Les maîtres du temps et les casseurs d’horloges

Eric Beynel, Alessandro Stella

paru dans lundimatin#224, le 10 janvier 2020

Nous avons appris depuis longtemps que le Pouvoir choisit la temporalité de ses réformes calée sur le rythme dicté par la Religion, les congés payés et l’envie de prendre des vacances, en été comme en hiver. Combien de fois les mouvements contestataires n’ont pas réussi à résister à cette horloge sociale ? Combien de fois un mouvement porté par l’espoir de la plupart de la population a calé sur un calendrier dicté par autrui ?

[Illustration : Kiki Picasso]

Pourtant, en cette fin d’année 2019, les grèves, les blocages, les manifestations n’ont pas connu de trêve, l’économie marchande du père Noël en a pris un bon coup, la période traditionnelle des fêtes d’hiver ne s’est pas déroulées comme d’habitude. Suite aux grèves dans les transports, les rythmes de travail et de déplacement ont dû s’adapter, ainsi que les moyens de déplacement, l’environnement quotidien et les relations sociales qui vont avec. Qui a pu profiter pour rester chez soi faisant du télétravail, en économisant le temps de transport, et qui à l’inverse a dû doubler les temps de transport au détriment du temps de travail. Qui est resté peinard à la maison avec ses enfants et qui a usé les semelles dans des kilomètres quotidiens de marche, pour aller travailler ou pour aller manifester. Ainsi, ce conflit sur la réforme des retraites, à savoir sur la partition du temps de travail et du temps de repos à l’échelle d’une vie, a eu des répercussions immédiates sur la division du temps au quotidien. La grève suspend le temps discipliné du travail et engendre d’autres emplois du temps.

Le projet Macron de réforme des régimes de retraite et les conséquences sociales que cela entraînerait, a mis en pleine lumière que les conflits sociaux se jouent sur la maîtrise du temps. Les maîtres du temps sont les maîtres d’autrui, ou alors les maîtres de soi. Dans cette séquence des fêtes de fin d’année 2019, se sont confrontés d’une part les anciens seigneurs du temps religieux associés aux nouveaux maîtres du marché du temps libre et du divertissement, de l’autre les maîtres des locomotives, les spécialistes des connexions électriques (en attendant les connexions numériques), les pilotes des remorqueurs de port et autres travailleuses et travailleurs en capacité de faire fonctionner comme de bloquer leur outil de travail. La grève active sous toutes ces formes a fait redécouvrir le pouvoir des savoirs ouvriers, comme le mouvement des Gilets Jaunes avaient montré l’intelligence prolétarienne au temps des ronds-points et de la révolte généralisée sur le territoire. Les maîtres du temps social ont trouvé face à eux la résistance des casseurs d’horloges.

Malgré le pilonnage du Pouvoir, relayé par des médias aux ordres, lèche-bottes ou décervelés, non seulement le soutien au mouvement de contestation de la réforme des retraites reste majoritaire parmi la population, mais plus le débat fait débat plus les gens se rendent compte qu’on les prend pour des nigauds. « Une réforme de justice sociale, contre les privilèges de corporations minoritaires, pour l’équilibre financier, pour mieux traiter les femmes », qu’ils disent. Que des mensonges ! De plus en plus les gens comprennent que cette réforme des retraites est conçue pour transférer encore plus d’argent des poches des pauvres aux poches des riches, pour faire travailler les gens plus longtemps et verser moins de cotisations et de pensions. Sans avoir fait l’ENA ou Sciences Po, tout-le-monde comprend que si on calcule votre retraite sur plus de 42 ans d’activité et non pas sur vos 25 meilleures années ou les six derniers mois de salaire, tout-le-monde est perdant. Sauf celles et ceux qui sont nés dans le cocon, qui ont habité dans les beaux quartiers, qui ont fait des bonnes écoles, qui ont eu un bon salaire à 30 ans et qui ont continué par la suite à sanctuariser le patrimoine hérité.

Quelle méprise, quel mépris quand Macron affirme qu’il trouve inconcevable et insupportable d’associer travail et pénibilité ! Pour lui, comme pour tous les rentiers, travailler signifie s’épanouir, s’affirmer aux yeux des autres, tuer l’ennui et occuper son temps. Mais pour l’écrasante majorité des gens, le travail n’est pas seulement associé à la pénibilité, mais carrément à la torture, son étymologie latine (travail vient du mot latin « tripalium », trois pieux, à savoir un instrument de torture). Macron exprime par-là sa pensée profonde ancrée dans son inconscient de classe, à savoir qu’il faut éviter de travailler, vivre de ses rentes, ce qui était l’idéologie des possédants jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Bien sûr, Macron « bon prince » peut renoncer à sa retraite privilégiée de Président de la République française, parce qu’il n’en a pas besoin !

Face à la révolte populaire contre la réforme des régimes de retraite, le jeune monarque Emmanuel Macron a tranché : tout-le-monde va trinquer, à commencer par les travailleuses/eurs des transports publics, en poursuivant par les fonctionnaires de l’Etat et finissant par toutes et tous les travailleuses /eurs du secteur privé. Tous sauf les employé-e-s dans les fonctions dites régaliennes. En clair, les policiers, les gendarmes, les militaires, les agents pénitentiaires, toutes celles et ceux dont le métier est de défendre l’Etat. Très curieuse et bien parlante idéologie de l’Etat en ce moment. Alors que le gouvernement Macron veut à tout prix faire passer sa réforme qui réduira mathématiquement les pensions de l’ensemble des travailleuses/eurs (20-30 % ou plus selon les professions, comme il s’est passé en Suède et en Allemagne), il consacre des régimes spéciaux pour les agents relevant de fonctions régaliennes. Gros malins qu’ils se croient, les experts gouvernementaux en éléments de langage semblent avoir fait l’impasse sur ce que régalien veut dire : « Se dit d’un droit attaché à la Royauté, ou qui, en République, manifeste une survivance des anciennes prérogatives royales » (Larousse). Où sont les conservateurs ?

