Les soulèvements de la terre 

Un cycle de réflexion sur l’écologie au mois de mai à Rennes [2/3]

paru dans lundimatin#189, le 29 avril 2019

Au mois de mai prochain, nos amis de la Maison de la Grève et des membres du collectif « terrestres », à Rennes, organisent un cycle de réflexions sur l’écologie et les luttes qui la traverse. Le week-end du 11-12 mai sera particulèrement chargé puisqu’auront lieu des interventions et des débats portant sur trois axes principaux : la guerre des écologies, le dépassement de l’oppostion entre Nature et Culture et les luttes écologiques. Nous relayons ici leur invitation ainsi que trois textes, un par semaine, permettant d’introduire à la réflexion autour de chaque axe. Après l’axe 1 portant sur « La querre des écologies », voici cette semaine l’axe 2 intitulé « Par-delà nature et culture », qui envisage le problème écologique sous l’angle de l’anthropologie. Vous pouvez retrouver toutes les informations pratiques et détaillées à propos du cycle sur le site de la Maison de la Grève et en pdf.

Dessins : Noémie Sauve

« Voilà une inversion du rythme des métamorphoses : l’humain éphémère est désormais plus stable que son milieu, moins périssable, alors qu’il était jusque là le fugitif dans la minéralité impassible des paysages, et l’éternel cycle des mêmes saisons. Imaginez : un tiers des espèces vivantes de la planète, vieilles chacune de millions d’années, pourrait disparaître avant vous, dans le courant d’une vie humaine. »

Baptiste Morizot, « Ce mal du pays sans exil. Les affects du mauvais temps qui vient. »

Au sein de cette étrange époque, les soulèvements de la Terre se multiplient : des ouragans ravagent des villes entières, des amarantes résistantes envahissent des champs d’OGM, des gilets jaunes pillent la « plus belle avenue du monde », des milliers de jeunes sèchent les cours « pour le climat », et tant d’autres amis se battent contre la construction de mines, de centrales biomasses, de centres commerciaux, l’enfouissement de déchets nucléaires, pour la protection des forêts, des espèces et des terres agricoles…

Ces moments politiques parviennent parfois à opérer des jonctions les uns avec les autres, à se répondre ne serait-ce que symboliquement, à comprendre ensemble la situation qui leur est faite, pour mieux y résister. Mais toute forme de contestation se confronte toujours au risque de se retrouver enfermée dans les problèmes que l’on veut lui imposer d’en haut.

Nous nous demandons « comment résister à la destruction unilatérale des milieux vivants ? », les médias et les gouvernants rétorquent « comment modifier notre consommation pour qu’elle soit compatible avec un développement durable ? ».

Pour rester vifs et non englués dans les faux-problèmes imposés par les classes dirigeantes et leurs soutiens, nous vous invitons à un cycle de réflexion sur l’écologie, qui se déroulera tout le long du mois de mai à Rennes.

Le week-end du 11 et 12 mai sera un moment clé, regroupant des chercheurs en histoire, préhistoire, philosophie, anthropologie, et des participants aux mouvements des gilets jaunes, aux luttes pour le climat et pour la défense de territoires. Nous interrogerons à la fois la situation écologique et politique actuelle, ses impasses et ses potentiels, les inventions nécessaires pour lui donner de l’endurance, en prenant aussi le temps de revenir sur la « géohistoire » du capitalisme (sa manière spécifique d’organiser le tissu de la vie), nous permettant de comprendre d’une autre manière ce qui nous arrive. Il nous faudra également faire vaciller l’évidence du sens que nous donnons à des notions communes telles que « société » et « nature » : d’où vient notre propre manière de comprendre le monde, séparé entre l’univers des humains et celui de la nature ? Au fil des discussions, nous pourrons participer à reconstruire nos analyses et nos luttes par delà la fausse opposition entre la nature et la société.

Nous voulons faire sentir que l’écologie est moins une addition à la liste interminable des domaines de la lutte qu’un changement profond de paradigme, qui met au centre les relations constitutives entre les humains et le reste de la nature, pour comprendre le monde, la politique, le pouvoir et le capitalisme.

