Lettre d’un jeune homme sans histoire à Pier Paolo Pasolini

« Tu as vécu ta vie comme une tragédie, et c’est pour cela que tu as vécu ta vie. »

paru dans lundimatin#349, le 7 septembre 2022

Un lecteur de lundimatin nous a fait part de cette très belle lettre (ouverte) destinée à feu Pier Paolo Pasolini. L’auteur exprime une forme de désespoir liée à sa génération (« Nous, qui sommes nés à la fin des années 80, au début des années 90, avec la chute du mur et de nos rêves de révolution ») mais s’adresse à Pasolini pour se défaire de toute résignation et trouver chez lui « tous les visages et tous les corps qui échappent à la bourgeoisie et sauvent le monde de l’irréalité à laquelle il est promis ».

On ne saurait se situer au-dessus de son époque, mais il est possible de contribuer à la constituer comme objet de conscience commune, donc de la rendre effective, et ainsi d’en envisager l’abolition [1].

— G. W. F. Hegel
(tirant sur une gitane, au milieu des ruines, sous le ciel plombé de Berlin)

Caro Pier Paolo,

Je t’écris au nom de tous ceux qui, pour ne pas disparaître, doivent assumer d’aimer ce monde à leur manière, ingrate et merveilleuse : travailleurs improductifs, chômeurs, parasites, voyous au grand coeur, intérimaires, travailleurs flexibles, syndiqués et militants sincères, petit-bourgeois déclassés ayant appris à vivre en renonçant à leurs privilèges, etc.

Le capitalisme néolibéral, depuis ta mort, il y a 47 ans, a perfectionné sa langue. Mobilisant des technologies que tu n’aurais pu imaginer afin de mieux organiser le travail, de baliser l’errance. Clôture qui enrégimente l’entièreté de la société. Toute la société ? Non. Tu sais bien que tout ce qui vit a cette fâcheuse tendance à se débattre jusqu’au bout. Mais les doctrines de l’ordre, le retour opportuniste des vieilles valeurs clérico-fascistes et l’hédonisme marchand ont désormais fusionné au point qu’en France aujourd’hui c’est bien le parti néolibéral le plus assumé qui gouverne avec la droite raciste la plus décomplexée. Et la gauche ? Tu la connais, la gauche, elle n’a pas abandonné ses beaux idéaux progressistes, en refusant, toujours, de comprendre que le Progrès est le nom, en dernière instance, de ce désastre.

Au sein de la grande classe d’improductifs dont je fais partie, tu n’es pas sans savoir que nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne : certains se débattent pour survivre, d’autres pour donner une signification à leur existence ; certains vivent dans une précarité maîtrisée et choisie, d’autres n’ont rien choisi et tentent seulement de subvenir à leurs besoins les plus impérieux.

Les grands centres urbains populaires, berceaux de cette classe bâtarde où poètes, chômeurs, émigrés ont dû apprendre à vivre ensemble, n’existent plus — ou sont en voie d’extinction, comme à Marseille. L’exil vers la néoruralité des plus privilégiés abandonne la place à une petite-bourgeoisie gentrificatrice des plus décomplexées, accroissant les contrastes et la violence entre sous-prolétaires et petits-bourgeois. Mais l’État travaille activement au perfectionnement de sa doctrine de l’ordre, nous sommes donc tranquilles.

La destruction des services publics a concrètement coûté beaucoup à ma génération : qu’il s’agisse de la ruine de l’hôpital public, ou de l’école qui, à mesure que l’État renonçait aux moyens permettant d’assurer des conditions de travail décentes aux travailleurs de l’Éducation nationale et un véritable espace pédagogique aux élèves, misait sur l’exacerbation de notre morale civique et républicaine, ce qui ne pouvait contribuer qu’au désastre.

À l’époque [2], tu écrivais que la violence de l’acculturation, que les chimères du Développement et du Progrès, se supportent plus aisément en France qu’en Italie, car les services publics, chez nous, tiennent encore la route. Ce n’est plus le cas, cher Pier Paolo, ce n’est plus le cas.

