Les soulèvements de la terre 

Un cycle de réflexion sur l’écologie au mois de Mai à Rennes [3/3]

paru dans lundimatin#190, le 6 mai 2019

Au mois de mai prochain, nos amis de la Maison de la Grève et des membres du collectif « terrestres », à Rennes, organisent un cycle de réflexions sur l’écologie et les luttes qui la traverse. Le week-end du 11-12 mai sera particulèrement chargé puisqu’auront lieu des interventions et des débats portant sur trois axes principaux : la guerre des écologies, le dépassement de l’oppostion entre Nature et Culture et les luttes écologiques. Nous relayons ici leur invitation ainsi que trois textes, un par semaine, permettant d’introduire à la réflexion autour de chaque axe. Voici cette semaine la présentation de l’axe 3 qui se penche en particulier sur les luttes menées depuis une cinquantaine d’années au nom de l’écologie et la fausse distinction entre luttes sociales et luttes écologiques. Vous pouvez retrouver toutes les informations pratiques et détaillées à propos du cycle sur le site de la Maison de la Grève et en pdf.

Dessins : Noémie Sauve

« Voilà une inversion du rythme des métamorphoses : l’humain éphémère est désormais plus stable que son milieu, moins périssable, alors qu’il était jusque là le fugitif dans la minéralité impassible des paysages, et l’éternel cycle des mêmes saisons. Imaginez : un tiers des espèces vivantes de la planète, vieilles chacune de millions d’années, pourrait disparaître avant vous, dans le courant d’une vie humaine. »

Baptiste Morizot, « Ce mal du pays sans exil. Les affects du mauvais temps qui vient. »

Au sein de cette étrange époque, les soulèvements de la Terre se multiplient : des ouragans ravagent des villes entières, des amarantes résistantes envahissent des champs d’OGM, des gilets jaunes pillent la « plus belle avenue du monde », des milliers de jeunes sèchent les cours « pour le climat », et tant d’autres amis se battent contre la construction de mines, de centrales biomasses, de centres commerciaux, l’enfouissement de déchets nucléaires, pour la protection des forêts, des espèces et des terres agricoles…

Ces moments politiques parviennent parfois à opérer des jonctions les uns avec les autres, à se répondre ne serait-ce que symboliquement, à comprendre ensemble la situation qui leur est faite, pour mieux y résister. Mais toute forme de contestation se confronte toujours au risque de se retrouver enfermée dans les problèmes que l’on veut lui imposer d’en haut.

Nous nous demandons « comment résister à la destruction unilatérale des milieux vivants ? », les médias et les gouvernants rétorquent « comment modifier notre consommation pour qu’elle soit compatible avec un développement durable ? ».

Pour rester vifs et non englués dans les faux-problèmes imposés par les classes dirigeantes et leurs soutiens, nous vous invitons à un cycle de réflexion sur l’écologie, qui se déroulera tout le long du mois de mai à Rennes.

Le week-end du 11 et 12 mai sera un moment clé, regroupant des chercheurs en histoire, préhistoire, philosophie, anthropologie, et des participants aux mouvements des gilets jaunes, aux luttes pour le climat et pour la défense de territoires. Nous interrogerons à la fois la situation écologique et politique actuelle, ses impasses et ses potentiels, les inventions nécessaires pour lui donner de l’endurance, en prenant aussi le temps de revenir sur la « géohistoire » du capitalisme (sa manière spécifique d’organiser le tissu de la vie), nous permettant de comprendre d’une autre manière ce qui nous arrive. Il nous faudra également faire vaciller l’évidence du sens que nous donnons à des notions communes telles que « société » et « nature » : d’où vient notre propre manière de comprendre le monde, séparé entre l’univers des humains et celui de la nature ? Au fil des discussions, nous pourrons participer à reconstruire nos analyses et nos luttes par delà la fausse opposition entre la nature et la société.

Nous voulons faire sentir que l’écologie est moins une addition à la liste interminable des domaines de la lutte qu’un changement profond de paradigme, qui met au centre les relations constitutives entre les humains et le reste de la nature, pour comprendre le monde, la politique, le pouvoir et le capitalisme. 

Des soirées, des projections et des sorties tout au long du mois viendront déplier des questions plus spécifiques et relatives aux trois « axes » de réflexion que nous présentons ci-dessous.

Axe 3. Se battre pour le climat ou pour ses conditions de vie : qu’est-ce qu’une lutte écologique ?

