Liquider l’or

Victor Taranne

paru dans lundimatin#322, le 17 janvier 2022

Liquider l’Or nous raconte ce qui se passe « ailleurs » mais nous arrive partout. Vouloir jeter des pierres sur son patron, dégueuler dans un sac et sur ses propres pompes, marcher dans la boue, fréquenter le vide, rencontrer des gens. Et bouffer du mercure.
C’est le premier roman de Victor Taranne que nous connaissions jusqu’à présent sous une autre appellation dans les pages de lundimatin. Il a paru en octobre aux éditions Dynastes et nous vous le recommandons tellement qu’en voici les bonnes feuilles.

« Le contact est venu me chercher à l’aéroport en taxi. Nous étions deux muets qui refusent de se regarder, lui devant, la langue morte, et moi derrière, le regard tourné au-dehors. Un dehors muet lui aussi, impénétrable et transparent. Le taxi roulait à travers les formes inconnues d’une ville où je n’étais jamais allé, où je n’avais jamais voulu aller, un lieu inconnu comme le monde peut l’être parfois pour celui qui s’en détourne, avec ou sans raisons.

*Mes raisons à moi concernaient celles et ceux qui vivent. Ils étaient là et elles aussi. Je les voyais avec leurs petits corps décharnés, mobiles comme des cafards, le souffle court parfois. Marche lente, rythmée, cadence d’insectes presque écrasés déjà. Leur temps à eux, à elles, du temps à prendre, une colonie à repeupler, je ne sais pas, ça m’effraie. Je n’étais pas là pour pactiser avec mes semblables ni pour boire un jus de fruit, grignoter un sandwich. Faire du sexe un peu, sait-on jamais. Se divertir ? Oui, pourquoi pas. Et après ? Partir, traîner des pieds, revenir. La mécanique des gens : imperturbable. Et la chaleur… déraisonnable. Sous ma chemise les lourdes gouttes de sueur perlaient de la nuque jusqu’au caleçon, tout trempé. L’air, ce brasier étouffant les narines, la gorge, le souffle, le corps. Et là, à même la rue, des étals sur lesquels sont vendues des choses. Oui le soleil permettait ceci, laissait cela, la vie dehors au regard de tous, dénudée, oppressante, productive.

Là-bas rien ne m’enchantait et j’aurais inventé n’importe quoi pour rentrer. Cette mission, quel ennui. Donc j’avançais à reculons. Une véritable traînée coulante. Un truc qui colle au goudron, indétachable. Flasque. Je savais le nom du pays, je savais sa langue aussi et puis quelques bouts d’histoires, une guerre ancienne avec l’embêtant voisin du nord. Je savais la littérature de là-bas : Gloria. Une seule écrivaine, une obscure écrivaine. Je l’avais presque oubliée, et pas fini son livre. Il devait traîner dans la poussière. Et elle, Gloria, oubliée au fond du brouillard. Toute raplapla.

Et la morte alors, l’activiste. Elle devait être connue là-bas, ça oui. Elle avait peut être de la famille ou ce qui pouvait en rester. Ou peut-être était-ce que nous n’avions pas la notion en partage. Oui, c’était plus que probable. À la cérémonie, sa famille n’était pas venue, tant pis. Mais si elle n’était pas importante alors je n’aurais pas eu à être là, au ralenti dans ce taxi, et plus tard au ralenti sur d’autres routes que j’imaginais déjà éprouvantes.

C’était à moi de la rendre importante alors, cette activiste, la morte, de la faire exister par la plume, sous chaque angle, de la disséquer. Je me doutais bien qu’elle pouvait exister comme un grain de sable quelconque existe sur la plage inconnue d’une crique oubliée. Il y a des personnes qui existent sans qu’on ne les rencontre jamais. C’était pour elle que j’étais là, c’était mon travail. Son temps à elle était fini mais peut-être pas sa lutte, leur lutte. Non, l’envie zéro. Je ne suis pas un sauveur, j’aurais dû être chez moi. Je voulais prendre mes jambes à mon cou, voilà tout. J’avais la sensation qu’on me volait une partie de mon temps. Mais c’est quoi le temps maintenant. »

(...)