Parmi les travailleurs sociaux, les enseignants, les assistants d’éducation, les personnels soignants, pour certains issus de la petite-bourgeoisie déclassée, les autres appartenant à la grande masse de ceux qui n’ont que leur force de travail pour survivre (auréolée quelques fois d’un diplôme d’État), beaucoup ne sont plus en mesure d’assumer la violence des conditions de travail, mais surtout : comment apporter un soin à l’autre quand nous sommes nous-mêmes dans l’incapacité de donner un sens et une fonction à notre existence ?

Un immense appel à la désertion bruit aux quatre coins du pays. Même les enfants de la bourgeoisie abandonnent leurs brillantes études pour investir leur héritage dans un petit bout de terrain et vivre loin des miroitements du Progrès, de la marchandise et de la dictature du bien-être.

Beaucoup en reviendront, se retrousseront les manches, acceptant finalement, résignés et lucides, de participer au dernier grand défilé du Progrès. C’est un baroud d’honneur. Fort à parier qu’il s’agira d’une manifestation tout à la fois extrêmement militarisée et extrêmement attrayante du point de vue de la séduction marchande.
Nous formons tous un désir de désertion, qui est aussi un désir de destitution de ce corps mort qui gît en nous, celui du pouvoir, celui de l’ordre, celui du discours, qui nous ronge la glotte, les bronches, la trachée et nous brûle la langue comme un acide.

Nous, qui demeurons sans histoire.
Nous, qui n’avons pas eu le beau crépuscule de nos aînés, cette complaisance d’esthète, les ciels déchirés de la Mitteleuropa, derniers scugnizzi de Naples essayant de nous voler un billet, l’art de vivre tzigane se déployant dans des grottes de Grenade…
Nous, qui n’avons eu ni le Voyage ni la Grande Tradition Humaniste pour nous étourdir ou simplement tenir à quelque chose.
Nous, qui sommes les héritiers chétifs du petit Hanno, dans les Buddenbrook de Thomas Mann, n’ayant plus la force d’affronter les exigences d’une bourgeoisie qui nous somme de continuer ce en quoi nous n’avons jamais cru.
J’aimerais convoquer ici Camille de Toledo, dont l’acuité et le style accusent également ce monde agonisant :

Dans cet horizon touristique de l’Europe où nous consumons notre mémoire, où nous visitons les preuves de nos crimes, le musée a été renversé. Nous circulons dans une galerie des horreurs à rebours de l’ « édifiant » et de l’ « admirable » ; et cependant, par la mise en scène des dossiers de nos hontes, le bien et le mal semblent happés par une même logique passagère, provisoire, éphémère des affects. Ainsi, le train fantôme des kermesses de notre enfance rejoint la passion, l’ivresse des lieux de mémoire [3].

Nous sommes nés sans histoire.
Ce pour quoi nous avons la passion des généalogies et des unions intempestives.
Ce pour quoi nous sommes si souvent séduits par les crépuscules, les ruines et la mélancolie vidée de toute substance de nos ainés.
Mais comment pourrions-nous bâtir une société plus juste et plus vivante sur la brume lénifiante d’un parc d’attractions ayant pour thèmes les décors de leurs propres crimes, dont ils ont pris soin de se dédouaner — voix chevrotante et larmes opportunistes des hommages que la République se rend à elle-même.

Nous, qui sommes nés à la fin des années 80, au début des années 90, avec la chute du mur et de nos rêves de révolution : que ferons-nous de cette nostalgie abstraite, caricaturale, soustraite à la matérialité des pures formes de vie que la nouvelle préhistoire broie avant d’en revendre les haillons sur des marchés impersonnels et tristes.
Permets-moi de citer un autre passage du camarade Toledo — dont nous apprécions le caractère programmatique pudiquement esquissé :

Nous résorbons alors la perte et la hantise dans le désir de consolation. Ce faisant, nous perdons notre pouvoir, cette capacité que nous aurions dû acquérir de marcher sur un fil, dans l’absence des corps de nos morts ; justement : non pas une morale, ni une mémoire éternelle, mais le fil entre la mémoire et l’oubli [4].

