Lettre aux amis du désert

Marcello Tari

paru dans lundimatin#235, le 23 mars 2020

Chères amies, chers amis,

Il est peu de choses dans la vie plus réconfortantes qu’écrire des lettres à ses plus chers amis dans un moment comme celui-ci. J’espère que celle-ci vous trouvera bien portants et beaux comme je vous porte en moi.

Certains d’entre nous sont en train de vivre avec grande souffrance ces journées mais l’amitié – être au plus proche de tout prochain – est faite ainsi que nous pouvons la partager et partant l’amoindrir si nous le souhaitons. Simplement parce que, en vertu de l’amitié, nous sommes portés sans effort à vivre avec la vie-même d’autrui. Dans ce cloître qui nous a pris, nous devons rester ouverts comme jamais au vent de l’amitié qui est capable, comme nous le savons, de souffler au-delà de toute distance.

Comme sans doute vous avez pu avoir l’occasion de le remarquer nous nous trouvons depuis quelques jours ou semaines, selon nos pays respectifs, tous réduits à une quarantaine en une période qui, par un hasard qui a quelque chose de perturbant, est aussi celle du carême. Période traditionnellement dévolue à l’introspection, au renoncement, mais aussi, peut-être, à la réconciliation. Et puisque, mais qui me connaît le sait bien, j’ai toujours pensé qu’il n’existait rien de tel que le « hasard », et que celui-ci était seulement une façon de parler pour se rassurer, une superstition par laquelle nous nous obligeons à croire que ce qui arrive, la façon dont cela arrive, n’a aucune signification pour nous ; j’ai pensé que cette coïncidence faisait partie des signes des temps qui sont et que nous sommes appelés à interpréter.

Dans les Évangiles on raconte que durant cette période Jésus a été « poussé » par l’Esprit dans le désert pour quarante jours et que là, dans cette période d’ascèse, il a subi les tentations du démon.

C’est un topos que l’on retrouve dans plusieurs histoires rapportées dans l’Ancien Testament, à commencer bien sûr par la traversée aventureuse du peuple juif pour fuir les persécutions. Des histoires différentes, mais toutes signes que le désert est « épreuve ». Bien sûr, dans la vie de chacun de nous il nous est arrivé de traverser des périodes désertiques. Cela ne s’est pas toujours bien passé et nous en portons les cicatrices, en tout cas c’est là mon expérience. Mais les fois où nous sommes sortis plus forts sont celles qui, à bien y penser, nous permettent d’être encore vivants. La chose exceptionnelle est que parfois, comme aujourd’hui, l’épreuve est dans le même temps individuelle et collective, au point d’impliquer des peuples entiers, sinon l’humanité toute entière.

Nous qui avons toujours scruté l’écoulement inexorable de l’histoire en y cherchant les signes de l’événement qui l’interromprait, nous ne pouvons donc pas rester de marbre en face de ce qui a cours. Un événement hors-norme, qui nous fait nous rendre compte que nous n’avons pas assez de mot pour le décrire. Le désert est aussi l’absence de paroles, de discours, de sons répétitifs et agréables. Par ailleurs, en hébreux, le terme utilisé pour « mot », dabar, et celui pour « désert », midbar, ont la même racine : de là, on peut supposer que c’est précisément parce que le désert est un lieu privé de mots qu’il est le plus propice à la révélation de la Parole en tant qu’événement. La première chose à faire donc est d’être à l’écoute, faire suffisamment le ménage en soi pour pouvoir accueillir l’événement. Mais pour écouter quoi au juste ? Dans une interview avec une moniale que j’ai lue récemment, celle-ci déclare que l’obéissancedoit être comprise dans son sens étymologique, comme ob-audire, soit « écouter au-devant, en face de ». « Écouter la réalité » est la véritable signification de l’obéissance conclût-elle dans son cloître. Je crois que c’est à un exercice de ce type que la période appelle.

