bien entendu, en creux, c’est aussi une douleur à l’œuvre, qui prend toute sa place. La narratrice se retrouve grosse et désemparée (sans avoir la moindre idée de qui est le père), avant de finalement accoucher d’un enfant mort…

« Je n’ai pas le temps de réfléchir, que dans un seul élan, je me sens brusquement traversée par une chose vivante énorme. Et mon enfant est là. Mais il est mort. La sage-femme l’a caché dans une serviette pour aller le déposer fumant sur le marbre de la table à langer, tandis que l’infirmière qui la seconde, tendant un drap entre moi et ce qui se passe avec mon enfant, m’intime : « Ne regardez pas ! 
Tout est fini, et je suis vide. Ils m’ont vidée comme une volaille, et on me serre les seins hardi-petit aux heures où on entend les petits gniards de la salle d’à côté qui pleurent à l’heure du lait. »

Nicole Bley ne cherche pas la sympathie de la lectrice ou du lecteur, elle a trop à dépenser, à compenser et à désobéir. Son héroïne fonce, tête baissée, contre les murs de la raison et des conventions. On sent que ça va mal se terminer. Alors elle épouse un journaliste qui croira la posséder, mais c’est pourtant clair : « J’appartiens à personne… rapport à toi, je suis foutue !… […] Laisse-moi vivre, oublie-moi, tu m’étrangles !  »

Voici le couple parti aux États-Unis où ils sont accueillis par un oncle du mari, « un sale raciste, qui ne croit qu’aux dollars » et qui explique ne vouloir que du « blanc » dans la boîte qu’il dirige : « Une fois pourtant il avait fait une exception pour une jeune secrétaire noire qu’il avait bien voulue dans ses bureaux, mais à la condition qu’elle se passe plusieurs fois par jour un déodorant, qu’elle ait régulièrement les cheveux défrisés, coiffés en arrière, et qu’elle porte des jupes assez longues pour cacher toute sa surface au maximum. Qu’elle s’arrange n’importe comment, mais qu’on oublie qu’elle est noire, qu’elle n’incommode jamais personne du personnel à cause de sa couleur.

Ses petits yeux pointus me fixent avec un air outré : « Eh bien, croyez-moi si vous voulez, elle m’a fait croire qu’elle était ravie que j’accepte de l’employer, et je ne l’ai plus jamais revue chez moi. Allez donc une seule fois faire quelque chose pour des individus pareils… »

Et il félicite sa nièce par alliance d’être blonde platine, ajoutant qu’elle aurait été chérie du temps de l’Hitlérisme. C’est à ce moment-là, précisément, qu’elle le saisit par la cravate : « Ne redis jamais ça ! », alors le type s’écroule, victime d’une crise cardiaque providentielle. Elle : « Je ne reverrai plus jamais sa sale gueule de prépuce sanguinolent buveur de bière et mangeur de schtrougoulofs. »

Six mois après sa parution, en 1971, ce roman était interdit de vente aux mineurs ! Publié par l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, habitué à la censure, La panthère bleue vaut par une indéniable qualité littéraire, son rythme et sa truculence navrée. L’année suivante, un deuxième livre de Nicole Bley débarquait en librairie, titré Lâche ton cul camarade, ensemble de textes parus antérieurement dans Actuel ou dans d’autres périodiques underground tels que Parapluie ou Zinc. Ces deux volumes sont aujourd’hui réunis tête-bêche dans un seul objet paginé, avec en sus des textes supplémentaires postérieurs à 1972 ou non retenus par elle dans son second ouvrage.

« Aux AG des Beaux-Arts et dans les manifs, [Nicole Bley] était du FHAR aussi bien que du MLF. {}[…] Elle avait de mauvaises manières, c’était une guerrière, une petite Casque d’Or mal embouchée[…] … digne descendante de Ravachol, ses bombes à elle étaient exclusivement littéraires », nous dit Chantal Aubry, auteure d’une très riche biographie de Jean-Jacques Pauvert  [1], dans son introduction, où elle nous rappelle que, du temps de sa sortie, quelques femmes « encore bien rares » virent dans Lâche ton cul Camarade un écho du SCUM manifesto de Valerie Solanas.

Nicole Bley mourut à 35 ans, en 1977, et il a fallu attendre 2025 pour que son nom réapparaisse et que l’oubli soit vaincu pour un temps.

Jean-Claude Leroy

Nicole Bley, La panthère bleue et Lâche ton cul Camarade, éditions Le Dilettante, 2025, 22 €.

Rencontre à la librairie Quilombo, le 21 mars 2025, autour de ce livre, avec concert d’Annkrist en prime.

[1Chantal Aubry, Pauvert l’irréductible, éditions L’Échappée, 2018.
On peut lire à son propos : Jean-Jacques Pauvert, éditeur franc-tireur

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