Des soirées, des projections et des sorties tout au long du mois viendront déplier des questions plus spécifiques et relatives aux trois « axes » de réflexion que nous présentons ci-dessous.

Axe 2. Par-delà nature et culture ?

L’état dramatique des milieux terrestres amène aujourdhui bon nombre de collectifs, de chercheurs et de médias à enquêter sur la spécificité du rapport des sociétés occidentales vis-à-vis de ce que nous appelons la nature. Quelles sont les causes profondes de ce singulier rapport fait dappropriation et dexploitation ? Comment lanthropologie et la préhistoire peuvent-elle nous aider à mener cette enquête sur le rapport à nos milieux de vie, et à défendre une autre écologie ? Avec ce deuxième axe de réflexion, nous cherchons à contribuer à la diffusion de savoirs et de contre-récits qui pourraient jouer un rôle clé dans la formation de nos communautés terrestres et leurs imaginaires.

La nature est la chose du monde la moins partagée

Dans notre réflexion commune sur l’écologie, l’anthropologie et la préhistoire doivent occuper une place déterminante parce qu’elles contribuent à projeter une lumière réellement différente sur notre histoire, une lumière qui ne s’en tient pas au temps proche des seules sociétés industrielles modernes. En pleine « crise écologique globale », elles offrent des pistes de transformation de nous-mêmes et de nouvelles conceptions pour repenser à la racine le « politique », le « sauvage », l’ « écologie » et le monde dans lequel ils s’inscrivent. Par leurs travaux de terrains menés dans d’autres réalités, présentes ou passées, elles nous permettent notamment de remettre en question l’évidence de notions aussi structurantes que celles de « Société » et de « Nature », qui n’ont vraisemblablement rien d’universel, d’indiscutable ou d’indépassable.

L’« écologie » que nous voulons défendre ne pourra être une meilleure manière de respecter les vivants et leurs milieux de vie qu’à la condition d’une remise en question radicale du rapport aux autres - humains et non-humains - basé sur l’opposition Nature/Société.

Si dans nos luttes nous ne défendons pas la nature, mais « nous sommes la nature qui se défend », comme le formule de manière inventive le slogan écolo désormais repris largement, de quelle « nature » parlons-nous au juste ? Et si l’invention d’une écologie radicale demandait bien plus que l’intégration de la « nature » dans les problèmes de « société » ? La plupart des positions écologistes dominantes aujourd’hui (l’écologie citoyenne dans le monde militant autant que dans le monde de l’économie) s’en tiennent à vouloir « mieux respecter la nature », « réduire notre impact sur l’environnement », sans jamais faire trembler les imaginaires, les récits, les pratiques et les présupposés qui ont mené au Capitalocène. Cette ère de désorientation étrange qui est la nôtre appelle à une remise en cause profonde : un dépassement du rapport d’appropriation de la Terre, littéralement imposé à toutes les formes de vie, humaines et non humaines, qui s’est immiscé jusque dans notre quotidien le plus banal.

Ce n’est plus un secret : la « Nature », qui nous semble si familière et si évidente - sous la forme d’un beau paysage vert non transformé par l’homme, loin des sociétés et des villes - n’est pas une conception partagée partout, de tout temps. Dans un très grand nombre de peuples non-modernes, on ne retrouve pas cette conception selon laquelle le monde est composé de deux grands ensembles, formé d’un côté par la « nature » (non-humaine, le domaine des causes, des corps, de l’environnement et de l’extériorité) et de l’autre par la « société » (humaine, le domaine des règles, des cultures, de l’intériorité). À l’inverse, ce qui existe pour ces autres peuples, ce sont des communautés mixtes, des assemblages d’humains et de non-humains (incluant animaux, plantes, montagnes, divinités, etc.), se concrétisant selon des relations variées (d’échange, de chasse, de cueillette, de jardinage, de rêve, de famille, etc.). Ces manières de « faire collectif » sont pour le moins indifférentes aux grandes séparations occidentales entre environnement et société, sauvage et domestique, extériorité physique et intériorité humaine. 

