Les manifestants souhaitent-ils tuer des policiers comme l’affirme Gérald Darmanin ?

Notre enquête

paru dans lundimatin#382, le 9 mai 2023

Gérald Darmanin à propos du 1er mai : « Des casseurs extrêmement violents [sont] venus avec un objectif : tuer du flic ».
Gérald Darmanin à propos de Sainte-Soline : « Le déferlement inouï de la part d’individus armés et violents avait pour projet de blesser ou de tuer des gendarmes ».
Olivier Veran : « Certains viennent pour tuer ».
Eric Dupont-Moretti : « Je veux que l’on évite que des casseurs viennent tuer du flic ».
Marine Le Pen : « Nous ne sommes plus face à des violences, mais face à des tentatives d’assassinats contre les forces de l’ordre ».

S’il on en croit les déclarations de nos représentants politiques, il semblerait que de nos jours, on ne manifeste plus pour manifester, ni même pour casser, mais pour tuer. À ce rythme-là, d’ici quelques semaines nous devrions avoir le droit aux "tueurs de fin de manif" et autres "assassins de tête de cortège". Notons que ces extrapolations de langage se tiennent dans un pays où l’on ne doit plus dire que « la police tue » et où il est communément défendu que des armes policières tirant des projectiles à 350km/h sont "non-létales". 
"La guerre c’est la paix".

Ouin-ouin

Les hommes-de-plateau-télé ont pris pour habitude de vider les mots de leurs sens. Ils ne les déprécient pas par spéculation, mais pour opérer par et sur la langue et donc sur les perceptions communes. On peut donc douter qu’ils croient vraiment à leurs outrances. On peut même douter qu’il y ait encore beaucoup de gens pour y croire. Le but de l’opération n’est pas de convaincre mais de produire un écran de fumée. Il s’agit de préparer les esprits à la répression, de rasséréner ses soutiens, de conforter les croyances d’un électorat sensible aux questions sécuritaires et de donner des gages à un corps policier en demande (et jamais loin du chantage). Dans un article du Monde à propos des manifestations sauvages de policiers qui précédèrent l’élection présidentielle, on apprenait qu’en quarante ans, le nombre d’agents morts en intervention avait été divisé par 2,5. Malgré cela, la police revendique une peur inédite. Dans ce même article, un policier-prof évoque « le rôle des médias pris au sens large [...]. Contrairement aux années 1980-1990, la mort d’un collègue, en service ou en mission [...] circule très vite sur les réseaux sociaux, ce qui amplifie le phénomène. » Il parle d’une "psychose", que les médias donc, et ici les paroles gouvernementales se chargent d’alimenter. 

La fabrication de cette paranoïa ne se fait pourtant pas sans un certain assentiment des policiers eux-mêmes. La figure du « casseur-tueur » a d’abord été forgée par leurs syndicats, dont la fonction depuis des années consiste à conforter ce sentiment d’isolement et de persécution. Ce qui produit forcément, une boucle de rétroaction : pour lutter contre la haine ressentie, on réclame davantage d’impunité et d’armes, qui à leur tour participent à la défiance publique, donc à la paranoïa et ainsi de suite. Dès lors, on atteint rapidement le stade du grotesque lorsque des commandants de CRS finissent par se plaindre des manifestants munis des lunettes de piscine et des masques FFP3 : "ils sont mieux équipés que nous !". On en arrive à se demander s’ils sont bien au fait, les pauvres, du métier qu’ils exercent : servir de rempart au pouvoir, voire de punching-ball offert au peuple pour qu’il exprime son mécontentement. On a l’impression d’enfants à qui l’on avait promis que jouer à la bagarre dans une armure de chevalier moderne serait rigolo mais qui découvrent finalement que recevoir des coups ça peut faire mal. Alors ils s’indignent : "c’est pas du jeu, ils trichent en ne voulant pas se laisser taper". Les manifestants bafouant leurs règles (quand la police est, elle, régulièrement blanchie après ses écarts), alors il faudra davantage les frapper – y compris d’infamie. C’est ce que fait ce chef de police lyonnais lorsqu’il déclame dans la presse que "le black bloc est constitué d’assassins potentiels", "je mesure mes mots", s’empresse-t-il d’ajouter. Au grand jeu des mots qui ne veulent plus rien dire, il aurait tout autant pu parler de "terroristes" [le mot a été lâché depuis, dans un article du Parisien] ou de "pédophiles".