Cher Pier Paolo, nous détenons quelque chose que vous n’aviez pas : nous sommes nés après l’espérance. Notre tristesse, nos natures névrotiques, sinistres, angoissées, ne sont liées qu’à la difficulté que nous avons à assumer notre incapacité psychique, physique, symbolique d’honorer et de perpétuer un certain héritage, celui d’une histoire qui s’est présentée à nous comme la seule histoire possible, et qui n’était pourtant que l’histoire bourgeoise.
Mais dès lors que nous l’accepterons, que nous assumerons de n’être plus solidaires des Nations et du Progrès, aux noms desquels les crimes commis sont innombrables, que nous ne nous soumettrons plus au bon sens bourgeois et au règne de la Raison instrumentale, que nous refuserons d’abandonner nos vies à un principe de rendement, que nous ne baisserons plus les yeux devant la médiocre rhétorique des pourfendeurs du communisme, de tous les communismes, du communisme entendu schématiquement comme l’autre face et la seule alternative à la clôture de l’histoire, alors nous serons forts d’une vigueur nouvelle. Et il ne sera plus permis d’être déçus, trahis, abattus.

J’ose croire que cette force, vitalité désespérée, telle que tu lui as donné forme et consistance dans ta poétique, et qui est consubstantielle de notre (non-)rapport au monde, nous permettra, à l’échelle de notre génération, mais surtout de celles qui viendront, d’éviter la répétition des espérances creuses, des grandes trahisons, que nous réussirons ainsi à assumer cette négativité, cet envers de la modernité, à nous rattacher simplement à la nuit bleue des traditions résistantes, dans le feu de la première origine, et non plus aux vieux relents, tables rases et pseudo-avènements de l’Homme nouveau, qui firent l’exaltation de nos pères militants.

Cet « Homme nouveau », je n’ose en imaginer les traits : génériques, bourgeois, adaptables. Osons dire que le pire stalinisme, celui qui colora de rouge les valeurs occidentales bourgeoises, a échoué à abolir le spécifique, visages, langues et paysages, là où le néocapitalisme a triomphé.
Mais sache que nous avons toujours des mains de bâtisseurs, que nous saurons les employer à réparer ce qui peut encore l’être.
Que nous conservons la malice du jongleur et la grâce de l’équilibriste.
Notre poème se fonde désormais sur le vide libéré par la destitution du Discours et de l’idée de Progrès.
À nous d’organiser la posthumanité dont nous sommes les bâtards.

Contre la nouvelle Réaction, aussi terne que l’idée de Progrès, l’une et l’autre imbriquées aujourd’hui par les nécessités tactiques du moment, nous apprendrons le langage des choses qui ne furent pas les nôtres : des savoir-faire, des langues dont nous n’avons pas hérités.
Nous forgerons de nouveaux outils et saurons utiliser ceux que le grand Capital met déjà à notre disposition [5].

Nous apprendrons à renverser tout ce qui s’est longtemps présenté à nous dans la neutralité d’un moyen et qui n’était pourtant que la caméra embarquée du pouvoir.
Nous serons spontanément enclins à apporter notre soutien à tous ceux qui souhaitent défendre un fragile héritage : une façon de cultiver les patates, de cuire l’ail, de s’habiller, de croire.
Et nous aurons l’humilité de soutenir toutes les luttes sectorielles sans déjuger pour autant des aspirations petites-bourgeoises qui peuvent s’y loger.
Surtout si ces luttes sont en capacité de déborder le cadre sectoriel et de construire ici et maintenant un autre langage, un langage à la fois total et inachevé.