En fait, l’actuel conflit sur les retraites résume le conflit ancestral entre exploiteurs et exploités. La lutte de classe est une lutte pour la maîtrise du temps. Les maîtres du temps sont les maîtres du monde ! Maîtriser le temps des autres signifie contrôler les corps et les esprits des autres. Du noyau familial au clan, de la tribu à l’ensemble de la société, qui détient le pouvoir sur le temps est le maître. Toute l’histoire de l’Humanité pourrait se résumer à ça.

On est passé d’un rythme dicté par la nature, par les saisons et les aléas climatiques, à un rythme cadencé par la Religion et ses rituels, pour arriver à un temps social imposé par les maîtres du travail d’autrui. Des femmes et des enfants soumis au rythme imposé par le patriarche, aux esclaves soumis vingt-quatre heures par jour à leurs maîtres, aux serfs soumis deux-tiers, un tiers ou une partie de l’année à s’échiner pour leurs Seigneurs, aux salariés soumis à leurs patrons la moitié de leur temps d’éveil disponible, l’enjeu du conflit reste le même : la maîtrise du temps.

Une étape chronologique de taille s’est produite au bas Moyen Âge, quand dans l’Europe chrétienne on est passé « du temps de l’Eglise au temps du marchand », du temps liturgique (matines, tierce, none etc.), sonné par les cloches des églises, au temps normalisé en vingt-quatre heures sonnées par les cloches reliées aux horloges mécaniques apposés sur les beffrois des Hôtels de villes. Aussi, contrairement à ce qu’on pourrait croire, dans « l’obscur Moyen Âge », les salariés qui avaient la chance de travailler toute l’année travaillaient moins qu’aujourd’hui, car le calendrier liturgique (dimanches du Seigneur, veilles de fêtes consacrées et tant d’autres festivités religieuses, seigneuriales, royales ou municipales) faisait en sorte qu’on ne puisse travailler plus que 220 jours par an, contre 253 aujourd’hui, au temps des 35 heures par semaine. Prenant la place de l’heure religieuse, l’ère industrielle a consacré le temps des Patrons, grâce notamment au machinisme qui contraint les travailleurs à se mettre au rythme des machines. A l’ère de l’industrie de la distribution, là où nous en sommes aujourd’hui en Occident (le gros de l’industrie de production se situant en Asie, en Afrique et en Amérique Latine) c’est sur l’ensemble du temps social que s’exerce la mainmise de ceux qui veulent soumettre les autres à leur rythme et volonté. « Travaille, consomme et ferme ta gueule ! ».

Se soustraire au temps dicté par Le Seigneur, par les Maîtres, les Seigneurs, les Patrons ou les Entrepreneurs de l’industrie des loisirs, apparaît comme le combat séculaire mené par les soumis pour se libérer des maîtres de leur temps, de leurs corps, de leurs vies. S’approprier du temps pour soi, l’arracher des mains d’autrui, semble le moteur de toute lutte d’émancipation.

Les changements qui se sont opérés au long de l’Histoire n’ont pas été linéaires, encore moins faciles à s’imposer, car dominants et dominés n’ont eu de cesse de s’affronter dans le conflit permanent sur le contrôle du temps de travail. De l’esclave au serf à l’ouvrier salarié, tous les dépendants d’autrui n’ont eu de cesse de lutter pour gagner du temps pour eux contre le temps imposé par leurs maîtres. Ils se sont révoltés, ont négocié, contractualisé leur degré de dépendance au rythme de travail et de vie imposé par autrui. Le but des opprimés semble avoir toujours été de s’approprier du temps pour soi, pour faire son jardin, pour passer du temps en famille ou avec des amis, pour avoir du temps libre, insouciant et s’adonner aux plaisirs. Un but que dans la société capitaliste actuelle a buté sur le paradoxe de l’appropriation du temps libre par l’industrie des loisirs, avec ses normes, sa discipline, ses cadres de vie (centres commerciaux, canapé-télé) et l’abrutissante mentalité qui va avec.

C’est pourquoi la bataille en cours sur les retraites en France est la mère de toutes les batailles. Par-delà la défense de régimes spécifiques liés à la pénibilité de certaines catégories de travailleuses/eurs, par-delà l’élargissement de ces mêmes critères de justice sociale à d’autres travailleuses et travailleurs, il s’agit d’un combat de société et d’un combat culturel. Comment voulons-nous vivre ? Combien de temps sommes-nous disposés à consacrer pour nous alimenter, nous chauffer, nous abriter ? Considérant que ce qui nous intéresse est d’avoir le plus de temps possible à notre disposition pour faire l’amour, passer du bon temps avec les ami-e-s, lire, apprendre, jouer ? Libérées des hiérarchies et des contraintes, avec d’autres rythmes, d’autres horaires. Des contre-temps visant explicitement à destituer l’institution du temps réglé par l’horloge capitaliste, et à rechercher par les expériences collectives en action d’autres formes de vie et de répartition du temps quotidien et du temps de la vie.

Alessandro Stella, historien (CNRS/EHESS)

Eric Beynel, porteparole de Solidaires

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