Dans les collectifs que les anthropologues nomment « animistes », animaux, plantes ou divinités sont reconnus comme étant des personnes à part entière, au sens où elles sont dotées d’un dedans (elles possèdent elles-mêmes leurs propres points de vue, des intentions, une culture). Ce qui nous différencient de ces personnes non-humaines, ce sont leurs corps, le corps étant une sorte de vêtement extérieur qui cache une âme similaire à la nôtre. Les humains sont donc dans une constante interaction sociale avec des personnes non-humaines, avec qui ils échangent à partir de ces différences de corps - selon que l’on a un corps de séquoia, d’humain ou de caribou, on a pas la même manière d’être en relation avec les autres.

On comprend mieux la différence de rapport au milieu qui peut exister entre un collectif animiste, fondé sur des jeux de réciprocité et de prudence entre personnes (même s’il ne faut pas fantasmer un prétendu « rapport écologique spontané à la nature »), et un collectif « naturaliste » [1], traitant la « nature » comme une chose impersonnelle, à se relier à elle de manière objective et non sociale. Mais, comme le dit justement Dominique Lestel, « le problème n’est pas de savoir si l’animisme constitue une vision du monde satisfaisante ou non. Une question plus intéressante est d’en proposer aujourd’hui une version qui ait un sens pour nous. » [2] Qu’est-ce que cela peut vouloir dire, pour nous, de se rapporter aux non-humains peuplant nos milieux à travers des « relations sociales » ?

Ces peuples non-modernes nous montrent ce que toute personne se souciant d’écologie devrait aujourd’hui comprendre : que la socialité est infiniment plus étendue que la sphère des relations humaines, que « la nature est la chose du monde la moins partagée » (Descola), et que le naturalisme ne saurait être l’unique manière de composer un monde.

Des potentiels d’altérité en nous

Ce qu’une certaine anthropologie contemporaine amène à la question écologique, finalement, c’est la question des multiples réalités/mondes/ontologies, irréductibles au seul schéma uni-mondiste (« une Nature/des Cultures »). Raison pour laquelle l’anthropologue Ghassan Hage [3] soutient que cette nouvelle anthropologie critique, par l’altérité des mondes qu’elle donne à sentir et comprendre, et par les potentiels d’altérité qu’elle fait lever en nous, est bien différente de la sociologie critique sur laquelle s’est basée notamment la pensée et la politique radicale depuis les années 70. La sociologie critique nous montre comment le monde humain est socialement construit, comment des forces inconscientes nous tiennent et constituent ce que nous sommes (les structures sociales, le passé, l’inconscient, etc.). Elle nous permet de devenir conscient de ces forces historiques et de déjouer un ordre social qui se donne comme nécessaire, depuis une politique d’opposition (une anti-politique).

Ce geste critique est bien différent du mode spécifique par lequel l’anthropologie nous tire hors de nous. Elle le fait par l’acte de comparaison aux autres mondes, acte qui nous confronte à la possibilité d’être autrement que nous sommes (c’est une alter-politique). Mais elle ne montre pas seulement qu’il y a des autres, qui ont d’autres façons de concevoir la sexualité, la parenté, les relations aux plantes, aux animaux, aux paysages, à la causalité, à la maladie. Elle montre que « nous pouvons être autres, radicalement différents de ce que nous sommes », car il y a toujours en nous plus que ce que nous sommes. Nous portons avec nous du potentiel pour des transformations individuelles, collectives et non-humaines, un potentiel d’association avec la vie des autres, qui déborde la frontière des espèces. On assiste aujourd’hui au fait que l’anthropologie est en train de devenir un nouveau socle pour l’imaginaire politique radicale, qui n’a rien d’un hasard mais arrive précisément à l’ère de la crise sensible et écologique planétaire. 

L’anthropologie critique nous permet de comprendre que la modernité occidentale et coloniale aura fait de nous des mono-réalistes (notre conviction qu’ « il y n’a qu’un monde », en vérité qu’il n’y a qu’une seule manière de se relier aux autres), occultant et écrasant la multiplicité des mondes et réalités existants, et les différentes manières de se relier à la vie des autres. 

