Les « intellectuels juifs » et la ZAD de lundimatin

Par Ivan Segré, du Laboratoire autonome d’archéologie et d’anthropologie (LAAA)

Ivan Segré - paru dans lundimatin#131, le 29 janvier 2018

Il y a deux semaines, nous publions une tribune intitulée La bonne conscience des intellectuels français signée par de nombreux « intellectuels juifs » amis et qui prenait fait et cause pour le livre d’Houria Bouteldja Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, contre une certaine frange du mélenchonisme. Cette semaine, la polémique repart de plus belle sous la plume d’un autre ami, en l’occurrence Ivan Segré. En mars 2016, nous avions déjà publié sa recension très critique du livre d’Houria Bouteldja qu’elle avait elle-même saluée sur les réseaux sociaux : « Intelligemment vicieux. Guénolé, prends en de la graine parce que ta colère était feinte et ta critique grossière. Là, c’est un autre calibre, tout est vrai, l’inimitié et le talent. Je dis, un point pour Segré. », ponctué d’un smiley.
Quelques jours plus tard, le Parti des Indigènes de la République se reprenait avec un (très) long article sur leur site : Ivan Segré : quand un Camus israélien critique Houria Bouteldja que notre rédaction constamment exténuée n’est jamais parvenue à lire en entier. Nombreux sont nos lecteurs qui estiment la polémique tranchée de longue date ou volontairement entretenue par de fatiguant calculs politiciens, nous nous tenons pour notre part à une conception exigeante de l’amitié.

Sous le titre « La bonne conscience des intellectuels français. Le cas de Thomas Guénolé et de la gauche française de Jean-Luc Mélenchon », lundimatin fait paraître « une tribune rédigée et signée par des intellectuels juifs » et s’en justifie en expliquant que ce texte « apporte un éclairage très différent à ce débat bien trop français ». Le « débat » en question, c’est celui qu’illustrent deux photographies, l’une de Thomas Guénolé, l’autre de Houria Bouteldja. Et parcourant le texte de ces « intellectuels juifs », on s’aperçoit très vite que la princesse est Bouteldja, le porc est Guénolé. Le problème est posé en ces termes :

« Guénolé a accusé Houria Bouteldja – membre du mouvement décolonial intitulé « Parti des Indigènes de la République » (PIR) – d’antisémitisme, de misogynie, d’homophobie et de racisme. Pour quiconque a lu le livre de Boutledja, Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique de l’amour révolutionnaire, publié en traduction anglaise par Semiotexte avec une préface du célèbre intellectuel américain Cornel West, ce sont des accusations scandaleuses. »

L’autorité politique et morale des éditions Semiotexte, ainsi que celle du « célèbre intellectuel américain Cornel Westl », voilà qui devrait suffire à clore le bec de Guénolé. Appréciant peu les arguments d’autorité, et soucieux de prendre connaissance des écrits des uns et des autres, je place aussitôt sur ma table de travail le texte de Bouteldja et… celui de Guénolé ? Mais où le trouve-t-on ? Lundimatin n’indique aucun lien, et j’ai beau chercher sur internet, en librairie, en bibliothèque, je ne trouve pas la moindre trace d’un texte de Guénolé consacré au livre de Bouteldja. Dans leur tribune, les « intellectuels juifs » renvoient bien à une conférence de Guénolé, indiqué en lien par Lundimatin, mais ayant suivi le lien qui m’a conduit à une vidéo postée sur Youtube, j’ai pu constater qu’il n’y était aucunement question de Bouteldja, pas plus que de son livre. En fait, il s’avère que lors d’une émission télévisée dans laquelle Bouteldja faisait la promotion de son livre, en avril 2016, Guénolé l’a accusée d’être « antisémite, raciste, misogyne, homophobe ». Il existe une vidéo de Dailymotion qui reproduit un extrait de l’émission [1], d’une durée de 2mn 12.

Lecteur assidu de lundimatin, quelque chose me frappe : n’est-il pas paru sur Lundimatin une longue analyse écrite du livre de Bouteldja ? Mais oui, bien sûr ; et du reste, lundimatin le signale en introduisant la « tribune », mettant en lien un texte paru en avril 2016, quelques jours après l’intervention télévisée de Guénolé : « Une indigène au visage pâle. Compte-rendu du livre de Houria Bouteldja : Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire ». Il n’en est pourtant pas question dans la « tribune rédigée et signée par des intellectuels juifs », qui ne s’intéressent qu’au « cas de Guénolé ». Est-ce parce qu’il passe à la télévision ou parce qu’il est député ? Quoi qu’il en soit, le fait est que ce sont donc des « intellectuels juifs » d’une espèce très particulière : ils mettent en lumière 2mn 12 de show télévisé et relèguent dans l’ombre un texte serré de trente pages. Dit autrement : Guénolé crucifiant Bouteldja devant des millions de téléspectateurs français, ça les émeut, ça les passionne ; un texte critique, en revanche, ça les fatigue. Lundimatin est libre d’y reconnaître des « intellectuels juifs », et les universités occidentales sont libres de leur octroyer un salaire de « professeur », mais soyez sûrs que d’autres seront plus circonspects, y reconnaissant probablement des « adorateurs des étoiles », comme disent les talmudistes.