L’expérience récente des gilets jaunes — j’espère que tu me pardonneras la liberté prise de te donner à leur sujet une opinion — nous a prouvé qu’un mouvement dont tout portait à croire qu’il se traduirait en dernière instance par un néopoujadisme petit-bourgeois et raciste, pouvait échapper à tous les ensignements [6] militants, et attaquer la gauche par sa gauche.
L’erreur fut, comme si souvent quand survient quelque chose à quoi on ne croyait plus, de penser que ce mouvement pourrait se suffire à lui-même, que le pouvoir néolibéral serait renversé, que la révolution était au bout du chemin.
Au vide du politique répond un signifiant vide désormais : l’agrégation de toutes les colères, de toutes les révoltes, construites ou désarticulées. Un jour, pourtant, il nous faudra assumer de construire une signification collective. Mais celle-ci verra le jour d’elle-même. Il ne faut surtout pas en hâter le cours.

Tout ce que nous pouvons dire aujourd’hui, c’est que le vide du politique ne doit pas être rempli par un nouveau discours de gauche. Tant que la gauche institutionnelle n’aura pas abandonné l’idée que c’est à l’intérieur du développement capitaliste qu’il lui faut trouver de meilleurs équilibres, une répartition des richesses plus juste, elle se retrouvera inévitablement dans la position de devoir nous trahir. Elle n’en est pas responsable, c’est la marche du monde qui est ainsi. Sa responsabilité est de refuser d’admettre sa propre mort, ce qui l’empêche de quitter la scène sous les larmes et les applaudissements.

Toi qui avais diagnostiqué avant tout le monde la mort de la gauche en Italie, lui avais rendu le plus sincère des hommages dans Uccellacci e uccellini, à la fin du film, quand une foule d’ouvriers accompagne émue la dépouille de Togliatti, tu sais bien que nous nous débattons toujours avec la réalité, que nous refusons d’accepter que les années 50 soient terminées, que nous refusons d’admettre que les Trente inglorieuses aient permis une amélioration des conditions de vie du prolétariat occidental sur le dos de la surexploitation coloniale, qu’elles soient également responsables de l’éradication des cultures populaires dont la sauvegarde justifie que nous nous battions.

En écrivant cela, je n’arrive plus à me souvenir d’un mot qu’on associe inévitablement à la mort, à la dépouille, au cimetière : c’est celui de cercueil. Offrons un beau cercueil à la gauche, et surtout aux communistes officiels. Désormais il faut qu’ils se taisent. On ne peut pas laisser les derniers faussaires d’un communisme institutionnel en décrépitude brandir leurs « jours heureux », et souiller ainsi la dignité d’une histoire qui fut l’une des plus belles qui soient.

Le poème n’est que balbutiement mais il contient toutes les langues, disais-tu. Cette idée m’obsède et me revient comme un scalpel au-dessus de toute espérance.
Comme toi, et sans doute bien plus tôt — je veux dire en âge — j’ai cessé de croire en la Littérature [7]. Mais souviens-toi que si la main tremble encore, à l’heure où nous avons tout perdu, que si le poème balbutie et s’évanouit comme une fête lointaine ou un ballon rempli de gaz, souviens-toi que c’est en riant que nous traversons cette si longue saison de la posthistoire.
Ici, nous n’offrons aucune résolution, aucun au-delà — tout ce qui nous importe est d’épuiser notre sujet. Nous cherchons l’os de la réalité, celui qui n’a rien d’antique ou de christique, « l’os de la vie de tous les jours » que tu évoquais dans « Les pleurs de l’excavatrice ».

Nous n’avons qu’un seul espoir : celui de réussir à continuer, simplement continuer.
Jamais au-dessus de l’Histoire. Il s’agit de faire un pas de côté. Tout est question de positionnement éthique : choisir la juste intensité, qui ne renie rien de vivant, qui ne porte pas atteinte au visage de l’autre, cet autre qui est le paysage de notre action.
Ainsi, peut-être, nous renouerons avec une certaine idée de la poésie en tant que langage nécessitant pour se déployer un effort d’expérimentation et une liberté qui s’affranchissent résolument du Discours et de l’unité de combat, qui nécessitent également de tendre vers la réalité, cette réalité contre laquelle la langue du pouvoir s’est écrasée.

