Lettre ouverte à Monsieur Albin Serviant

animateur de la « French Tech » de Londres et dirigeant d’En marche ! en Angleterre

paru dans lundimatin#107, le 5 juin 2017

Nous reproduisons cet article tiré du site internet hors-sol.

Si la France connaît un tel niveau d’extrémisme, c’est que certains veulent le chaos. Ils se disent : « J’ai loupé le train, autant mettre le bordel »
Albin Serviant, dans Le Monde du 4 mai 2017

Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins d’urgence.
Walter Benjamin, dans ses notes préparatoires aux Thèses sur le concept d’histoire (1940)

Cher Monsieur Serviant,

L’édition du journal Le Monde du jeudi 4 mai dernier, pendant l’entre-deux tours de la présidentielle, m’a permis de faire un peu votre connaissance, à travers un article remarquable de franchise, intitulé « Londres : la French Tech s’entiche de Macron ». Personne ne pourra accuser le quotidien de centre-gauche du soir de dissimuler qui a porté le nouveau président au pouvoir – de quoi Macron est le nom. Bien sûr, l’histoire de cette conquête foudroyante méritera d’être un peu plus détaillée [1], mais en attendant, ce bref coup de projecteur sur le milieu des expatriés du e-business dans la capitale britannique est saisissant et tellement riche de signification.

« Banquiers, financiers, employés dans les sociétés de conseil ou entrepreneurs du Net, les « marcheurs » de Londres forment un concentré quasi-caricatural du macronisme » : et l’article d’Eric Albert et Philippe Bernard de donner la parole à ces acteurs, en décrivant leurs efforts depuis un an pour assurer à Emmanuel Macron les voix des Français de Londres, ainsi que les financements dont avait tant besoin cet « outsider », dépourvu de grande machine partisane derrière lui.

Vous avez été une des têtes de pont de ce projet Macron, à Londres, Monsieur Serviant. Diplômé de l’ESSEC, animateur local de la French Tech – structure de promotion des entreprises françaises de haute technologie créée par la secrétaire d’État Fleur Pellerin –, mais aussi cofondateur d’un club d’entrepreneurs baptisé French Connect, patron de deux fonds d’investissement dans les start-up…, vous n’avez eu « aucune peine, présidentielle aidant, à passer de la promotion du numérique auprès des politiques, à la promotion et au financement des politiques eux-mêmes » (!). Vous avez d’abord levé des fonds pour François Fillon, dont les projets économiques et la fascination pour les ordinateurs s’annonçaient très favorables à vos milieux d’affaires. Mais son conservatisme de mœurs vous a éloigné de lui, et vous lui avez préféré le progressiste intégral, Macron – je vous cite – « parce qu’il apporte aussi le social et que son charisme lui permet de convaincre les gens que ses solutions pour l’économie sont faites pour eux ».

L’article décrit d’autres spécimens de votre biotope : Ygal el-Harrar, 40 ans, dont quinze passés à Londres comme courtier, qui a multiplié les « événements conviviaux » comme il le faisait dans son association étudiante, et affirme avoir participé à la création d’« un vrai mouvement populaire » (4000 adhérents dans une demi-douzaine de villes anglaises) ; Alexander Ho-Iroyd, un Franco-britannique de 29 ans qui a démissionné de son poste dans un cabinet de communication stratégique pour se consacrer bénévolement à En marche ! ; Pierre Marc, apprenti avocat de 23 ans devenu organisateur de meetings…

L’ironie de l’histoire est qu’Axelle Lemaire, qui fut maître d’œuvre du label French Tech, est aussi la députée sortante des Français de Grande-Bretagne, et qu’elle pourrait bien être battue par un candidat du nouveau parti présidentiel aux prochaines législatives. Elle dit comprendre parfaitement que les entrepreneurs français d’Outre-Manche « qui évoluent dans un monde sans frontières » adhèrent à la vision de Macron mais en tant que sociale-démocrate européenne, elle se targue encore de vouloir « réunir deux mondes que tout oppose » – sous-entendu celui des winners nomades et celui de la France qui souffre à domicile. On sait ce que ce genre de perspective conciliatrice vaut, à l’usage, mais il n’est pas pour autant anodin que vous et vos collègues, Monsieur Serviant, preniez maintenant ouvertement le parti de la sécession – ce que l’historien américain Christopher Lasch avait appelé dès 1995 La Révolte des élites, ouvrage visionnaire dont l’avant-propos à la traduction française commençait ainsi :