Dans le désert il n’y a pas de rues, pas de chemins déjà tracés et qu’il suffirait de suivre : c’est la tâche de celui ou celle qui le traverse de s’orienter et de dégager une voie qui le porte au-dehors. Il n’y a pas de boutiques non plus, ni de sources d’eaux, ni de plantes et tout semble immobile car dans le désert il n’y a pas de production, pas de bars, pas de centres sociaux, rien de ce que nous tenons comme conditions pour considérer un endroit comme « vivable » n’est présent. On peut dire enfin qu’il n’y a rien d’humain et c’est pourquoi dans le livre du Deutéronome on dit que dans le désert il est une solitude hurlante. Je sais, je sais bien qu’une grande partie de cette période que nous vivons semble essentiellement faite de ce hurlement et de cette déshumanisation, et je comprends la méfiance et l’horreur qui nous prend quelques fois et nous conduit au désespoir. La vulgarité d’une grande partie de la « musique » qui tombe des balcons en Italie ces jours-ci en début de soirée ne parvient pas à couvrir ce hurlement : c’est bien lui qui couvre tout. En réalité, après l’euphorie des premiers jours, c’est un rite qui est déjà en train de disparaître : beaucoup comprennent que c’est quelque chose qui ne sonne pas juste. Changer ce hurlement en un chant dépend de notre sensibilité, de notre entente avec l’événement. Non ne devons pas nous rouler dans le désespoir ni nous figer dans le déni. Il est de nombreuses façons de désespérer et de nier, et souvent elles paraissent être leurs contraires, dans l’agitation dont elles sont faites et qu’elles transmettent : ne nous faisons pas avoir. Écoutons le chant de la réalité, pour de vrai.

Il faut penser que, toujours dans ces vieux livres, on raconte que le jardin d’Éden a été la première victoire sur le chaos désertique, qu’il fut planté en fait au centre de là où il n’y avait rien, ni buissons ni herbe, ni fleuve ni rien d’autre. Et ce jardin est en effet resté inoubliable, en tant que promesse du bonheur auquel tendre : un lieu d’abondance où il n’y a ni travail ni exploitation, où tout est en équilibre avec tout. Dans leurs meilleurs moments, les peuples ont pensé que c’était la seule existence digne d’être vécue. La victoire dans et sur le désert ne signifie alors rien d’autre qu’accéder à la possibilité d’une vie plus vraie, plus riche, plus heureuse et en cela plus libre. Chacun de nous en cette minute précise vit sa propre épreuve et il n’est pas aisé de distinguer celle qui est supportée par le corps de celle qui l’est par l’esprit, comme habituellement nous tendons à le faire. Sans doute est-ce l’occasion, à cette minuteet pas un autre demain ou Dieu sait quand, de pouvoir réunir ce que d’habitude nous sommes portés à considérer comme divisé. Vous le savez mieux que moi : notre civilisation a été de ses racines jusqu’à son sommet la civilisation de la division : ne lui permettons pas aujourd’hui de l’approfondir encore et encore.

Le désert est le lieu propre à la krisis, dans l’acception originale de cet antique mot grec qui continue à nous obséder : choix et décision. Ne pensez-vous donc pas, mes amis, qu’aujourd’hui nous soyons tous « poussés » exactement à cet endroit ? Le moment inéluctable de la décision n’est-il pas venu peut-être pour nous tous ?

Et ne pensez-vous pas que ce soit une décision que nous devrions prendre ensemble à partir de soi et non chacun pour soi sans tenir compte des autres ?

Le désert dont je parle est le lieu de l’épreuve, non parce qu’il est un espace vide, mais parce qu’il est privé de toutes les choses qui décorent artificiellement les existences, tout ce qui les facilite et les flatte : il est privé donc des distractions qui empêchent chacun quotidiennement de contempler sa propre vie avec clairvoyance. Le désert est par conséquent le lieu qui permet de méditer, concrètement, sur sa propre vie dans le monde, depuis un lieu hors du monde, au sens le plus véritable : libre du superflu, de tout ce que nous avons cru nécessaire mais qui, au contraire, maintenant nous le savons définitivement, ne l’est soudainement plus parce qu’il ne l’a jamais été. Réciproquement, le désert nous fait éprouver le désir de tout ce qui manque vraiment à notre vie. Le long du chemin que nous ouvrons péniblement en lui, nous éprouvons alors l’absence de la communauté, celle de la justice, celle de la gratuité, celle de la santé véritable et, bien entendu, nous éprouverons aussi l’absence de cette personne que nous avons exclue de notre intimité sans bien saisir pourquoi, ou de celle qui nous a exclu de la sienne et que néanmoins, mystérieusement, nous continuons à aimer. Soif d’amour ? Il faut dire que oui, dans tous les sens possibles. L’un d’entre vous, il y a longtemps, m’a dit que faire quoi que ce soit ensemble n’a pas de sens et ne peut en avoir si nous ne nous voulons pas au moins un peu du bien. Pas le bien abstrait de l’idéologie, mais celui, précisément, du corps ou de l’esprit que l’on éprouve par le contact. Bien sûr, comprendre en quoi consiste ce bien n’a pas toujours été facile, et souvent même au lieu du bien nous nous sommes fait du mal. En fait, les quelques êtres qui habitent durablement le désert sont toujours dangereux : les hyènes et les démons. De Jésus cependant il est dit qu’à la fin de l’épreuve même les fauves restaient à ses côtés comme s’ils étaient des agneaux (l’Éden !). Nous devons alors saisir le moment pour réussir une bonne fois pour toutes à comprendre ce que signifie nous aimer les uns les autres sans utiliser ni subterfuges, ni médiations absurdes, ni l’hypocrisie avec laquelle à chaque fois nous sommes passés à côté.J’ai l’impression, la certitude, que dans le moment où nous toucherons à cette réalité et lui obéirons, alors oui, nous « serons tout ».