On assiste aujourdhui en Europe à une accélération de la prise de conscience écologique, centrée sur le thème de la catastrophe : des incendies de cet été aux marches pour le climat, en passant par la démission de Nicolas Hulot, un certain nombre de circonstances expliquent l’apparition de mouvements qui se disent déterminés à engager un rapport de force global sur les questions climatiques, rapport de force qui semble en effet nous manquer cruellement au vu de l’état du monde. Indéniablement, il se passe quelque chose. Même les Youtubers affirment maintenant que les petits pas, ça ne suffit pas ! Serions nous enfin entré dans l’ère de l’écologie ? Avec ce troisième axe, nous voulons dessiner les contours de la conflictualité écologique, cherchant les liaisons possibles entre les luttes ancrées dans la défense de territoires singuliers, celles partant des questions de vie quotidienne et celles appelant à s’attaquer aux causes du dérèglement climatique global.

« Fin de mois, fin du monde »

La vieille habitude d’opposer luttes sociales et luttes écologiques est cependant encore au cœur du débat : il faudrait, dit-on, réconcilier fin de mois et fin du monde pour parvenir à intéresser le grand nombre aux questions écologiques. En effet, on voit dans les mobilisations contre le réchauffement climatique cette coupure entre jaunes et verts fonctionner à plein régime : étrangement, seuls ceux qui ne vivent pas la catastrophe paraissent vouloir marcher contre elle. Les autres n’auraient, semble-t-il, pas le luxe de se préoccuper de questions environnementales.

L’opposition entre luttes sociales et luttes écologique est pourtant brouillée dès que l’on cesse de réduire ces dernières à leurs seules revendications - diminution de l’émission de gaz à effet de serre, protection de la biodiversité…etc - pour y inclure toutes les formes de contestation qui mettent en jeu les conditions de vie. La simple préoccupation pour l’environnement ne fait que reconduire la séparation d’avec la nature qui en permet ailleurs l’exploitation. Par « écologie », nous entendons donc plutôt une attention à l’ensemble des relations vitales qui constituent un milieu habitable. 

Nous partons de l’hypothèse suivante : l’écologie est politique parce qu’elle nous oblige à nous poser collectivement la question de nos conditions matérielles d’existence, et à nous donner les moyens d’avoir prise sur elles. C’est précisément lorsqu’elles rencontrent cette question que les luttes sociales deviennent écologiques, parce qu’elles remettent en cause l’organisation technique, économique et politique qui structure nos milieux de vie. 

Avoir prise sur nos conditions d’existence, cela veut dire soustraire aux régulations du marché l’usage qui est fait des sols, des usines, de nos corps, des mers, des forêts, pour les soumettre à la délibération collective. Mais chaque décision politique est prise dans une infinité de relations, qu’on appelle le milieu, et sur lequel elle rétro-agit. Ce sont ces relations que les sociétés industrielles ont cherché à gouverner, jusqu’à les détruire. Pour nous, l’écologie consiste à l’inverse à prendre en compte ces relations sans chercher à les gouverner.

Des luttes enracinées

Cette façon de déjouer les dualismes (nature/culture, social/écologique, local/global) se manifeste pratiquement dans un ensemble de luttes qu’on appelle ici « territoriales ». Les mouvements qui viennent s’opposer à de grands projets d’exploitation du sol (extractivisme à la Montagne d’or en Guyane), ou de tertiarisation du territoire (aéroport à Notre-Dame-des-Landes, Center parc à Roybon) ont cette force de partir depuis un ancrage dans un milieu donné et en même temps de mettre en jeu bien plus que quelques hectares. C’est bien face à un état général du monde que l’on cherche à soutirer des territoires à la valorisation du vivant : mais cette conscience politique vient s’incarner dans des espaces précis, et trouve ainsi prise sur la situation. La matérialité propre de chacun de ces conflits permet en effet d’identifier concrètement ses adversaires, et constitue un point de ralliement pour de potentiels alliés. 

Ces formes de contestation existent depuis de nombreuses années, en France et ailleurs. N’oublions pas que le lobby nucléaire a dû passer en force maintes fois pour s’implanter dans le paysage français : presque toutes les tentatives d’installation de centrale nucléaire ont connu une hostilité forte dans les années 70, et certaines échouèrent comme à Plogoff en Bretagne par exemple. 

Tous ces exemples sont symptomatiques d’un changement de rapport à la nature : on n’y défend pas la nature comme extériorité mais comme un milieu dont nous faisons partie. L’enjeu n’est plus de sanctuariser des espaces de nature « vierge », mais de tisser des liens hétérogènes et complices entre les humains et les non-humains. Mais cette attention aux territoires ne peut pas prendre la forme d’une simple défense des terroirs. En France, l’homogénéisation des formes de vies par l’économie a déjà détruit ces rapports singuliers qui viennent ancrer les êtres dans leurs milieux de vie. Et surtout le conservatisme, qui prétend défendre des rapports « naturels » à la terre, à la femme et aux embryons, demeure justement pris dans une représentation de la nature comme totalité intangible, ordonnée et unifiée. Il existe pourtant « un souci non réactionnaire pour la terre » [1], qui réclame au contraire une imagination politique sans précédent pour parvenir à constituer de nouvelles formes de cohabitation entre les vivants. Cette imagination à l’œuvre dans certaines luttes reconfigure entièrement les territoires défendus par l’ensemble des complicités venues d’ailleurs.