Profondément enracinées dans l’économie planétaire et ses technologies sophistiquées, culturellement libérales, c’est-à-dire « modernes », « ouvertes », voire « de gauche », les nouvelles élites du capitalisme avancé – « celles qui contrôlent le flux international de l’argent et de l’information » (Lasch) – manifestent en effet, à mesure que leur pouvoir s’accroît et se mondialise, un mépris grandissant pour les valeurs et les vertus qui fondaient autrefois l’idéal démocratique. Enclavées dans leurs multiples « réseaux » au sein desquels elles « nomadisent » perpétuellement, elles vivent leur enfermement dans le monde humainement rétréci de l’Économie comme une noble aventure « cosmopolite », alors que chaque jour devient plus manifeste leur incapacité dramatique à comprendre ceux qui ne leur ressemblent pas : en premier lieu, les gens ordinaires de leur propre pays. (Jean-Claude Michéa, p. 9 de l’édition Climats de La Révolte des élites)

Cette incapacité à comprendre les gens ordinaires de votre pays est merveilleusement illustrée par votre déclaration à la fin de l’article du Monde, que j’ai placée en exergue de cette lettre et que je vais maintenant commenter.

Vous parlez des Français qui ont « manqué le train », c’est votre manière d’évoquer les classes populaires, les familles en cours de déclassement social ou encore la « France périphérique ». On imagine que le train dont vous parlez est celui de la mondialisation et des mutations industrielles/technologiques des dernières décennies. Toujours est-il que l’existence de ce train est pour vous une évidence ; c’est naturel, n’est-ce pas, que des trains passent. Et certains montent à bord, d’autres restent à quai, c’est la vie, Albin. On ne va quand même pas se mettre à se demander qui a affrété le train, qui le conduit, à quelle vitesse il roule et comment se passent les embarquements/ débarquements lors des arrêts en gare ; et encore moins : où va ce train ? et quel est son carburant ? est-ce que ce n’est pas un engin dangereux, polluant, qui tend à nous rendre tous malades, sous diverses formes ?

Je ne voudrais pas vous « prendre la tête », Albin, mais enfin, apparemment, vous gagnez votre vie dans le secteur de l’innovation : vous travaillez à réunir et améliorer constamment les conditions financières et institutionnelles de l’innovation, notamment technologique. Vous rendez-vous compte que cela fait de vous, objectivement, une personne qui contribue à déterminer la vitesse du train ? Il y a un lien entre ce que vous faites quotidiennement et le fait qu’un nombre important de personnes restent sur le carreau dans la compétition économique, sur le marché du travail. Rien de particulier à vous, dans ce constat : en économie capitaliste, l’innovation vise toujours à distancer les autres, à disqualifier des produits, des procédés de fabrication, des techniques en usage, pour les remplacer par d’autres qui donnent à l’innovateur du moment un avantage temporaire. Jusqu’à ce qu’une autre innovation vienne bousculer de nouveau la hiérarchie… ou la conforter, en tous cas les innovations technologiques rebattent généralement les cartes.

Depuis deux siècles que nous vivons sous le règne de la grande industrie, les innovations se succèdent à vitesse croissante. Elles ont bouleversé la manière de cultiver la terre et d’élever des animaux, au point qu’elles ont fini par faire disparaître les paysans et vider les campagnes. Elles ont constamment fait évoluer les modes de fabrication des outils et des objets du quotidien, en éliminant le travail artisanal et en aspirant/refoulant des masses de travailleurs de tel ou tel secteur : un coup l’innovation donne du travail et fait se développer une région, quitte à ce que ce développement soit monomaniaque et déséquilibré ; un coup elle supprime des emplois en masse, rend telle production obsolète et telle usine non rentable, laissant la région sinistrée socialement et écologiquement ; aux dégâts de l’industrialisation succède la dévastation de la désindustrialisation. A moins que ce ne soit l’inverse… Le changement technique tel que la concurrence capitaliste le stimule et tel que les Etats et les universités le programment a toujours joué un rôle dans la déstabilisation des classes populaires, dans le déclenchement des errances migratoires, dans la destruction des cultures de métiers. Bien sûr, à vos yeux, ça n’est rien de grave, au contraire : ce sont typiquement des « destructions créatrices » (nom donné à l’innovation par l’économiste du début du XXè siècle, Joseph Schumpeter) .