C’est en cela que le désert est ce lieu dans lequel, à travers les méditations et les épreuves, l’esprit fort d’un nouveau commencement se forme durablement. Aujourd’hui nous avons la possibilité de ne pas répéter un rituel comme s’il s’agissait d’une parenthèse finalement insignifiante pour nous et pour le monde – et en matière de rituels usés et inutiles, laissez-moi vous dire que nous sommes de grands experts –mais de déchirer définitivement le voile de l’Histoire qui nous retient prisonniers d’un songe maléfique. Aller au-delà, comme l’a souvent répété un vieux sage. En ce moment, aller au-delà signifie aller bien plus loin que la pandémie, aller tous ensemble vers un autre plan de l’existence.

Endurcis par le désert, avec la force spirituelle acquise à travers les privations et le combat victorieux contre les démons, nous pourrons nous présenter à nouveau au monde avec une puissance nouvelle qui n’est pas du monde, celle qui désormais sait – comme dit Jésus au démon qui le tente une première fois– que l’on ne vit pas seulement de pain, mais avec et à travers la Parole. Laquelle est plus matérielle que la matière. Les tentations auxquelles sont soumises le Christ sont celles de toujours : possession, pouvoir, manipulations. Matière qui est moins que la matière. Ce sont celles contre lesquelles nous avons toujours lutté : c’est pourquoi précisément nous sommes devenus amis, vous vous rappelez ?

C’est cette Parole qui nous travaille ces jours-ci, chacun dans son coin, chacun dans son cloitre, chacun dans son désert, chacun par une peine différente. Des coins qui peuvent être ceux d’une intimité reconquise et qui cependant, tous ensemble créent un unique désert, immense, qui est comme une gigantesque rencontre avec la réalité. Puisque le désert dont je parle ce ne sont pas les rues vides de la métropole, qui est toujours vide et triste même quand elle est pleine et que tout s’y écoule rapidement et qu’elle nous rend malades ; mais l’espace sauvage qui nous expose à la Parole et au sein duquel nous luttons un par une contre les tentations. Je connais presque toutes celles que j’imagine attaquer la majeure partie d’entre vous ces jours-ci, car elles ont été et sont encore en partie aussi les miennes. Vous savez à quoi je me réfère. Un enseignement décisif de Jésus dans le désert est cependant celui qui soutient que l’on ne dialogue pas avec le démon, jamais, parce qu’une fois que tu as accepté de le faire, tu en restes prisonnier, aussi malin que tu te crois être : son discours, sa rhétorique, son art de la séduction sont autant de barreaux qui se referment sur toi. Combien de fois avons-nous vu ces barreaux éloigner de nous pour toujours de vieux amis…

Jour après jour, nos habitations se transforment en fragments d’une lande désertique, avec ses animaux sauvages, son profond silence, si incomparablement habitable, et ses présences, que d’ordinaire nous ne percevons pas, trop débordés par une myriade de choses en grande partie inutiles. Le défi est de reconnaître la juste présence, la bonne, celle qui soigne, et de chasser la mauvaise, celle qui te rend malade, qui te ment pour te faire mentir, qui t’intime de t’agenouiller devant elle en échange de plus de pouvoir, de plus de choses, de plus de mondanités, de plus de reconnaissance, de plus de, de plus de, de plus de… Le désert fait distinguer le possible et l’impossible.