***

Induit en erreur par le texte de cette « tribune », je suis donc allé voir la conférence de Guénolé sur Youtube. Les « intellectuels juifs » l’évoquent dans ce passage :

« Comme beaucoup d’autres partisans d’un ‘antiracisme universaliste’ impérieux à la française, Guénolé choisit de mal lire le livre d’Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, et notamment d’ignorer son appel à une ‘politique de l’amour révolutionnaire’. Ceci est probablement dû au fait que son intérêt pour le racisme et l’antiracisme est purement académique. Il semble connaître les faits et les chiffres sur le bout des doigts, mais son incapacité ou sa mauvaise volonté à comprendre ce que signifie le rejet s’exprime clairement dans la manière dont il recourt au discours de l’inclusion comme à une panacée contre la discrimination ou ce qu’il appelle, dans sa conférence TED, ‘l’injustice’ ».

Guénolé, dans cette courte conférence (d’une durée d’un quart d’heure), s’il ne dit mot de Bouteldja, aborde en effet, et dissèque, les représentations véhiculées par la société française, principalement l’Etat et les médias, au sujet des « jeunes des banlieues ». Il explique que les activités de banditisme concerne 2% des jeunes des banlieues ; que la production argotique venue des quartiers populaires est une source du renouvellement poétique de la langue ; que la prétendue « islamisation » des banlieues est un fantasme ; que l’écrasante majorité des jeunes de banlieues s’efforce de faire des études, de trouver un emploi et d’exprimer leur existence dans des mots, comme tous les autres citoyens, tous les autres jeunes, mais que l’inégalité d’accès à l’éducation, au travail, aux richesses, au respect, ce n’est pas une représentation imaginaire, un fantasme, c’est une réalité, matérielle, avérée et violente. Et il conclut sur ces paroles :

« Pourquoi, finalement, on diabolise les jeunes de banlieues ? Pourquoi on leur donne tous les vices ? Je dirais qu’il y a fondamentalement deux raisons : la première, c’est qu’on ne peut accepter la façon dont on leur marche dessus que si on les accable de tous les maux, parce que sinon, si l’écrasante majorité n’a rien à se reprocher, alors c’est que notre société est injuste, et on est obligé de le regarder en face ; et puis il y a une autre raison, plus attristante : apparemment, toute société a besoin d’un bouc émissaire, pour que ceux qui ne sont pas ce bouc émissaire se sentent mieux dans leur pompe, et donc – ‘dis-moi tout ce que tu attribues comme vice aux jeunes des banlieues, et je te dirai tout ce qui va mal dans ta société’. D’ailleurs, vous savez quel nouveau monstre mythique est en train de remplacer le monstrueux jeune des banlieues dans les imaginaires français ? C’est le réfugié. »

Jugeant les propos de Guénolé admirables, et salutaires en France comme en Israël, je ne suis pas mécontent, tout compte fait, qu’on m’ait dirigé vers cette conférence. Scrupuleux lecteur de lundimatin, je reviens toutefois à la « « tribune rédigée et signée par des intellectuels juifs », où je lis : « Il est assez stupéfiant que, pour nous défendre du fléau de l’antisémitisme, Guénolé s’appuie sur le mensonge du ‘racisme inversé’ ». On a quitté la conférence « TED » pour revenir aux 2mn 12 de show télévisé. Soit. Poursuivons la lecture :

« Il existe aujourd’hui deux formes principales d’antisémitisme, des formes qui tendent à se rapprocher rapidement et de façon alarmante. La première est la vieille haine des Juifs, que l’on observe dans la confiance croissante de l’extrême droite en Europe, en Amérique du Nord et en Australie. La seconde est l’antisémitisme du sionisme qui veut obliger tous les juifs à s’identifier à Israël ».

 

Nous venons d’assister à ce que j’appelle, dans mon lexique, un « saut de carpe » : les auteurs de cette tribune sont passés, en un clin d’œil, de l’analyse du show télévisé de Guénolé à l’analyse de l’antisémitisme dans le monde. Et leur conclusion, c’est donc qu’il « existe aujourd’hui deux formes principales d’antisémitisme », celui de « l’extrême droite en Europe » et celui du « sionisme ». Formulé dans un autre jargon : il y a l’antisémitisme des « Blancs » et celui des « Juifs ». L’antisémitisme d’individus qui ne sont ni « Blancs » ni « Juifs », en revanche, ça n’existe pas.

Le « saut de carpe » est une discipline dans laquelle Jean-Claude Milner a su exceller. Qui ne se souvient de son abracadabrantesque sortie lors d’une émission de France-Culture, où il évoqua un « antisémitisme » de Bourdieu et Passeron, parce que leur livre s’appelait Les héritiers ? Avec l’intervention de ces « intellectuels juifs » sur Lundimatin, on est entré dans une autre catégorie. Ce n’est plus le saut de carpe efféminé, feutré, frisant l’arabesque, c’est tout autre chose, comment dire… comme une pâte lourde et sucrée, un cheeseburger au coca, un truc ahurissant, qui vous retourne le cœur et l’esprit : il y a l’antisémitisme des « Blancs » et celui des « Juifs », c’est tout. Ne cherchez pas ailleurs, vous ferez fausse route. Appelons-ça : le saut de la baleine farcie.

Mais que répondre, me direz-vous, à des « intellectuels juifs » qui déclinent leur titre de « professeur » quand soi-même on n’est rien ? Le mieux, c’est de citer en ce cas un livre d’un professeur renommé, un des leurs, par exemple Alain Badiou qui, dans sa préface à Circonstances, 3. Portées du mot « juif » (Lignes, 2005), écrit :

« Enfin il ne saurait être question que, au nom de la culpabilité coloniale ou du bon droit des Palestiniens, on tolère les diatribes anti-juives qui circulent dans nombre d’organisations et institutions plus ou moins dépendantes des mots identitaires ‘arabe ‘, ‘musulman’, ‘islam’… Cet antisémitisme ne saurait être passé par pertes et profits d’un « ’progressisme’ qui se contente de peu » (p. 17).

Mais il est vrai que Badiou étant par ailleurs blanc comme linge, à l’image de Guénolé, l’objection tombe à l’eau. Mieux vaut, décidément, revenir aux écrits d’une déesse racisée, sorte de sirène des eaux troubles, d’autant qu’à suivre ces « intellectuels juifs », c’est le meilleur texte disponible aujourd’hui sur la question des rapports « entre les Juifs et les autres peuples racisés » :

« Plus que tout autre, le texte de Bouteldja va au cœur de la profonde rupture qui s’est créée, après la Shoah, entre les Juifs et les autres peuples racisés, et qui a été cimentée par la naissance de l’État sioniste d’Israël afin de blanchir l’histoire européenne de la haine des juifs. »

 Les Juifs ont rompu l’alliance avec les « autres peuples racisés » en imposant « l’Etat sioniste d’Israël ». C’est l’argument de ces « intellectuels juifs », celui-là même que Bouteldja, comme nul autre, prend à la source, « au cœur ». Tâchons d’y voir clair. Que les peuples racisés aient un Etat, c’est bien, c’est même très bien. Que les Juifs aient un Etat, en revanche, c’est une trahison. C’est pourquoi le problème avec le sionisme n’est pas fondamentalement que les Palestiniens n’aient pas d’Etat, il est que les Juifs en aient un. Parce que lorsqu’on est Juif, avoir un Etat, c’est être antisémite. Voyez Netanyahou, antisémite notoire.

En revanche, lorsqu’on est racisé, avoir un Etat, c’est être anti-impérialiste. Voyez Assad, anti-impérialiste notoire, ou Saddam Hussein, sinon les pétromonarchies. Netanyahou, lui, c’est pas du tout comme Assad ou Hussein ou Saoud, non pas parce qu’il paraît vraiment petit bras, sinon ringard, comparé aux politiques répressives, ethniques, menées par les dictatures nationalistes arabes ou les pétromonarchies, depuis des décennies, mais parce qu’avec le sioniste le problème n’est pas fondamentalement l’exercice de la violence et de l’oppression par un appareil d’Etat, c’est l’existence même de l’appareil d’Etat, autrement dit du sioniste.