Le questionnement contemporain sur la forme à donner à notre écologie ne devrait donc plus poser la « Nature » comme allant de soi (comme référent neutre et universelle pour comprendre les mondes des autres collectifs), pour se mettre en capacité de dialoguer et lutter côte à côte avec eux. Si l’écologie questionne bien l’habitation de notre planète commune, et soutient à juste titre l’existence d’une biosphère unique (« il n’y a pas de planète B »), elle ne peut se faire en écrasant la multiplicité des mondes qui l’habitent, et la multiplicité des manières de s’émanciper.

Mais alors comment construire une écologie politique depuis la perception des écarts entre les mondes, sans basculer dans la séparation identitaire, tout en cherchant la construction d’une « solidarité écologique » entre différentes manières de se relier aux autres et différentes manières de se libérer du capitalisme ?

Comment les mouvements de masse « pour le climat », « contre l’extinction », pourraient-ils s’approprier ces enjeux pour ne pas réduire l’écologie à des revendications « globales » ?

Ce trouble ontologique qui traverse le naturalisme

À l’heure où nous sommes de plus en plus nombreux à reconsidérer nos relations sensibles aux arbres et aux forêts, aux animaux et à la Terre, à percevoir des liens de communauté et de réciprocité, l’ontologie naturaliste semble de plus en plus étrange, discréditée, rejetée. Cette ontologie pourrait être en train de s’effondrer, simultanément aux métamorphoses socio-environnementales de l’Anthropocène, et à l’ouverture de plus en plus grande aux paroles, mondes et luttes indigènes. Mais nous ne savons pas comment les ontologies se transforment. Peut-on même les changer, avoir un rapport directement politique, voire volontariste envers elles ? Ou bien cette transformation est-elle essentiellement indirecte, non-maîtrisable voire sans rapport direct avec l’action politique ? On peut s’accorder à dire avec Descola qu’ « on change d’ontologie lorsqu’une relation, à la suite de toutes sortes d’accidents microscopiques, finit par se transformer et n’est plus adéquate à l’ontologie qui l’a vu naître » [4] (comme lorsque nous ne nous rapportons plus à une forêt comme à un tas de bois sur pied mais comme à une communauté vivante). Mais, assurément, il nous faut aussi envisager une approche beaucoup plus décidée et conflictuelle, qui nous porte sur un terrain de transformation collective relativement inconnu, en lien direct avec le refus du capitalisme compris comme manière destructrice d’organiser les relations entre humains et non-humains (voir Axe 1). 

Il n’est pas du tout habituel de porter notre regard à un niveau « ontologique » - sur nos catégories les plus évidentes, avec lesquelles nous appréhendons les existants et nous nous relions à eux tous les jours. Ce geste peut paraître voué à l’échec, buter sur des déterminismes profonds. Et pourtant, ces structures ontologiques ne sont pas des cages de fer et semblent toujours contenir des brèches et des fragilités potentielles : certains récits anthropologiques nous montrent que les schémas de nos relations aux autres et au monde, même ceux qui nous paraissant les mieux installés et ancrés en nous, peuvent être troublés, bousculés, oubliés.

L’anthropologue Nastassja Martin nous racontera l’histoire d’un groupe de chasseurs-cueilleurs du Kamtchatka, assimilé à la société soviétique russe puis retourné vivre « dans la forêt ». Elle nous parlera de la manière dont un mode de relation au monde, que lon pensait inébranlable, peut se mettre à vaciller rapidement.