Le désert est d’ailleurs le lieu qu’on rejoint les premiers monachoi, les « solitaires », ceux qui se sont éloignés d’un empire injuste et décadent, d’abord en petit nombre, puis qui, mois après mois, années après années, sont devenus des centaines et des milliers et ont commencé ainsi à vivre ensemble, groupe par groupe, dans la cénobie, mot qui ne veut pas dire autre chose que ce que nous avons toujours recherché nous aussi : lieu de vie en commun. Déjà à ce moment-là, comme aujourd’hui, ce fut donc une épreuve qui affectait les personnes comme la collectivité. Et autour des cénobies se formèrent ainsi d’autres communautés et enfin des villes, qui des cénobies recevaient leur force spirituelle. De ces solitaires qui réussirent à voir, de leur retrait dans le désert, de cette communauté où tout était en commun, naquit ainsi une nouvelle civilisation. Celle qui par la suite s’est perdue dans les siècles parce qu’elle a perdu le contact avec sa vérité et s’est avec le temps toujours plus agenouillée devant les démons du capitalisme, et qui aujourd’hui expire. Le problème est qu’il veut nous emporter avec lui, dans son enfer.

Cette civilisation ne finit pas à cause du coronavirus, je crois bien qu’il est clair pour tous qu’il est seulement un épiphénomène, mais à cause de son arrogance, de sa rapacité insatiable, de son injustice, à cause d’avoir transformé le monde en une gigantesque usine morbide. Qu’est-ce qui pouvait naître d’autre, à part le démon de la destruction totale, d’une civilisation qui a érigé l’argent au rang d’idole absolue et le pouvoir comme fin dernière de toute chose et de toute existence ?

Une fois sortis de l’« urgence » et de notre désert, parce que nous devons toujours considérer que demeurer auprès de lui n’est que transitoire, nous ne devons pas permettre que ce soit seulement une parenthèse, pleine de souffrances et de morts ou même de découvertes et de moments mémorables, à laquelle succéderait le retour à la normalité d’avant, parce que c’est précisément elle qui nous a porté au point où nous sommes et qui ne peut plus continuer sinon par approfondissement de la destruction. Et j’entends également par normalité d’avant notre mode de vie, ou plutôt de survie et d’illusion. Je vois que beaucoup d’entre nous cherchent désespérément à réaffirmer leur propre normalité. Cela ne va pas, en toute amitié : cela n’en vaut pas la peine.

Mais nous devons faire attention aussi à la normalité d’après, que l’on nous présentera comme la nouvelle nécessité, faite d’interdictions, d’absence de liberté et d’égoïsme renouvelé, le tout pour notre bien. Ou celle que des prophètes improvisés nous indiquerons comme étant l’étoffe du nouveau monde, identique à celle d’avant mais avec des gouvernants différents.

Il faudrait au contraire que nous répétions le geste de séparation des premiers monachoi  : faire sécession de la civilisation décadente de la destruction, construire nos cénobies, nos communes. J’ai beaucoup pensé ces derniers temps à pourquoi nous ne l’avons pas encore fait, pourquoi nous n’en étions pas capables, qu’est-ce qui nous a empêché jusqu’ici d’essayer à nouveau, et je n’ai pas su me donner des réponses satisfaisantes. L’un d’entre vous réussira probablement à en suggérer une. Je commence peut-être à en entrevoir une que nous n’avions pas encore considérée. Mais dans tous les cas ce temps où nous a « poussé » l’Esprit mérite, je crois, une vraie réponse. De notre part. Celle qui pourrait venir du silence que nous habitons, de la solitude que nous visons, du mal contre lequel nous luttons. Que ferons-nous, que verrons-nous, quand nous sortirons du désert ?

Une fois sorti du désert, le Nazaréen annonce que le Règne est désormais proche. J’ai toujours interprété ce proche non dans le sens temporel d’un futur pas trop lointain et que personne d’ailleurs n’a jamais réussi à calculer, mais comme quelque chose que nous avons ou qui se trouve à côté de nous, comme on le dit justement de notre prochain. Sur cette proximité, je crois que nous n’avons pas besoin de beaucoup d’autres mots pour nous entendre.

Je vous embrasse et j’espère avoir de vos nouvelles prochainement,

Bien à vous,

Marcello

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