« Derrière les exils à marche forcée, les plantes bleues cornues passaient comme des étoiles dans le creux de mes yeux. Ce que la beauté peut être dégueulasse, parfois. Il faudrait pouvoir en crier toute la rage mais rien ne sort jamais, surtout lorsqu’on ne peut rien faire parce qu’on ne sait pas, qu’on ne voit pas, qu’on ne cherche pas à voir, qu’on ne cherche pas à savoir ou qu’on croit tout savoir à la place des autres.

Le bus arrive dans ce village perché en haut de la montagne, après une route en lacets. J’avais dégueulé dans un sac en carton qui se déchira sur mes godasses. Je suis souvent malade dans les transports, je n’aime pas les voyages et leurs lots de véhicules à affronter, l’estomac fébrile, criard, foutu.

En descendant du bus, je cherche l’adresse que Juan m’avait indiquée. Un type vieux et jaune m’accueille. Sur le seuil, mes semelles font flip flop. La puanteur de la chose, les petits bouts de bouffe qui flottent, tout ça tout mou, c’était gênant. »

(...)

« De la fenêtre, on voit la plage du trafic de l’or. Les politiciens des deux pays en tirent un beau pactole. Les hommes de l’or les arrosent pour qu’ils les laissent faire leurs petites affaires pépères. L’argent finance les mercenaires, les mêmes qui tapaient sur les portes des villages pour détruire et violer, d’un côté comme de l’autre de la frontière. Parfois, les médias annoncent qu’une troupe a été défaite par l’armée régulière, simplement pour rassurer l’opinion, pour la produire aussi. Il faut montrer que les politiques font bien leur travail. Ce travail consiste de plus en plus à gérer la peur, il faut inventer les conflits. Mais au fond, les militaires et les mercenaires jouent avec les mêmes armes, ils violent les mêmes femmes, font disparaître les mêmes adolescentes et les mêmes adolescents. Parlent la même langue, une langue pourrie jusqu’à l’os. Et survivent grâce à la même thune : celle qu’ils ont volée il y a très longtemps lorsque la soi-disant découverte de l’autre côté de l’océan fut amorcée. Milagros (personnage du roman, doyenne des prostituées de l’endroit où évolue le narrateur ) le savait d’un député de l’autre pays. Il bandait molasse ; C’était long, accablant, rien à faire : néantique. Elle ne l’avait jamais revu. Son argent à lui, et l’argent de tant d’autres, c’était l’or. Elle en savait des choses, Milagros.

Valait mieux pas trop poser de questions. Si on apprenait que j’étais journaliste, j’aurais des ennuis. Les hommes de l’or, leurs espions, leurs taupes n’aiment pas trop les blancs qui posent des questions. Le blanc, faut qu’il dépense, c’est tout. C’est sa raison d’être. Prendre tout, garder les miettes pour s’en goinfrer plus tard, puis partir avec un peu de cendre au fond de la poche. »

(...)

« Le patron, la foutue voix des tombeaux. Il voulait un nom. Il voulait qu’on soumette la vie à sa parole, qu’on la réduise à une image et une identité, que cette mort soit lâchée comme un exemple, une mort individuelle, une proie. La morte et l’assassin. Nous et eux. Reproduire le stigmate de la faute. Jouer au juge. S’assumer procureur. Culpabiliser. Détruire. Calciner. Jouir.

En fait non, c’était autre chose, une chose bien plus insidieuse, terrible puisqu’elle remue notre histoire toute entière. Il jouait au colon. Il poursuivait le grand délire de la conquête. Il voulait peut-être bien qu’on sache qu’il y avait toujours des sauvages déchaînés de l’autre côté de l’océan, qu’il aurait fallu les civiliser encore et encore, que la mission n’avait pas été menée à son terme. Il m’avait missionné depuis sa métropole pour que je fasse entendre à l’opinion publique que sa civilisation avait été touchée et qu’il fallait y répondre par la plume. Que seule la plume était suffisamment puissante pour dénoncer. Même si c’est cette plume-là qui trace les contours de l’oppression, les ravages, les terres décimées. Il me coupa. Il y a deux sortes de morts : celle qui te paie et celle qu’il faut taire. Il raccrocha. Le stylo avait définitivement disparu. Seul demeurait le bruit des vagues qui frappaient les rochers, ce bruit sourd et toute la solitude qu’il transporte avec lui.

J’allai jeter une pierre dans l’eau, très loin, aussi loin que je pouvais. Ce caillou qui coulait était la tête de mon patron. De là-dessous, il réussit quand même à m’écrire un message. Il dit qu’il m’offre tout mon temps. Qu’il veut l’article. Que j’aurais tort de la lui jouer à l’envers. Que je sais très bien jusqu’où ça peut nous mener. »

(...)

« Je n’en avais pas fini de me faire aspirer par la vie. Et moi j’en absorbais toutes ses folies. Je suis devenu une sorte d’éponge, un truc mou au milieu d’immenses remous, un réceptacle de tout ce qu’il faut traverser pour vivre. Il faut s’y faire, c’est tout. J’éponge les marées dégueulasses du monde entier, sa vase, toutes ses vases de toutes les couleurs, mais rien ne sort sinon ma sueur, toujours elle, abondante, à cause de mes poils et tout ce qu’ils peuvent retenir : les fluides, les espoirs, la vie. Une jungle inhospitalière dans laquelle on se perd. Je déteste les aventures, les héros, la peur, les obstacles. Je ne veux pas aller contre, j’éponge tout. Je retiens mille paroles, prisonnières dans les limbes du coeur, à l’air des mauvais procès, des faux coupables, des pleurs d’injustice. Alors que dire, quoi écrire. Il y a tant à dire, et tant à faire. 

Devant moi il y a une forêt et une cabane. Une vielle dame se tient sur son seuil. Il fait noir. C’est la saison des pluies. Il ne pleut pas. »

(...)

« Pour mieux capturer l’or, ils déversent du mercure dans l’eau afin de l’amalgamer. C’est ainsi qu’ils séparent l’or de l’argile. Le même argile qui, dans la plupart des mythes originels, nous constitue. Je me suis toujours méfié de ces mythes-là : souvent s’y cache une histoire de famille, d’engendrement, de patriarche. Le mercure versé dans l’eau par les hommes de l’or tue les animaux venus s’abreuver dans la rivière, ils s’en retournent mourir au fond de la forêt, sous les arbres, à l’abri des rayons du soleil. C’est ce mercure qui provoque des malformations aux bébés qui naissent dans les communautés des cours d’eaux, des rivières, des alluvions. N’avais-je pas remarqué l’excroissance sur le haut du crâne de leur fille Violette ? C’est ce mercure qui pénètre à l’intérieur des poissons, des algues, des éponges. Les mêmes éponges qui filtrent l’eau de la rivière, la même eau qui héberge la nourriture d’autres espèces. Les algues comestibles que nous avions dans notre assiette et les poissons qu’il faut manger lorsque la terre est fatiguée. Jusqu’à quand ? Ils revenaient toujours. Même dans l’eau que nous buvons il y avait probablement du mercure. Il faudra attendre quelques années pour en être sûres. Il n’y aura alors plus qu’à guérir d’un cancer ou d’autre chose pire encore, traîner dans les hôpitaux délabrés du pays, se faire disséquer le corps par des médecins et des savoirs que nous pensions nôtres. Comme les puissants aux manettes des Etats qui nous dirigent font de la gestion de nos vies un calvaire, nous dépossèdent, accaparent nos désirs, épuisent nos corps. Je déglutis, le maïs râpait le fond de ma gorge. »

LPK.

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