De nouvelles questions pour une ancienne civilisation

Un certain nombre de travaux ont voulu porter leur regard critique au-delà de l’analyse du naturalisme moderne, pour le plonger dans les profondeurs de notre passé le plus ancien (comme James C. Scott, Paul Shepard ou Jean-Paul Demoule). Nous souhaitons aussi apporter cette profondeur « préhistorique » à notre réflexion, en nous demandant de manière précise « quand et comment s’est constitué le singulier rapport à la nature, fait d’appropriation et d’exploitation, qui caractérise l’Occident et qui s’est étendu ces derniers siècles à travers tous les continents au point d’apparaître aujourd’hui comme responsable d’une crise écologique globale ? » [5]. Savons-nous quels processus sociaux, quelles institutions, quels rapports de force, quelles pratiques de subsistances, quelles écologies sont à l’origine de notre rapport spécifiquement moderne à ce que nous appelons la nature, ou autrement dit les non-humains, la terre et les milieux de vie ?

Sachant que « pendant 90% de la durée de la présence humaine sur Terre, notre existence a été celle de petites bandes de chasseurs-cueilleurs mobiles dispersés » [6], certains courants de l’écologie politique pensent qu’il faut s’attaquer à la Civilisation elle-même, c’est-à-dire au type de relation au milieu qui s’est mis progressivement en place avec la « révolution néolithique » il y a au moins 10 000 ans. La naissance de l’agriculture et de la sédentarisation est-elle l’événement qui a profondément changé les rapports aux milieux de vie, marquant le passage abrupte entre des relations d’observation, de prédation mesurée, de cueillette attentive à une volonté de contrôle et d’exploitation unilatérale ? Quel est le rôle historique de l’émergence des premiers États et de l’économie de marché dans cette modification de notre rapport à la nature ? Et quelles sont les différentes implications politiques et pratiques, pour aujourd’hui, de telles analyses préhistoriques ?

Pour nous aider à appréhender ce dernier ensemble de questions, relevant de l’histoire profonde de nos sociétés, nous discuterons avec l’anthropologue Charles Stepanoff, qui a travaillé avec les éleveurs de rennes Tozu en Sibérie, spécialiste de la question de la domestication.

Des naturalismes minoritaires

Une objection nous vient en tête : le discours anthropologique sur le « naturalisme » qui nous caractérise ne rend-il pas invisible des traditions et pratiques minoritaires à l’intérieur même de notre histoire naturaliste ? La naturalisme que nous dépeint Descola n’est-il pas autre chose que la description de la vision des vainqueurs ?

Au sein du monde dit « moderne » et « occidental », il a existé et existe encore un large spectre de pratiques, de croyances, de manières de se relier aux animaux, aux plantes, aux forêts, montagnes et rivières qui ne peuvent être réduit à un rapport de pure exploitation et d’appropriation d’une nature comprise comme étrangère à nous-mêmes. Des éleveurs, des paysans ou cueilleurs aux pratiques minoritaires de foresterie, des collectifs politiques en lutte, notamment dans les luttes territoriales et les conflits environnementaux, se trouvent en désaccord pratique et affectif avec le naturalisme moderne et majoritaire, sur ce que le monde est ou peut être.

Il s’agit de ne pas s’arrêter à une lecture strictement politique de ces enjeux mais d’appréhender les transformations en cours dans les rapports aux existants avec lesquels certains milieux sociaux sont en relation [7]. Comment s’y prennent-ils pour mettre en question l’héritage du naturalisme et de la modernité et quels obstacles rencontrent-ils ? Si le naturalisme ne peut pas se déconstruire en un clin d’œil, si les notions de nature et de société sont enracinées en nous et dans notre histoire collective, quelles sont alors les pistes d’invention d’un autre naturalisme, relationnel, plus libérateur pour les non-humains et les humains ?

Pour en discuter, nous avons invité deux jeunes chercheurs en anthropologie, en prise avec les luttes politiques et les communautés alternatives en France : Elina Kurovskaya, qui travaille sur les relations pragmatiques et les émotions dans les pratiques de subsistance liée aux plantes, et Hadrien Munier, qui travaille sur l’hétérogénéité au sein du naturalisme et du concept de nature, et sur ce qu’il appelle les « naturalismes minoritaires ».

Dans ce cadre critique que nous venons d’établir, une place revient inévitablement à la « question animale » contemporaine, et notamment à celle de mettre un terme à l’enfer industriel que vivent des milliards d’animaux dans les usines à viande. Cette question animale se trouve aujourd’hui écartelée entre d’un côté la pensée antispéciste, et de l’autre la défense d’une petite paysannerie.