L’ancrage de la catastrophe écologique dans une situation précise nous donne les moyens d’agir sur elle. Cependant, la catastrophe n’est pas l’effondrement à venir : c’est bien plutôt la destruction réelle et déjà ancienne de formes de vies et de milieux. Ainsi, les amérindiens, les fonds marins, les forêt primaires, les bocages, les quartiers noirs de la Nouvelles Orléans et bien d’autres vivent la catastrophe depuis déjà longtemps. Il ne s’agit donc pas de nier la réalité et l’ampleur de la catastrophe, au contraire : mais lorsqu’elle est vécue comme la menace d’un effondrement généralisé, indifférencié, son ampleur peut se révéler incapacitante. Son appréhension globale est telle qu’elle devient insurmontable : chaque individu fait sa part, et pour le reste, on s’en remet aux États et aux multinationales, seules forces apparemment capables d’agir à l’échelle collective.

Si on s’en tient à ce rapport totalisant à l’écologie, on se retrouve donc contraint à déléguer le problème de la transformation de notre système productiviste à ceux-là mêmes qui en forment l’armature. Et le problème avec la catastrophe, c’est qu’elle est imprévisible et se mesure difficilement (une inondation de plus est-elle routinière ou symptomatique d’un dérèglement ?). Ce cadrage de la question explique peut-être les difficultés des mouvements écologistes depuis les années 70 à provoquer des changements significatifs : en revanche, lorsque les revendications écologiques se mêlent à une expérience vécue et s’adressent à des adversaires précis, elles sont capables d’obtenir des victoires, justement grâce aux relais que les mouvements de conscience massifs fournissent aux conflits locaux. 

Écologie versus économie

Seulement, il y a quelque chose de la course folle de ce monde que ces tentatives ne parviennent pas à endiguer. On dénonçait déjà dans les années 70 l’absurdité d’une croissance infinie dans un monde fini. Les campus américains voyaient se rassembler lors du premier « Jour de la Terre » le 22 avril 1970 près de 20 millions de personnes pour l’environnement. Pourtant, on n’a jamais autant produit, autant consommé, autant pollué qu’en 2019. Tout le monde ou presque convient de la nécessité de « changer le système » : grâce à Emmanuel Macron nous savons désormais que « le capitalisme ultra libéral et financier va vers sa fin » !

Concernant la manière, il y a cependant quelques désaccords : certains voudraient rajouter de l’économie à l’économie pour retarder le retardement quand d’autres veulent en sortir. Il y a au mieux une forme de naïveté, au pire de la mauvaise foi dans l’unité factice des marches pour le climat, présenté comme la nouvelle grande cause collective dans laquelle il faudrait tous nous unir, hommes, femmes, riches, pauvres, blancs et noirs dépassants enfin leurs opposition dans une marche commune pour la planète. Et si cette unité, loin d’être signe de puissance, était une des causes de l’étrange incapacité des mouvements écologistes à véritablement changer les choses ? Car personne n’est contre le climat : mais alors pourquoi ne parvenons-nous pas à nous organiser collectivement pour arrêter de détruire nos milieux de vie ? 

Il manque encore à la conscience écologique un sens de la conflictualité qui lui permettrait d’identifier les racines du problème, et avec elles ses adversaires, pour avoir prise sur le monde. « Écologie » s’oppose à « « économie », sans quoi le terme ne vient plus signifier qu’une vague préoccupation pour l’environnement. Dès lors, ce terme veut dire substituer aux mécanismes de régulation par le marché une attention collective à l’ensemble des relations constitutives qui permettent à un milieu d’exister.

Beaucoup reste à faire pour imaginer comment construire cette attention. Ainsi, certains opposent au productivisme une réactivation de l’État-providence, qui viendrait intégrer les non-humains à son action de protection (hypothèse qui semble promue par les mouvements climats dès lors que ceux-ci réclament « l’État d’urgence écologique »). D’autres travaillent plutôt à reconstruire des liens sociaux et écologiques en dehors des cadres de l’organisation politique moderne, en imaginant de nouveaux partages et usages de la terre (hypothèse communaliste qui correspond en partie à l’héritage des luttes territoriales). Il y a bien sur d’autres hypothèses, mais nous proposons pour le moment de délimiter ainsi l’horizon de la réflexion : de là, il est possible d’explorer les risques, les promesses ou les impasses qui se posent à nous. 