Depuis les années 1970, l’innovation est encore plus novatrice puisqu’elle est généralement synonyme de « nouvelles technologies » : machines à commandes numériques, ordinateurs, réseaux informatiques, logiciels, automatisation, robotisation, intelligence artificielle… On comprend bien pourquoi vous leur vouez un pareil culte, Albin : ces technologies ont profondément et durablement modifié le rapport capital/travail au profit du premier, car elles ont rendu le capital mobile, tandis que le travail l’est beaucoup moins. D’un clic, on peut déplacer des masses d’argent colossales à travers les réseaux qui font figure de marché financier mondial (et désormais, ce sont des programmes informatiques qui le font, à une vitesse qui dépasse le cerveau humain), tandis que les salariés se déplacent lentement et souvent à regret pour poursuivre les opportunités du marché du travail. D’un siège social dans une grande métropole, on peut piloter et optimiser en permanence un processus de production dont les différents segments sont éclatés entre 15 ou 30 établissements, dans différents pays, grâce à des « Progiciels de gestion intégrée » qui mettent tout le monde sous pression dans la chaîne de production et de sous-traitance.

Puis, on a du mal à s’en apercevoir parce que les statisticiens, les économistes et les journalistes font tout leur possible pour le masquer, mais ces « nouvelles technologies » détruisent désormais plus d’emplois qu’elles n’en créent. Même dans les pays à bas coûts salariaux, l’automatisation limite le nombre de postes de travail humain [2]. Cette fois, vous le savez, Albin, sauf arrêt de ce développement technologique, nous sommes sur la voie d’une mise au chômage massive et durable de pans entiers de la population mondiale : l’industrie peut se passer de centaines de millions de personnes pour conserver son niveau de production (pardon de croissance).

Du coup, ce que je voulais vous dire, c’est que vous êtes assez gonflé, vous, le professionnel de l’innovation high tech, de parler comme ça des gens qui manquent le train. Car la vitesse et la trajectoire de ce train sont déterminés par la couche socioprofessionnelle dont vous faites partie, et vous savez pertinemment que tout le monde ne peut pas monter à bord. Vous travaillez à ça quotidiennement : stimuler des procédés technologiques qui vont dans le sens de l’automatisation du monde du travail, de la robotisation de nos vies quotidiennes, et qui créent donc du chômage, des déséquilibres territoriaux, des poches de prospérité artificielles dopées à l’électronique au beau milieu de déserts « improductifs ». Vous êtes un ingrat, Albin, de vous plaindre des Français, car enfin ils sont rares à percevoir le rôle crucial de l’innovation technologique dans les tempêtes économiques qui bousculent ou bousillent leur vie. C’est vrai, ils n’aiment pas la finance et je comprends que ça vous embête, mais rendez-vous compte de votre chance : jusqu’ici, ils ne font en général pas le lien entre la toute-puissance de la finance contemporaine et les outils informatiques. Pour le dire avec Evgueny Morozov, ils conchient Wall Street (le CAC 40) mais ils épargnent la Silicon Valley (les technopoles de la « French Tech ») alors qu’il faudrait combattre les deux.

Alors, les traiter d’extrémistes, franchement, ça ne tient pas la route. Pour vous, l’extrémisme, c’est voter Le Pen ou Mélenchon ; c’est s’abstenir ou voter blanc au deuxième tour lorsque votre champion figure en dernier rempart contre « le fascisme ». Or, bien des orientations qu’Emmanuel Macron a déjà prises, cautionnées ou qu’il s’apprête à adopter sont autrement extrémistes que ça. Par exemple, aller encore plus loin dans l’industrialisation de l’agriculture malgré l’effondrement continu du nombre d’exploitations, les suicides d’agriculteurs, le désastre écologique et sanitaire auquel a conduit l’usage immodéré de la chimie lourde dans ce domaine, ça c’est de l’extrémisme et il est impossible de rien attendre d’autre d’un Macron qui, en matière agricole aussi, n’a que le mot « modernisation » à la bouche.

Remplacer un système de transport ferroviaire (encore plus ou moins) public par des lignes de bus privés que conduiront des salariés précaires, comme l’a impulsé la loi Macron de 2015[https://blogs.mediapart.fr/claude-taton/blog/020915/un-nouveau-code-minier-pour-encourager-les-forages-et-les-mines], c’est de l’extrémisme. Rouvrir des mines à travers la France pour assurer l’approvisionnement futur en matières premières nécessaires à la fabrication de nos multiples appareils électroniques, comme le prévoit la loi Macron de 20153, c’est de l’extrémisme. Distribuer en masse des tablettes dans les écoles et prétendre améliorer le système éducatif par la prolifération d’écrans et d’ondes Wifi dans les classes, c’est de l’extrémisme et tout indique que Macron va intensifier ce déversement commencé sous l’ère Hollande-Hamon.

« Recréer une mobilité économique et sociale par le numérique, la recherche et l’innovation », comme il est proposé dans le programme de 2è tour de votre candidat, cela signifie consacrer encore plus d’argent à la mise au point de machines qui détruisent les métiers existants, déshumanisent notre milieu de vie et radicalisent les pollutions de toute sorte (pendant la production, l’usage puis l’abandon de ces objets : puces RFID, compteurs Linky, robots, drones, nanotechnologies…) – c’est de l’extrémisme. C’est, sans le dire encore clairement, faire le pari du transhumanisme, du renoncement à moyen terme à notre condition d’animaux humains et politiques.

Enfin, accepter que les centrales nucléaires ouvertes dans les années 1970 continuent de tourner alors que les partisans les plus optimistes de cette énergie tablaient à l’époque sur un fonctionnement pour 25-30 ans, grand maximum, c’est vouer son pays à un accident inévitable qui, un de ces beaux matins, interrompra pour des centaines d’années le cours de la vie sur tout ou partie du territoire national, vitrifiera nos quartiers, nos chemins de campagne, nos amitiés, nos souvenirs – c’est de l’extrémisme et même du nihilisme.

Je vous fais confiance, Albin, pour admettre qu’il n’y a ici aucune exagération, aucun « procès d’intention » envers le nouveau président de la république ; je ne veux simplement pas du même monde que vous. Par contre, je vous entends grogner un peu : « bon, tout ça, ça n’est pas que Macron, d’autres l’ont porté avant ou auraient pu le faire à sa place ». Et c’est vrai : les partis pris et les projets que je dénonce ici comme néfastes, voire criminels, n’ont pas attendu l’ascension météorique de la figure « jupitérienne » d’Emmanuel Macron. Ce sont des partis pris et des projets partagés par l’ensemble de la couche sociale qui préside à la modernisation capitaliste du monde depuis 70 ans, la technocratie. Et il y a eu, il continue d’y avoir des technocrates d’obédiences idéologiques un peu différentes, en surface : des technocrates de gauche, qui s’inscrivent dans un héritage social-dirigiste, des technocrates de droite plutôt marqués par l’idéologie libérale ; des technocrates chrétiens, des juifs, et maintenant des musulmans ; des technocrates staliniens, des technocrates nostalgiques de Vichy et de l’Algérie française. Mais ça ne les a pas empêchés depuis des décennies d’avoir une approche commune, de partager une représentation de la société et un impératif forcené de modernisation.

Le bouleversement en cours du système politique français par Macron, c’est la motion de synthèse de la technocratie. C’est un best of de Pierre Mendès-France, le « Jeune Turc » modernisateur qui fit abandonner au vieux Parti Radical l’habitude de défendre la France des paysans et des petits commerçants ; de Jacques Chaban-Delmas et de Jacques Delors, le gaulliste social et le démocrate chrétien qui voulaient endiguer la contestation radicale de Mai-68 avec leur projet de « Nouvelle société » ; de Michel Rocard, le social-chrétien qui aspirait tant au « Big bang politique » que nous avons sous les yeux. C’est étrange, du coup, comme le mot de technocratie est absent des débats de campagnes de ces derniers mois, alors qu’il est la clé pour saisir la situation présente et que l’élection de Macron marque une nouvelle étape dans la suprématie de la couche sociale que ce mot désigne. Même l’extrême-droite, qui aimait tant l’employer dans le passé, notamment pour dénoncer le pouvoir des hauts-fonctionnaires (non élus) de la Commission européenne, n’en parle plus. Logique : pour se préparer à accéder au pouvoir, Madame Le Pen s’est elle-même entourée de technocrates.

La technocratie, c’est cet ensemble de dirigeants politiques et économiques qui jouent un rôle crucial dans l’orientation et le pilotage du développement industriel, et dans la défense de son idéologie : hauts-fonctionnaires et ministres, bien sûr, scientifiques et ingénieurs (des « grands corps », en France), directeurs d’écoles de commerce et directrices d’agences régionales, créateurs de start-ups et cadres de grands groupes, journalistes économiques et publicitaires…, toutes et tous assurant en permanence la promotion de ce développement auprès des populations en martelant notamment qu’aucune autre possibilité n’existe pour notre société que de poursuivre sur le même chemin. La technocratie, c’est (entre autres) Jean-Michel Blanquer, l’ancien directeur de l’ESSEC devenu ministre de l’Éducation nationale ; c’est Muriel Pénicaud, ancienne DRH chez Danone ou Dassault Systèmes devenue ministre du Travail (DRH de la France) ; c’est Agnès Buzyn, cancérologue passée par la tête de grandes agences sanitaires et qui devient ministre de la Santé ; c’est Sophie Feracci, avocate d’affaires, ancienne directrice de cabinet de Macron à Bercy puis pendant la campagne présidentielle, désormais à ce même poste auprès de Buzyn ; c’est le phénoménal Mounir Mahjoubi, à peine trente ans et secrétaire d’État au numérique après avoir fondé plusieurs start-ups et dirigé le Conseil national du numérique sous le gouvernement précédent. C’est vous-mêmes, bien sûr, M. Serviant.

Nous [voici arrivés] à l’ère de la technique sociale, où il s’agit d’orchestrer tout le contexte humain qui entoure le complexe industriel. La politique, l’enseignement, les loisirs, les divertissements, la culture dans son ensemble, les pulsions inconscientes et (…) la contestation même de la technocratie, tout cela devient objet d’une étude et d’une manipulation purement techniques. Il s’agit de créer un nouvel organisme social dont la santé dépende de sa capacité à faire battre régulièrement son cœur technologique. (…) [A ce stade de développement], il n’y a plus rien de petit, de simple, d’évident pour le non-technicien. L’échelle et l’intrication de toutes les activités humaines dépassent au contraire la compétence du citoyen « amateur » et réclament inévitablement l’attention de spécialistes (…). Il serait effectivement antirationnel de faire autrement, puisqu’il est universellement entendu que le but essentiel de la société est de faire tourner efficacement l’appareil de production. En l’absence des spécialistes, la grande machine se détraquerait, nous laissant au milieu du chaos et de la pauvreté. (…)

Les violents débats entre conservateurs et libéraux, extrémistes et réactionnaires, touchent à tout sauf à la technocratie, parce que celle-ci n’est pas conçue en général (…) comme un phénomène politique. Elle y occupe plutôt la place d’un grandiose impératif culturel qui ne saurait être discuté ou mis en question. (…) Dans notre société industrielle avancée, l’art de la domination technocratique est devenu si subtil et si bien rationalisé que même ceux qui régissent notre vie au niveau de l’État et ou des corps constitués refusent de se concevoir comme les agents d’un contrôle totalitaire. Ils se voient plus volontiers comme les managers consciencieux d’un système social libéral et généreux qui, par le fait même de son opulence proclamée, est incompatible avec une quelconque forme d’exploitation. Au pire, le système peut comporter certaines lacunes sur le plan de la répartition – mais bien entendu elles seront comblées… un jour ou l’autre. (Theodore Roszak, Vers une contre-culture, Éditions Stock, 1970, p. 19 à 234) [3]

Bien sûr, vous n’êtes pas d’accord avec une telle analyse, Albin, mais avouez qu’écrire ça en 1969, c’est quand même bien vu. Et quelques lignes après, il y a aussi une citation de Kennedy pendant sa présidence, vous allez me dire à qui ça vous fait penser :

Aujourd’hui, nos grands problèmes intérieurs sont plus subtils et moins sommaires. Ils ne concernent plus des conflits philosophiques ou idéologiques fondamentaux mais les voies et les moyens permettant d’atteindre des buts communs, la recherche de solutions intelligentes à des questions complexes (…). Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’étiquettes et de clichés mais d’une discussion [sur les] questions complexes et techniques que pose la marche en avant d’une grande machine économique. (Discours à l’université de Yale, juin 1962)

J’imagine que vous trouverez le parallèle entre Kennedy et votre champion flatteur… C’est pour ça que tous ceux qui passent leur temps à associer ce dernier à la banque et à la finance perdent leur temps. Ce n’est pas l’essentiel. Le passage de Macron à la banque Rotschild n’est qu’un élément d’un parcours dont toutes les étapes sont significatives : Sciences Po, l’ENA, la participation à la commission Attali de « libération de la croissance française », la participation au cabinet Hollande à l’Élysée, puis la nomination à Bercy (ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique) pour y réaliser une loi qui applique les préconisations de la commission Attali.

L’ennemie de la vie, ce n’est pas simplement la finance, c’est l’industrie. L’ennemie du peuple, ce n’est pas seulement la banque, c’est la technocratie : en plus du pouvoir de l’argent, le pouvoir des normes bureaucratiques et de l’innovation technologique qui sont indispensables à la mise en valeur du capital, à la poursuite de la croissance – du désastre. Monsieur Macron a été désigné comme l’exécuteur en chef de la technocratie française pour les années à venir. Il durera ce qu’il durera, car l’essentiel, c’est le collectif, n’est-ce pas ?

L’enjeu du quinquennat qui commence est clair comme de la silice. Il s’agit pour M. Macron et sa troupe d’accélérer la conversion des Français à « la vie.com », comme le disait une publicité pour un fournisseur internet il y a quelques années. C’est-à-dire à la fois renforcer l’emprise du capitalisme de haute technologie sur la vie des gens, et les faire collaborer activement, avec enthousiasme, à ce renforcement. Voilà une bonne définition de l’économie collaborative : faire adhérer les gens à leur propre dépossession – comme quand des personnes renoncent à habiter leur appartement pour le louer par l’entremise d’Airbnb. Vous le dites à votre façon, Albin Serviant, dans l’article du Monde du 4 avril : Macron, contrairement aux vieux politiciens, a le « charisme » pour « convaincre les gens que ses solutions pour l’économie sont faites pour eux ». Alors que ces solutions, évidemment, sont faites contre eux, comme s’en rendent compte un peu tard bon nombre d’auto-entrepreneurs qui s’étaient inscrits comme chauffeurs sur les plate-formes d’Uber.

Ça n’est pas gagné d’avance pour vous, mais enfin, force est d’admettre que vous avez de sacrés atouts dans votre manche. Tout l’appareil médiatique est à vos pieds, ces jours-ci, comme l’on n’avait pas vu cela depuis longtemps. Une bonne partie des professions intellectuelles, des milieux de la culture, marchent dans la combine de l’homme providentiel, toutes leurs défenses mentales sont tombées pendant la quinzaine de l’entre-deux tours avec la peur de voir Marine Le Pen élue. Il faut dire que votre truc de la prise d’otages anti-fasciste est désormais remarquablement au point, une vraie technique de coup d’État permanent ! Le spectre du FN permet à la technocratie régnante de se maintenir en place, mieux : de retremper à chaque fois sa légitimité, qui paraît pourtant si souvent branlante, éreintée par la répétition des mêmes épisodes. Le spectre du fascisme et d’un « nouveau janvier 1933 » permet à intervalles réguliers d’envoyer de violentes décharges d’adrénaline idéologique dans le corps social, pour que les électeurs dépossédés et en colère réclament, tous comptes faits, que tout continue à l’identique. Et, en fait, ce sera pire.

Pour tous ceux qui n’ont pas renoncé à un changement profond d’orientation de la société moderne, les anti-capitalistes – c’est-à-dire anti-industriels, décroissants, « luddites » –, ceux qui veulent encore croire à la possibilité d’une souveraineté populaire et à des formes d’auto-gouvernement des territoires (communes, régions, fédérations nationales), ceux qui sont en colère mais sans dent particulière contre le cosmopolitisme ou les immigrés – pour tous ceux-là, l’enjeu sera de dénoncer ce que vous entreprenez au fur-et-à-mesure, de s’y opposer autant que possible, d’en expliquer largement les tenants et les aboutissants. Face à vos plans de comm’ bien huilés et vos tentatives de brouiller les pistes par de beaux discours et de fausses précautions, il s’agira de faire enfin apparaître la technologie comme un enjeu politique essentiel, un moyen décisif de domination, d’exploitation, de perte de pouvoir sur sa vie, ce qui est clair pour peu de monde, jusqu’ici.

Tant qu’un mouvement populaire ne s’opposera pas à la tenue des mascarades électorales verrouillées par la technocratie, et ne mettra pas en cause frontalement le résistible déferlement technologique orchestré par vos soins, Albin, vous serez tranquilles. Vous et vos collègues de tous les pays pourrez continuer de semer le chaos tout en daubant sur les losers de France, d’Angleterre et de Navarre. Vous pourrez déverser votre mépris sur ces franges de populations apparemment ou réellement réticentes à votre Meilleur des Mondes. Surtout, ne vous arrêtez pas, parce que votre franchise et votre arrogance naturelles pourraient nous être d’un certain secours pour qu’une majorité comprenne, finalement, qu’il faut absolument arrêter votre maudit train.

En espérant vous croiser un de ces jours en rase campagne…

Matthieu Amiech

29 mai 2017

[Matthieu Amiech est un des auteurs de La Liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer, signé du groupe MARCUSE aux éditions La Lenteur, en 2013 ; co-auteur avec Julien Mattern du Cauchemar de don Quichotte. Retraites, productivisme et impuissance populaire, 2004 – réédité en 2013 à La Lenteur. Il participe aux activités du groupe Faut Pas Pucer dans le Tarn, en lutte contre le puçage des animaux d’élevage et la soumission de toutes les activités humaines aux machines bureaucratiques et informatiques.]

[1On peut ainsi jeter un œil à l’article de Marie Bénilde, « Macron, le candidat des médias », dans Le Monde diplomatique de mai 2017.

[2Cf. par exemple Martin Ford, Rise of the Robots. Technology and the threat of a jobless future, Basic books, 2015.

[3Le sous-titre de cet ouvrage publié aux États-Unis en 1969 était : Réflexions sur la société technocratique et l’opposition de la jeunesse, et les extraits sont tirés du premier chapitre, « Les enfants de la technocratie ». On pourra trouver d’autres réflexions d’une grande lucidité sur ce thème dans Louis Mercier Vega, La Révolution par l’État (1977), réédité par Payot en 2015, dont l’auteur montre le socle technocratique commun aux régimes militaires d’extrême-droite et aux régimes socialistes autoritaires d’Amérique latine, pendant les années 1950 à 1975. On consultera aussi avec profit la série de brochures du groupe Pièces et Main d’œuvre sur la technocratie (Ludd contre Marx, Ludd contre Lénine, Ludd contre les Américains…) ; une synthèse particulièrement claire sur « technique, technocratie, transhumanisme » étant proposée dans leur conférence Un soir à Mirepoix (été 2016).

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