Il ne s’agira pas de recoller les morceaux d’un passé irrémédiablement perdu, mais par le travail du montage de rendre possible la génération de rapports nouveaux. Nulle table rase, mais l’obsession archéologique jointe à la nécessité d’adapter nos formes à la nouvelle réalité matérielle, technique et technologique, du monde. Il s’agira d’éclairer nos utopies en puisant à la source de cette quête de rédemption à laquelle les vaincus nous somment de répondre, et de mobiliser pour ce faire les moyens que nous avons à notre disposition. À ce titre, le poète n’a plus le droit de se soumettre à une représentation littéraire éthérée de la beauté, il doit creuser la terre du langage, abattre le régime de la représentation, éclater les structures narratives établies, recommencer sans cesse à faire éclore une parole neuve sur la ligne de crête qui lie sans les confondre le signe et sa signification.

L’artiste aujourd’hui doit donc se remettre au travail. Non pas dans une chambre à lui, mais sur un chemin rugueux.
L’un de tes derniers amours de poète fut pour Ezra Pound — permets-moi de le citer ici :

La beauté est difficile… la plaine aride
précède les couleurs [8]

Fortini t’accusait de hurler dans un désert. C’est qu’il refusait d’arpenter cette plaine aride, croyant que le discours et l’action politique suffisaient à convoquer les couleurs. Si belles soient-elles, ce n’est pas vrai.
Toi qui fus le premier des modernes, et le dernier des classiques, il aura fallu que tu t’adaptes. Et comme j’imagine à quel point cette adaptation a dû te coûter.

(Ne se sont-ils jamais demandé, ceux qui te considéraient comme un réactionnaire enlisé dans son passéisme, pourquoi tu t’étais adapté si vite aux nouvelles formes de la technique cinématographique ? Et comment cette technique cinématographique avait-elle pu déterminer en retour l’écriture de tes derniers textes poétiques ?)

Après Elsa et son oeuvre moderniste, sensible et pacifique — mais bombardée d’ogives —, trois ans après, donc, Le monde sauvé par des gamins, tu publies transhumaniser et organiser. Ce texte, qui est ton dernier grand texte poétique publié de ton vivant — et qui n’a jamais été traduit, à l’exception de quelques bribes dans l’anthologie de Ceccatty — est une prouesse d’adaptation formelle : tu t’adaptais au morcellement de notre réalité, à la nécessité de rompre avec l’idée de Grande Poésie Nationale, à une poétique de la cassure et de la bifurcation, mêlant les registres, plus strictement poétiques ou documentaires…

Contrairement à Aragon qui, chez nous, fit le chemin à l’envers — de l’avant-garde surréaliste au renouveau de la tradition nationale — et, en ce sens, plus proche d’un Césaire, tu sacrifiais [9] ta langue, ton style, le prestige de la figure de l’auteur, et engageais ton écriture sur des voies nouvelles [10].

Pétrole, également, cette oeuvre à la fois inachevée et fragmentaire — et qui ne pouvait que l’être [11] —, s’inscrit dans cet effort d’adaptation formelle. Ainsi, tu contribuais à réinventer la poésie, quitte à piétiner Dante et Leopardi — mais peut-être étaient-ce eux secrètement qui te priaient de les piétiner ?

Tu reconnais alors le vide de notre époque et décides de fonder le poème à partir de ce vide. Hésitations, ratures, montages. Avec Pound en ton sillage, articulant la tradition au modernisme le plus acide, tu réinventes un langage. Ainsi, tu apparais également comme le frère lointain d’un Beckett ou d’un Celan.
Contrairement à nombre de préfaciers et de commentateurs, je ne crois pas que les Poèmes à Casarsa [12] soient de la poésie et que tes derniers textes n’en soient plus [13]. Transhumaniser et organiser, Pétrole, sont à la fois en rupture avec ton oeuvre poétique antérieure mais en constituent également l’aboutissement le plus légitime et le plus naturel.