Si des liens entre ces deux positions sont encore à inventer, il nous faut néanmoins rejeter une pensée « abolitionniste » de plus en plus en vogue, on ne peut plus problématique à nos yeux : cette dernière entend rompre nos liens avec les animaux sous prétexte que toute relation rapprochée entre humain et animal recouvrirait une forme de domination asymétrique. Mais cette absence de rapport est-elle vraiment compatible avec l’écologie des relations que l’on cherche à défendre ? Ne rend-elle pas invisible des pratiques, minoritaires certes mais bien vivantes, faisant place à l’intelligence et à l’autonomie animale dans l’élevage ? Si l’abolition de l’élevage industriel fait aujourd’hui partie de notre perspective politique, doit-on néanmoins définitivement rompre le lien constitutif avec les animaux domestiques et d’élevages ? Ne doit-on pas au contraire partir de la relation, et réinventer une communauté paysanne avec les animaux, dans une perspective écologique post-industrielle et post-pétrole ?

« Nous pensons que la position abolitionniste est intenable dans une perspective écologiste, car l’impossibilité de recourir aux produits et au travail des animaux nous condamnerait à l’enfer d’une industrialisation intégrale de la société et à une dépendance accrue aux énergies fossiles, qui finiront de toute façon par s’épuiser. Énonçons le paradoxe suivant : s’il ne peut y avoir de libération animale sans sortie du capitalisme industriel, il ne peut y avoir de sortie du capitalisme industriel sans animaux. » [8]

Nous discuterons des enjeux d’un animalisme écologique et politique, défendant le besoin de vivre et travailler avec les animaux, avec Pierre Madelin (auteur d’Après le capitalisme), Jean-Yves Ruelloux (éleveur de chèvres en Bretagne) et C. (éleveuse de Brebis sur la ZAD).

Compte tenu des critiques déstabilisantes du naturalisme, comment reposer autrement la question de la « protection de la nature » ? Cette question est d’autant plus cruciale à l’heure où le cadrage politique et médiatique de l’écologie tend à mettre au centre de l’attention collective la seule question climatique, toujours suivie de près par celle de la non moins problématique « transition énergétique », occultant le biocide planétaire.

Défendre la nature et le monde vivant a le plus souvent été non pris au sérieux, ramené soit à une vision naïve, inoffensive et apolitique occultant les problèmes de fond (défendre les petits oiseaux), soit à une vision gestionnaire dangereuse faisant partie du problème (parquer et gérer de l’extérieur, pour continuer à produire et à accumuler).

Les luttes dites territoriales parviennent à s’adresser à la catastrophe écologique actuelle d’une autre manière : à la gestion du territoire par une élite technocratique est opposée la légitimité des usages de ces habitants, et ce sont ceux qui occupent et défendent ces milieux en lutte qui sont considérés comme légitimes à être les usagers des lieux, et ce à travers leurs manière de vivre et leurs différentes pratiques agricoles, forestières, artisanales, artistiques, etc. La question de l’autonomie politique des collectifs humains rejoint alors la préoccupation pour les milieux de vie. Aujourd’hui, c’est bien le « territoire » - ce dont on dépend collectivement pour subsister - qui est en passe de supplanter la vieille idée, hors politique, de « nature » [9].

Nous voulons pourtant insister sur l’angle mort du clivage entre usage et gestion, qui est celui de la défense de la nature « sans nous » ou « pas comme nous » : cette part du monde qui nous échappe, nous précède, mais à laquelle pourtant nous appartenons profondément (nous pourrions avancer l’idée que la nature est « une altérité à laquelle nous appartenons », aussi paradoxal cela puisse sonner). Nous voulons parler de ces animaux, milieux et plantes avec lesquels nous n’avons pas de relation directe d’usage ou d’intimité, de ces lieux inhabitables pour nous que nous ne faisons que traverser, que nous explorons parfois, de ces êtres que nous ne percevons pas ou avec lesquels nous ne connaissons que quelques rencontres furtives… mais avec qui nous partageons la Terre.