Cette nouvelle opération langagière doit nous rappeler que le "casseur" lui-même n’est pas né dans un chou. Que le terme a été forgé dans un soucis de simplification manichéenne, afin que l’on ne se demande plus ce qui est cassé (une voiture ce n’est pourtant pas une mairie, qui n’est pas une banque), ni comment, ni par qui. Le "casseur" fut fabriqué comme le sujet dépolitisé de la casse. Ce n’est pas un hasard s’il fut popularisé dans les années 90, celles des premières émeutes dans les banlieues lyonnaises - il fallait dénier toute volonté politique aux jeunes gens qui apportaient avec eux la conflictualité en centre-ville. La différence avec le "tueur" d’aujourd’hui, c’est que de la casse, alors il y en eut. Quid des tueries, aujourd’hui ? 

Tueries

A priori, des tueries, personne n’en a vu lors de ce mouvement contre la réforme des retraites. Les assassins potentiels pouvaient pourtant se compter par centaines de milliers voire plusieurs millions. A Paris, la préfecture avait diligenté pas moins de 5000 agents/cibles, tous agglutinés en rangs ou en lignes, et souvent même annoncés par mégaphones, gyrophares et sirènes. Mais voilà, force est de constater qu’aucun black bloc assassin n’ait été en mesure de passer l’acte. Cela pose sérieusement question, au moins quant à ses compétences et peut-être aussi sur sa détermination à réellement trucider.

Autre étrangeté : si comme nous l’avons vu, il ne manque pas de porte-voix à la dénonciation des manifestants-tueurs, aucun d’entre eux n’a jusqu’à présent jugé utile d’exposer le mobile du crime. Ou bien peut-être qu’il ne s’agit que de propos outranciers ne visant qu’à propager la bêtise. D’ailleurs, il arrive que cela fonctionne, comme lorsqu’un avocat médiatique de gauche tente d’établir une équivalence entre la blessure à l’oeil par une grenade d’une manifestante (qui n’avait rien demandé, et certainement pas d’être instrumentalisée) et la blessure d’un policier ignifugé par un cocktail molotov. Comparaison abjecte, simplification idiote. Il ajoute qu’à ses yeux, "la violence politique" ne devrait pas cibler le corps humain. Le sous-entendu ici (au moins autant que dans le "pour" du "pour tuer" darmanesque) c’est que la blessure voire la mort serait pensé comme le résultat de l’action politique. L’affrontement avec la police ne résulterait pas de l’auto-défense, il n’adviendrait pas incidemment ; il ne serait pas un "moyen" mais une "fin". On n’a pourtant jamais lu de tract appelant à « tuer du flic » dans les cortèges de tête. Faisons néanmoins l’effort de mener cette hypothèse absurde jusqu’à ses conclusions. "Les manifestants souhaitent assassiner des policiers". Assassiner, c’est le mot qui est employé. On s’excuse d’avance de devoir rappeler son sens... 

Morts en service

Parmi les unités du maintien de l’ordre déployées en manifestation au côté des CRS, on trouve ceux de la préfecture de police : les compagnies d’intervention. Au printemps 2016, les CSI et CDI furent fortement mobilisées pour encadrer les premières manifestations parisiennes où apparaissait le black bloc. Ce fut notamment le cas le 14 juin 2016 quand ce dernier bouscula vivement le dispositif de maintien de l’ordre. L’une des compagnies qui s’était alors longuement affrontée au bloc, devant l’hôpital Necker, était la 32e compagnie d’intervention de la Direction de l’Ordre Public. Elle était ressortie de l’affrontement sans mort, mais l’un de ses membres décéda peu de temps après, juste avant le 1er mai 2017. Xavier Jugelé fut abattu par un militant de l’État Islamique alors qu’il stationnait sur les Champs-Élysées et mangeait un sandwich dans son camion. C’est comme ça qu’on "tue un flic" monsieur Darmanin - avec une kalachnikov. Pourquoi le black bloc assassin s’obstine avec ses cailloux ? Est-il incapable de se procurer une arme automatique ? Le 1er décembre 2018, à Paris, dans l’émeute du rond-point de l’Etoile, des policiers avaient oublié un fusil d’assaut dans une voiture laissée aux mains des émeutiers. Si l’arme a disparu, elle n’a pas été utilisée.