Le clivage passe très simplement entre ceux pour qui les termes de « développement durable » ne sont pas incompatibles et ceux qui cherchent à stopper la logique d’appropriation capitaliste (celle des corps des paysans comme celle de l’uranium du sol) et à en sortir. Nous voudrions réunir des gens qui partagent le sens de cette conflictualité pour leur poser un certain nombre de questions stratégiques et leur permettre de raconter leurs expériences puis de confronter leurs hypothèse.

Pour cela, nous avons invité des membres de la revue Z, Maxime Chédin (philosophe), des étudiants du mouvement Climate Strike, une porte-parole de la coalition climat lors de la Cop 21 de 2015, pour tenter de tracer une ligne de crête entre la conscience du climat et l’ancrage des luttes situées.

Poser la question écologique depuis les rond-points

Depuis quelques mois, les gilets jaunes font vaciller ce tableau. Si ce mouvement bouleverse les cadres traditionnels de la contestation, c’est que ceux qui se révoltent partagent des conditions de vie et pas seulement, ou pas d’abord, des conditions de travail ou un statut social. C’est pour cette raison que les gilets jaunes s’organisent depuis des ronds points et des maisons du peuple. La mobilisation s’est construite sur la question de la mobilité mais s’est étendue très vite. Et comme l’affirment certains gilets jaunes, exiger de pouvoir vivre de son salaire, ce n’est pas demander plus de pouvoir d’achat. Vivre, c’est-à-dire se déplacer, se chauffer, se nourrir, habiter… Les gilets jaunes dénoncent le rapport contraint à la voiture, à l’alimentation, à l’isolement et à la consommation qui structure nos existences contemporaines et participe à la destruction des milieux vivants.

Pourtant, il n’y a pas de discours écologique officiel des gilets jaunes, au-delà d’une convergence rhétorique (et il n’y a pas non plus de soutien réel des écologistes aux gilets jaunes). Il y a bien ce slogan, qu’on trouve inscrit sur de nombreux gilets : « fin du mois, fin du monde, même coupables, même combat ! ». Mais la remise en question du productivisme ne fait pas consensus : le discours médiatique officiel s’en tient à une demande de répartition des richesses. Ce sont d’autres dimensions qui se dessinent cependant à travers les pratiques qui se sont déployées ces derniers mois. Pour la première fois depuis longtemps, un mouvement pose collectivement la question de l’organisation matérielle de nos vies, question qui est aussi celle posée par les écologistes. Qu’une révolte fiscale ouvre de telles questions montre bien que qu’on ne peut pas y voir un simple soubresaut d’une classe nostalgique des Trente Glorieuses.

Le rapport des gilets jaunes à l’écologie est complexe, mais ce qui est clairement refusé, c’est l’idée d’une écologie punitive, c’est-à-dire l’austérité enrobée d’un peu de culpabilité environnementale. Ceux qui se révoltent refusent de payer pour compenser les destructions engendrées par un système marchand supposé produire une abondance dont cette partie de la population est désormais exclue. Les gilets jaunes ne prétendent pas détenir les solutions au problème écologique mais ils s’en emparent en organisant la vie collective sur les ronds points, dans les maisons du peuple, ou en bloquant l’économie. Si une vie sur les ronds-points a pu se constituer en quelques semaines, c’est grâce à l’ensemble des connaissances, des moyens matériels et des réseaux de solidarité dont disposent les habitants des territoires ruraux et des périphéries urbaines. 

C’est cette écologie-là que nous souhaitons faire surgir en interrogeant des gilets jaunes de Bretagne et d’ailleurs sur leurs conditions de vie et sur le bouleversement qui est advenu avec le mouvement dans sa diversité de pratique (occupations des ronds points, blocages, rencontres, manifestations).

Pour conclure, nous souhaiterions lors de cette journée : d’une part, nourrir nos expériences de la mémoire des mouvements écologistes du passé, dont nous sommes largement ignorants ; d’autre part, trouver des points d’ancrage dans nos modes d’existence occidentaux (urbains, périurbains, ruraux, etc.) pour dessiner au présent des lignes stratégiques capables de contrer efficacement le productivisme et la destruction des vivants.

Par des membres du collectif terrestres et de la Maison de la grève

[1Pierre Charbonnier, « Les politiques de l’écologie » : https://www.academia.edu/37083930/Les_politiques_de_l%C3%A9cologie_AOC_media_2018_

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :