Les misérables du cinéma

par Un collectif de régisseurs enragés

paru dans lundimatin#233, le 13 mars 2020

On s’apprêtait à écrire une lettre de colère et d’amour et puis les Césars sont passés par là. Finalement c’est la colère qui nous submerge.

Nous voyons dans la démission de la direction des Cahiers du Cinéma un geste semblable à celui d’Adèle Haenel aux Césars. Des corps qui laissent une rédaction vide, un corps qui s’en va d’une salle bondée de ceux qui sont censés être ses paires. Ces gestes, à ces instants précis, ont au moins la puissance symbolique de dévoiler l’ennemi avec une parfaite clarté.

Pourtant, de cette cérémonie des Césars tout était joué d’avance comme dans un mauvais spectacle. On en connaissait la fin avant même son début. Le violeur Polanski serait primé, Haenel et Sciamma se lèveraient et pour calmer tout le monde Les Misérables seraient récompensés. Il était écrit aussi que tout le monde fermerait bien sa gueule, sauf toi Aïssa. Le seul coup de génie de la soirée c’est d’avoir foutu dans les têtes qu’il fallait dissocier l’œuvre de l’artiste. Ça permet de trouver un espace confortable où caler son cul pour éviter de se lever de sa propre médiocrité. D’ailleurs nous, on imagine bien que les violées par Polanski regardent ses films avec plaisir. Le pauvre homme se plaint qu’un tribunal d’opinion autoproclamé lui ait fait un procès, mais il n’a pas compris qu’au-delà de sa petite personne le vrai procès à tenir est celui de la domination d’une caste sur le peuple. Domination allant jusqu’à l’appropriation et le viol des corps.

On a quand même frétillé quand l’équipe bien viril des Misérables est montée sur scène pensant qu’ils allaient peut-être en profiter pour balancer 2/3 punchlines. Mais non, on a fait dans le policé. Pour un film soit-disant de gilets-jaunes ou de quartier, l’occasion était trop belle. Mais pas un mot sur le mouvement, pas de solidarité pour Aissa Maiga ou Adèle Haenel et rien pour Assa Traoré et la mort de son frère Adama. Rien, queue-dalle.
Le linge sale, ça se lave pourtant en famille, alors ils auraient pu y aller comme on le fait dans un repas de Noël. Mais rien n’est sorti. Sauf Adèle.

Ladj Ly parade avec sa clique de nantis de Kourtrajmé (fils de Gavras, Cassel, Kassovitz, Chapiron, etc) dans les défilés Chanel ou Dior. C’est vrai que c’est pas très GJ friendly comme endroit.
Aussi on a vu leurs producteurs Toufik Ayadi et Christophe Barral serrer bien fort leur César entre les mains. Ces mêmes mains qui ont serré les paluches des milliardaires proches de Macron, comme Xavier Niel (Free), Alain Weill (BFMTV) ou encore Grégoire Chertok (banquier chez Rotschild) pour s’emparer des Cahiers du Cinéma.
D’un cynisme fou, ils ont crée une société qui s’appelle Les Amis des Cahiers pour mieux les racheter. Il faut dire qu’il n’y a que ta famille ou tes amis qui peuvent te trahir.
Alors évidemment aux Césars il y avait tellement de choses à dire que tout le monde a fermé sa gueule et personne n’a eu un mot pour les Cahiers. C’est évidemment moins grave que le violeur Polanski mais puisque personne n’a osé élever la voix par lâcheté (quoi d’autre sinon ?), ils auraient pu au moins rendre hommage à la revue du Cinéma. Mais non. Parce qu’ils s’en foutent du 7e art, eux, ces académiciens.
Le seul truc qui nous rassure c’est que finalement le Cinéma a été épargné puisqu’il était absent de la cérémonie des Césars.
La vingtaine de repreneurs des Cahiers du Cinéma, uniquement des mecs, gloubi-boulga de producteurs et chefs d’entreprises se disent tous cinéphiles. C’est un beau paradoxe de se dire cinéphile et d’assassiner la revue la plus prestigieuse et exigeante du cinéma. Comme quoi avec du pognon on peut s’arroger l’histoire et s’offrir sans vergogne une revue qui fut créée en 1951 et qui a vu passer chez elle les plus grands critiques et les plus grands réalisateurs. Le corps de Jean Douchet est encore chaud qu’ils lui pissent dessus.
Pire, ils veulent redonner aux Cahiers le côté chic et convivial qu’avait la revue à ses débuts. Or, les Cahiers du Cinéma n’ont jamais été chics ou pire encore conviviaux. C’est qu’avec l’argent on peut même revisiter l’histoire. En achetant cette revue ils parent leur égo d’une nouvelle breloque à l’histoire fameuse et prennent aussi un peu plus de contrôle sur le présent. C’est le même objectif quand un politicien proposant une réforme destructrice du système de retraite, se revendique de l’héritage d’Ambroise Croizat. Ils s’emparent de l’Histoire pour dominer le présent.