Un an avant l’assassinat du policier Jugelé, en mai 2016, un gendarme du GIGN était abattu, dans de toutes autres circonstances. Là encore, pas de black bloc mais un retraité de 78 ans. A treize contre un ce jour-là, les gendarmes n’ont pu empêcher qu’un des leurs ne soit atteint à la gorge par des tirs de fusil de chasse. Dans l’objectif morbide, les milliers "d’éléments radicaux", "parfois venus de l’étranger" et "équipés pour la guerilla urbaine", ne rivalisent donc pas avec un retraité de 78 ans, cette fois porteur d’une arme en (quasi) libre service. Quand on écarte les fusils (visiblement boudés par les manifestants) et les voitures (idem), on évacue les deux principaux moyens par lesquels des policiers sont tués en France. Reste ce troisième mode opératoire, qui fut utilisé par un policier (pardon un agent de la direction du renseignement de la Préfecture de police) pour tuer quatre de ses collègues en octobre 2019. Il s’est servi d’un couteau de cuisine et d’un couteau à huîtres.

On le répète, pour ceux qui s’amusent à galvauder le terme d’"assassin", c’est donc ainsi qu’on tue des policiers : seul avec une Audi et une kalachnikov, seul retranché avec son fusil de chasse, seul au bureau avec un couteau à huître. Pourtant on insiste pour nous expliquer que des gros malins ("fils-de-bourgeois-surdiplomé") pour "tuer du flic" attendent que se rassemblent des dizaines de milliers de personnes. Dans ces cortèges, ils attendent encore d’être eux-mêmes des centaines, pour se donner la force de jeter des projectiles, non pas sur les hommes avant qu’ils ne s’équipent, non pas sur les policiers en civil qui rôdent dans les cortèges, non pas sur les motards qui font la circulation, mais sur des agents équipés de protections, pour bras et jambes, de bouclier antiémeute, de casques, de visières pare-balle, de vêtement ignifugés. 

Obstacle

Derrière la fiction du casseur-tueur, il y a cette réalité (dans ce mouvement comme à Sainte-Soline, qu’on le regrette ou non) : c’est le maintien de l’ordre qui dicte le niveau de conflictualité. C’est notamment lui (tout seul, dans son isolement) qui pratique une surenchère à l’armement (durant ce printemps tous les types de grenades ont été expérimentées sur les cortèges, même les funestes GM2L). 

S’il faut parler de morts récents lors d’opérations de maintien de l’ordre, ils ne sont donc pas du côté policier de la barricade. Steve Maia Caniço tué en 2019, Rémi Fraisse en 2014. Ces dernières semaines, alors que Gérald Darmanin criait "aux tueurs !", deux manifestants de Sainte-Soline étaient dans le coma, l’un d’entre eux est encore entre la vie et la mort.

Il n’y a pas non plus eu de morts du côté de la police pendant le mouvement insurrectionnel des Gilets Jaunes. Il n’y en a pas eu dans le mouvement émeutier de 2023. (En réalité il y en a bien eu un : un CRS de Strasbourg, envoyé à Paris, il s’est suicidé dans sa caserne). On a du mal à se remémorer quand, pour la dernière fois, un policier fut tué dans une manifestation. Il y a le commissaire Lacroix à Lyon en mai 1968. On a longtemps dit qu’il avait été renversé par un camion volé par les émeutiers. Il semble avéré aujourd’hui qu’il avait succombé d’une crise cardiaque. En élargissant la focale, en prenant par exemple deux événements insurrectionnels récents dans des pays démocratiques, on ne trouve toujours pas de policiers abattus par les manifestants : pas en Grèce en 2008, malgré les semaines d’émeutes et les centaines de cocktails molotovs ; pas à Washington, en 2021, dans le pays où circulent le plus d’armes au monde. La question de l’insurgé porte sur la prise ou la chute du pouvoir (et la police peut certes en être le symbole) ou sur sa propre dignité ; sur ce qu’il affronte ou ce pour quoi il l’affronte. 

Dans le mouvement de 2023, nombreux (et toujours plus nombreux) furent celles et ceux qui haïrent Macron, sa clique et ce qu’ils représentent. S’ils fomentèrent bien quelques mauvais coups pour leur nuire – visiblement personne n’entrepris d’assassiner un fonctionnaire. Très factuellement, on a voulu partir en manifestation sauvage, détourner un cortège, piller un Carrefour, en redistribuer le contenu, éclater la vitrine d’une banque, d’une agence immobilière, faire des barricades, bloquer une rocade, défendre une fac occupée. Le discours sur le meurtre (comme l’ambition se cachant derrière toutes les autres) participe notamment à nier tout cela. A chaque fois que nous avons été audacieux, nous avons logiquement trouvé le maintien de l’ordre face à nous. Il donc fallut le repousser, créer de l’espace, de la marge pour s’installer, pour passer. La police est un obstacle - parce que l’on veut plus que sa fin. Or on n’assassine pas un obstacle. On le contourne, on le pousse, on l’éclate, on le méprise, on le franchit, on lui marche dessus. 

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