Souviens-toi les bouffonneries de Ninetto, dans Uccellacci e uccellini, sa touffe bordélique et les grimaces de Toto, en marge de l’enterrement de Togliatti… Tout était écrit, n’est-ce pas ?
Dans le fond, au nouveau type d’humanité qu’a engendré la révolution consumériste, tu n’as jamais cessé d’opposer une posthumanité en son programme : politique de l’amour, du rire et de la vie réellement vécue.
Pourquoi posthumanité ? Parce que l’humanité, c’est toujours l’humanité bourgeoise : l’écart entre cette humanité générique et abstraite (le citoyen du monde) et une réalité concrètement traversée d’antagonismes (la lutte des classes) étant devenu de plus en plus insoutenable. Tout ce qui vise à résorber cet écart, par des représentations et par des mots, par des discours, qu’ils soient « sociaux » ou non, c’est de l’idéologie, et toute idéologie est également bourgeoise.

Ici, la conception lukácsienne de l’idéologie en tant que mode de livraison de la conflictualité sociale tient jusqu’à un certain point. Un certain point seulement : l’art communiste n’a pas à sacrifier sa liberté d’expérimentation au nom du culte de la totalité, cette dernière étant nécessairement soumise à une grammaire de la représentation qui, bien que située, se donne à voir comme universelle. Si cette grammaire se déploie et se réinvente loin de Garibaldi et Mazzini, pourquoi pas. Dès lors qu’elle se soumet au récit national, qu’elle n’entrevoit pas d’autres formes d’expression que celles de sa langue instituée, qu’elle épouse instinctivement ses représentations, ses valeurs, et, surtout, si ces valeurs cohabitent avec les valeurs de la nouvelle bourgeoisie, les valeurs de l’entrepreneuriat, du marketing et du bien-être, alors, la grammaire qui nous tient lieu de structuration symbolique de la réalité, est la matrice d’une langue morte.

Toi, tout ce qui t’a toujours intéressé, c’était de faire entrer la réalité dans le poème. Non plus comme reflet ou totalité, mais comme source infinie de rapports possibles. Ici, quelque chose te lie secrètement à Godard : détournements, falsifications, collages, etc [14] visent toujours l’image (dialectique) et non la représentation (statique) de la réalité.

Ayant trempé ta conscience et ta langue dans la grande tradition nationale, humaniste et bourgeoise, il a fallu que tu adaptes formellement ta poétique aux nouvelles possibilités réelles que t’offrait la technique, et ce afin de préserver le maigre fil nous liant à une réalité non encore dissoute dans l’irréalité bourgeoise.
Les valeurs de la nouvelle République italienne, celles des pères de la démocratie libérale, sa langue, sa morale, tous ces éléments d’une culture qui était celle d’un pouvoir avec lequel tu as toujours entretenu des liens puérils [15], ont été fondues dans les nouvelles valeurs hédonistes-permissives de la société de consommation. Aux premières, tu pouvais opposer de façon plus binaire un langage tissé de toutes les langues, dialectes ou idiomes, et toutes les « pures formes de vie » qu’elles permettaient encore de rendre visibles et de manifester. Mais les secondes supposent un geste de destitution encore plus grand, qui n’est plus seulement la promotion des traditions spécifiques, vernaculaires contre la Langue et la Culture d’État, mais une percée en deçà du langage articulé, un montage de sons, d’images, de documents, mêlant le mythe et le documentaire, la tradition et la technique moderniste, un nouveau langage [16].

Non seulement tu as toujours cherché à t’adapter aux nouvelles formes de réalité que tu as vues naître (par exemple : la culture sous-prolétarienne de la banlieue romaine), mais tu réagissais également à cet écart vertigineux entre la langue des intellectuels sur la réalité et la réalité elle-même (par exemple : l’exclusion, chez les théoriciens du communisme officiel, de la composante sous-prolétarienne et/ou émigrée, et ce au nom d’une conception homogène et vide du sujet révolutionnaire).

Aujourd’hui, la langue des experts et des éditorialistes, intellectuels organiques ayant réussi à supplanter les vieux intellectuels classiques, n’est que la conséquence de cette trahison, sa forme renouvelée et désormais hégémonique.
C’était précisément afin d’éviter de te soumettre à cette nouvelle réalité qui n’existait pas [17] que tu n’as jamais cessé de t’adapter aux nouvelles formes de vie prolétariennes et sous-prolétariennes qui seules te semblaient dignes d’être vécues — ce qui t’a naturellement conduit à adapter ta production poétique aux moyens de t’emparer de leur objet [18] — réalité fragmentée, hybride, menacée — unique façon de continuer à produire du langage, c’est-à-dire à exister en tant que poète.