Cette question de la protection pose généralement problème de par le rejet de la « mise sous cloche » de la « nature sauvage », projet colonialiste qui aura marqué notamment l’histoire des Etats-Unis. Pourtant, « si la protection de la nature sauvage a pu être prise en charge dans le passé par des institutions néocoloniales, si celle-ci a pu reposer sur des conceptions écologiques fixistes ou être mise en œuvre par des acteurs témoignant d’une certaine misanthropie, rien ne permet d’établir une relation de nécessité entre la défense de la nature et ces faits, qui relèvent (…) de contingences historiques » [10].

« La part sauvage du monde » n’est pas à concevoir comme une partie de nature intouchée, non modifié par l’empreinte de l’homme sur Terre. Elle est plutôt constituée de milieux et d’êtres vivants qui ne se plient pas à la volonté humaine et économique pour subsister. La nature sauvage est une altérité ingouvernable, qui nous traverse également. S’il nous semble nécessaire à ce jour de soustraire des territoires habitables à la logique de colonisation économique, nous ne souhaitons pas défendre un monde entièrement modelé par « nous-mêmes » en tant qu’humains. Car nous ne sommes pas les seuls à avoir la Terre comme « chez soi ».

Les raisons qui peuvent nous pousser à préserver le sauvage ne sont pas exclusivement scientifiques. Comme le dit Charles Stepanoff, en Sibérie, il y a de vastes zones, des montagnes entières, où on ne pénètre pas, parce que c’est le domaine des esprits. Quelles sont les raisons profondes voire les motifs intimes pour lesquels nous choisirons de ne pas être partout ? Comment une politique visant l’autonomie collective peut-elle reconnaître à la fois l’interdépendance humain/non-humain et l’altérité de la nature ? De quels dispositifs collectifs - allant dans le sens de la recherche d’une plus grande autonomie politique et matérielle - peut-on se doter pour refuser la domestication complète du monde et pour défendre et accroître l’existence de cette nature-altérité ?

Une discussion entre Virginie Maris (philosophe de l’écologie et auteure de La part sauvage du monde), Sylvain Piron (historien médiéviste, engagé dans la protection de la forêt de Romainville) et un membre du collectif forestier Abrakadabois, aura pour visée générale d’approcher ce que peut vouloir dire le sauvage et la nature à l’heure où la quasi totalité des milieux sont anthropisés, et de saisir les modalités d’actions et de luttes politiques qui sont à l’œuvre (ou à inventer) pour les défendre et les protéger.

Par des membres du collectif terrestres et de la Maison de la grève

[1Descola a nommé « naturalisme » cette relation unique et singulière au monde, qui a donné à la Science et aux Modernes le privilège d’un accès à la Nature elle-même, sans les lunettes déformantes de la culture, de la tradition et des explications animiste ou magique du monde.

[2Dominique Lestel, À quoi sert l’homme ?, Fayard, 2015, p. 134.

[3Ghassan Hage, « Critical Anthropological Thought and the Radical Political Imaginary Today », dans la revue Critique of Anthropology, 2012.

[4Philippe Descola, « À propos de Par-delà nature et culture », Tracés. Revue de Sciences humaines, 12 | 2007 : http://journals.openedition.org/traces/229 

[5Charles Stépanoff, « Les hommes préhistoriques n’ont jamais été modernes », L’Homme, 227-228 | 2018, 123-152.

[6James C. Scott, Homo Domesticus, La découverte, 2019, p. 21.

[7Hadrien Munier, communication personnelle.

[8Pierre Madelin, « Vivre avec les animaux : une proposition politique. », Revue Terrestres n°4 : https://www.terrestres.org/2019/03/05/vivre-avec-les-animaux-une-proposition-politique/

[9Bruno Latour, Où atterrir ?, La découverte, 2017.

[10Comme le note Rémi Beau dans « Qui veut la mort de la nature ? », consultable en ligne : https://laviedesidees.fr/Qui-veut-la-mort-de-la-nature.html

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