Ces vingt bonhommes voudraient aussi que la revue mette plus en lumière le cinéma français. C’est à dire ? Mettre en lumière les films des producteurs ayant racheté la revue ? Le cinéma est un art qui dépasse les frontières et qui se nourrie perpétuellement des écrans voisins comme un vase communiquant. Comment ne pas voir un parallèle entre Parasite ou Bacurau et Joker et les Misérables. Tous font état d’un délabrement de notre monde et d’une certaine idée de la révolte. Peut-être ne le voient-ils pas ? Il paraît que Macron et Estrosi auraient découvert l’état des quartiers français à travers le film. Quel force le cinéma dis-donc ! Quel pouvoir de mettre en narration le monde et en être aussi la principale critique.

Cette histoire de rachat rappel aussi la nomination de Boutonnat, riche producteur et proche de Macron, à la tête du CNC. Boutonnat le pingre qui voit, comme tant d’autres de ses congénères, le cinéma comme Industrie et non comme Art. Il ne s’en cache pas, il voudrait privilégier la rentabilité à la créativité. Pourtant le cinéma français n’est pas à plaindre niveau blockbuster de comédies potaches et populistes, ou on retrouve d’ailleurs régulièrement le même groupe qui sévit en partie dans le film de Bedos : Canet, Auteuil, Arditi. On aurait pu y ajouter Lellouche tant ils évoluent en bande organisée. Lellouche, le mec qui justifie son soutien pour un violeur en expliquant qu’il a surtout soutenu son pote Dujardin et regrette qu’on ait donné un César à Polanski « cette année-là ». Puisqu’on vous dit qu’ils évoluent ensemble à tous les niveaux du cinéma ou il est possible d’avoir une position de domination.
C’est bien simple, ce cinéma là, c’est comme le boggle. Tu secoues bien fort, tu jettes et t’obtiens un beau paquet de merde où tous tes potes vont pouvoir croquer. Ensuite t’alignes les lettres et t’as le titre : les Petits Mouchoirs.

Les temps sont donc obscurs pour ceux qui ont un désir de cinéma loin des sentiers balisés de l’économie et qui y voient encore un lieu de résistance et de politique. Il n’est pas sans rappeler la chute d’Hollywood qui est devenue une bouillie des comics Marvel comme le souligne Scorsese dans le dernier numéro des… Cahiers du Cinéma.

Rappelons enfin que les Cahiers avaient su retrouver à nos yeux une seconde jeunesse ces dernières années. Des Unes comme l’anti-manuel de scénario ou le Vide politique du cinéma français nous ont clairement fait vibrer. Mieux encore, les éditos de Stéphane Delorme ont peut-être été les articles les plus justes et les plus précis que nous ayons lu concernant le traitement médiatique des violences policières ou sur le mouvement des gilets jaunes.
Laisser les Cahiers à de riches « cinéphiles » c’est museler une voix dissonante, c’est faire taire la discorde et enfouir l’histoire. Saluons le départ de l’ensemble du comité de rédaction de la revue, préférant partir que subir, même si on aimerait un dernier Cahiers qui arroserait le cinéma Français de tout l’acide qu’il mérite, hurlant contre la misogynie et le racisme endémique, crachant sur son système qui donne le pouvoir aux chaînes TV, aux diffuseurs, aux technocrates. Les productions deviennent des méga-entreprises de divertissement, parmi lesquelles les nouveaux proprios des cahiers.

Il est urgent que des espaces incontrôlés naissent sous une forme ou une autre. Critiquer le cinéma c’est aussi critiquer la société qui nous entoure car comme l’écrivait Jean-Louis Comolli, ancien rédacteur en chef des cahiers, « le destin du monde n’est jamais mieux joué que sur un écran ».

Un collectif de régisseurs enragés

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