Ils pensaient que tu te lamentais sur la tombe de Gramsci. Ils ne comprenaient rien. Ils disaient que tu projetais ta propre dramaturgie intérieure sur l’Histoire. Fortini le disait. Les communistes le disaient. La jeunesse militante le disait. Tous ils se sont trompés. Contrairement à eux, toi, tu n’as jamais cessé de rire. Tu étais simplement un homme doté de passions réelles dans une société qui devenait de plus en plus irréelle. Tu as vécu ta vie comme une tragédie, et c’est pour cela que tu as vécu ta vie. Les dramaturgies bourgeoises, les guerres de clan, le racisme des petites différences, tout cela t’échappait car tu étais obsédé par tout ce qui vit et chante, par les bouffonneries de Ninetto, par la grâce de Médée, par le hurlement déchirant de Mamma Roma, ces visages et ces corps qui étaient et qui continuent d’être tous les visages et tous les corps, tous les visages et tous les corps qui échappent à la bourgeoisie et sauvent le monde de l’irréalité à laquelle il est promis. Toi, tu n’as jamais considéré que tu vivais dans le voisinage des autres. L’altérité la plus radicale est un vertige, et c’est de cette école-là dont tu te réclamais. Car tu étais pur amour.

Quant à nous, qui t’aimons tant, qui aimons le monde également, et non sa parodie, grâce à toi nous savons désormais que le balbutiement contient toutes les langues, et que le désespoir ne se confond aucunement avec la résignation.

« Nous » qui étions pure lumière — et ne le savions pas.

Pierre-Aurelien Delabre
Pordenone, 10 juillet 2022.

[1Ne cherchez pas la source de cette citation, bien que de première main, elle n’apparaît nulle part ; si vous tenez vraiment à en attester l’authenticité, il faudra le demander aux ruines, ou, à près de cent kilomètres de la capitale allemande, dans la forêt de la Spree, aux vieux Aulnes verdis. On dit qu’eux seuls détiennent le secret de l’antique sagesse philosophique. Mais, dépêchez-vous, la nouvelle préhistoire est un incendie qui emportera tout : vieux secrets, paroles profanes, amours clandestines etc.

[2Dans les Écrits corsaires, notamment.

[3Camille de Toledo, Le hêtre et le bouleau, Seuil, 2009.

[4Ibid.

[5J’invite ici à voir le poème-vidéo intitulé « Nihil » et réalisé par le collectif « AAA » : https://m.youtube.com/watch?v=By_gC9KU828.Le texte est à lire ici dans la revue Error  : https://error.re/nihil/

[6Néologisme forgé par Félix Guattari.

[7Ayons la sincérité de reconnaître que ce n’est pas tout à fait vrai.

[8Nous traduisons ici deux vers de Pound extrait de son Canto LXXIV.

[9Était-ce un sacrifice (acte volontaire) ou une destitution (acte involontaire) déterminée par les nouveaux rapports de production et de consommation, par la nouvelle société qu’ils induisent ? Il me semble que les deux sont liés, que ton mérite fut de continuer à faire un pas vers le monde, bien que ce monde ne te reconnaisse plus, quitte à assumer une posture régressive, scandaleuse ou sacrificielle : « Destitué de mon autorité, auteur / qui n’est plus indispensable, chargé / de poésie sans être plus poète, / (la condition de poète cesse / quand le mythe des hommes / déchoit… et les instruments sont autres / pour communiquer avec ses pareils… d’ailleurs / mieux vaut se taire, en préfigurant, / dans un désoeuvrement narcissique, la paix dernière) / — et je suis de nouveau au chômage, moi, / un garçon aux mauvaises et naïves lectures / qui écrit par vengeance (contre lui-même) / et offre un corps de martyr aux indifférents. » (Pier Paolo Pasolini, Poésie en forme de rose (1964), traduction de René de Ceccatty, Payot, 2015.)

[10Si nous considérons évidemment Cendrars et Apollinaire comme des rampes de lancement de ces voies nouvelles — et les surréalistes en leur sillage —, ce n’est pas uniquement parce qu’ils ont promu le vers libre. Dans l’absolu, nous n’opposons pas la forme fixe au vers libre — cela ne résume pas la distinction langue/langage que nous tentons de produire ici. Ce n’est pas non plus, selon nous, le coeur du différend entre Césaire et Aragon. Par ailleurs — et notamment depuis Le condamné à mort de Jean Genet —, nous savons que la métrique classique peut fournir une contrainte formelle tout à fait féconde, qu’elle ne se confond pas avec la langue, qu’elle peut devenir un nouveau langage. Je ne résoudrai pas ici les problèmes que cette distinction conceptuelle continue à nous poser, contentons-nous de dire que cette distinction ne peut pas faire l’économie d’une articulation vivante (dialectique) de l’un et de l’autre terme, en réintégrant par exemple la langue au langage au sein d’un travail de montage (Godard) et/ou de retraduction (Pound).

[11« Du vivant de l’auteur, toute décision est provisoire ; avec sa disparition, tout choix provisoire devient définitif ; le principe vaut d’autant plus quand, comme dans le projet de Pétrole, le caractère non définitif était considéré par l’auteur comme constitutif de la « forme » intentionnelle. » (Aurelio Roncaglia, « Note philologique », dans Pétrole, traduction de René de Ceccatty, Gallimard, 1995.)

[12Oeuvre de jeunesse publiée alors que Pasolini n’a que 20 ans.

[13Ainsi, nous affirmons notre désaccord avec Massimo Cacciari quand il écrit que le Pasolini de la seconde forme « alourdit » de « dénonciations » et d’« invectives » la pureté élégiaque de la première forme. (Une amitié poétique, L’Éclat, 2022.) A contrario, nous pensons que cette prétendue « seconde forme » s’aiguise en se confrontant à la compréhension du monde du point de vue de la lutte des classes. Ajoutons également — sur un plan plus général — que deux grandes tendances s’esquissent dans l’usage actuel de Pasolini : une première tendance qui se manifeste assez dans les mots de Massimo Cacciari, faisant ainsi jouer le jeune Pasolini contre le plus vieux (à la manière dont on fait souvent jouer le jeune Marx des Manuscrits contre celui du Capital) ; et une seconde tendance qui, si elle reconnaît l’importance de l’oeuvre ultérieure, opère une entreprise de démarxisation de cette dernière, comme s’il s’agissait d’en abstraire le logiciel périmé — en occurence : une interprétation marxiste de la réalité sociale et de l’histoire —, la « contextualisation » opérant alors comme une « relativisation », et ceci afin de forger une représentation inoffensive et cool, intemporelle, du « poète contestataire ».

[14Lire notamment la notice de Pétrole.

[15Citation d’Ossip Mandelstam en exergue de Pétrole  : « Avec le monde du pouvoir je n’ai eu que des liens puérils »

[16« Donquichottesques et durs, nous agressons la nouvelle langue / que nous ne connaissons pas encore, que nous devons tenter. » (Pier Paolo Pasolini, La religion de notre temps (1961), traduction de René de Ceccatty, Payot, 2015.)

[17« …Ils auront vécu là les pires / années de leur vie : POUR AVOIR ACCEPTÉ / UNE RÉALITÉ QUI N’EXISTAIT PAS… » (« Victoire », dans Poésie en forme de rose (1964), dans l’anthologie personnelle traduite par José Guidi, Gallimard, 2020.)

[18« M’emparer, peut-être, sur le plan doux et intellectuel de la connaissance ou de l’expression ; mais malgré tout, essentiellement, brutalement et violemment, comme cela se passe pour chaque possession, pour chaque conquête. » (Pier Paolo Pasolini, Pétrole, op. cit.)

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