Bref, l’essentiel est là : l’existence des Etats arabes, comme celle d’autres peuples racisés, est une bonne chose, sachant que les Etats occidentaux ont les dents longues ; l’existence de l’Etat d’Israël, en revanche, est une mauvaise chose. Et comme l’inexistence des Etats occidentaux est inconcevable, on va se concentrer sur l’existence de l’Etat d’Israël, dont l’inexistence est non seulement concevable mais singulièrement désirable. Ceci posé, le reste suit : les sionistes sont coupables quoi qu’ils fassent, ou disent ; les « racisés » innocents quoi qu’ils fassent, ou disent ; et on juge les « Blancs » en fonction de leur relation au sionisme. Voyez Sartre dans le livre de Bouteldja, c’est un salaud. Car il suffit de l’ouvrir, son livre, pour en mesurer la valeur. Lisez donc :

« Beaucoup de musulmans, tant des individus que des autorités, ont sauvé des Juifs sans jamais s’en vanter. Aussi, aimerais-je vous inviter à méditer ces mots de Dieudonné qui troublent ma conscience. Il rapporte dans l’un de ses spectacles les propos d’un autre humoriste français qui aurait dit : ‘C’est indigne de la France qu’un homme comme Dieudonné puisse encore s’exprimer’. Dieudonné réplique : ‘En tant que Juif, il a dit que cela lui rappelait les heures les plus sombres de l’histoire, ça lui rappelait les années trente. Merde ! Il a dit qu’il attendait des excuses officielles de ma part. Donc, je profite de cette tribune pour lui dire que mes excuses il peut les ranger dans son cul et je tiens à lui dire que si le vent venait à tourner et qu’on se retrouvait dans une ambiance des années trente, qu’il ne vienne surtout pas se planquer dans ma cave. En cas de match retour, je le balance aux autorités directement’. Je crois qu’il faut le prendre au sérieux. Ce ne sont pas les paroles d’un simple bouffon mais d’un produit de son temps. Ce système pourri est en train de faire de vous des monstres, comme il fait de nous des crapules. Son œuvre pourtant n’est pas achevée. Je connais bien les gens de ma race. Bien que cabossés et terriblement abîmés, nous avons encore le cœur gros et une certaine pratique de la noblesse humaine mais pour combien de temps ? [2] »

Passé un certain temps, il faudrait donc s’y résoudre : « égalité et réconciliation » sur la base d’une commune délation des Juifs. Comme disent nos « intellectuels » : « Plus que tout autre, le texte de Bouteldja va au cœur de la profonde rupture ». Il n’empêche, pour ma part, je préfère Dieudonné. Il est peut-être moins profond, mais au moins, il est drôle.

***

Récapitulons : une dizaine de « professeurs » qui se présentent comme « juifs » écrivent une tribune dans lundimatin en réponse à un show télévisé de 2mn 12 de Thomas Guénolé, individu qu’ils présentent comme représentatif de « la gauche française de Jean-Luc Mélenchon ». Sachant que lundimatin a abrité un long et minutieux compte-rendu critique du livre de Bouteldja, on s’interroge
 : pourquoi répondre au show télévisé de Guénolé et passer sous silence le texte paru dans Lundimatin ? Elémentaire : ils souhaitaient au départ faire paraître leur intervention dans quelques médias « mainstream », où entre gens bien élevés on partage les mêmes références, mais comme ils ne sont pas parvenus à y vendre leur camelote, ils l’ont refourguée dans Lundimatin, faisant vraisemblablement jouer quelque contact...

Mélenchon, ce bon Mélenchon, était donc la cible, par ricochet, de ces « intellectuels juifs » professant dans les universités occidentales et fidèles amis de Bouteldja. Pauvre Mélenchon, lui qui a pourtant si courageusement défendu sa députée Danièle Obono, qui avait qualifié Bouteldja de « camarade » tout en précisant se fonder sur une expérience militante et non sur un livre qu’elle n’a pas lu. Le preux chevalier de la « gauche française » a essuyé une volée de bois vert de la part des médias, notamment télévisuels, mais il a tenu bon : « Danièle Obono est une militante antiraciste ». Hélas, il est vrai que Mélenchon, par ailleurs, tolère dans ses rangs Guénolé. Donc haro sur « la gauche française de Mélenchon » !

Alors bien sûr, dans les colonnes de lundimatin, ce type de « tribune », ciblant Mélenchon parce qu’il n’excommunie pas Guénolé, ça a moins d’effet que dans les colonnes du Monde ou de Libération. Pire : ça sonne bizarre. Et avec la signature de tous ces professeurs d’université, au final, ça rappelle un peu un car de CRS qui débarquerait dans une cour d’école ou un terrain vague. Ils peuvent bien prétendre être venus jouer au foot, ils ont l’air louches. Et comme en plus, ils jouent vraiment très mal, on se dit que s’ils pouvaient rapidement dégager, ce serait bien.

[2Les Blancs, les Juifs et nous, op. cit., p. 67-68.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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