Les fils qui se touchent

Un film de Nicolas Burlaud

paru dans lundimatin#464, le 24 février 2025

Lundimatin a régulièrement relayé les productions du collectif de vidéastes marseillais Primitivi, notamment l’excellent La bataille de la Plaine. Avec Les fils qui se touchent, leurs images quittent nos petits écrans pour rejoindre les grands écrans des cinémas. À 50 ans, Nicolas Burlaud, l’un des animateurs du collectif a été frappé d’une violente épilepsie, conséquence d’un dysfonctionnement de son hippocampe, l’organe qui façonne les souvenirs. Les fils qui se touchent c’est une exploration croisée entre la découverte intime d’une mémoire qui se met à bugger et la reconstitution d’une histoire collective des luttes documentées depuis 25 ans.

Caméra à la main, le film s’ouvre sur une femme avec l’accent marseillais qui parle à celui qui la film. Elle montre une ruine derrière elle, un ancien bâtiment du quartier de la Savine. Le grain de l’image laisse penser au début des années 90. Ce n’est pas si vieux mais ça semble être une autre époque. Ce qu’on peut supposer être son mari prend la parole : « Ils ont détruit la vie des personnes » ; sous-entendu, une maison, un appartement, ce n’est pas juste un toit sur la tête ; des fois ça ne se remplace jamais vraiment.

Primitivi fête cette année ces 27 ans en 2025. Depuis 1998 ce média local Marseillais parcours les rues en gentrification et les luttes qui y sont liées – et pas que - de la cité phocéenne, filmant, documentant, archivant, les bulldozers, les gens, les murs qui se dressent et les murs qui tombent. Avec La fête est finie on pouvait voir les effets sur la ville des politiques européennes du fameux label Capital européenne de la culture ; et avec La bataille de la Plaine l’auto-organisation des riverains face au projet de réaménagement de la place la plus célèbre du centre-ville marseillais.

Dans Les fils qui se touchent, on suit le réalisateur, Nicolas Burlaud, à travers un dédale de tests médicaux en tout genre, scanner, électroencéphalogramme, discussions avec les médecins devant une modélisation 3D de son cerveau. Après une crise d’épilepsie foudroyante et inattendue, il cherche à comprendre ce qui lui arrive. L’épilepsie est liée à la mémoire, elle provoque une défaillance des processus de consolidation de celle-ci. On finit par se demander si ce dont on se souvient n’est pas un rêve, un faux souvenir. Le film croise donc la rencontre de plusieurs personnages ; ce réalisateur qui se questionne, cet univers médical mystérieux, ce Marseille populaire. Superpositions d’imageries des méninges, de boîte crânienne ultra précise, de sons machiniques aux allures de techno, souvenirs d’émeutes filmées par le réalisateur au Vénézuela. On pourrait se croire dans un film de Michel Gondry, remontant un fil mémoriel sans trop savoir où ça va nous mener.

Très vite on comprend que la mémoire humaine, quelques soient les efforts que certains puissent faire pour réduire l’écart, reste bien différente d’une mémoire informatique. Notamment parce qu’elle est au fond moins fiable, plus complexe, et que c’est ça qui la rend toujours singulière. On tri, on triche, on jette, on fait comme on peut, comme le réalisateur quand il veut monter son film. Le fil rouge est là. La mémoire permet de faire le sujet en construisant une représentation du monde. Quelle soit celle du cerveau ou celle des images, c’est cette disponibilité des souvenirs qui permet de faire sujet, individuel ou collectif. Et c’est le partage de souvenirs qui fait groupe.

Au bout du compte, le documentaire traduit cette double tendance de la modernité : singularisation et atomisation de l’individu d’un côté, uniformisation et prédictibilité de l’autre. On pousse à un niveau démentiel l’intérêt pour la transparence de l’individu unique, plongeant toujours plus profond dans son intérieur, modélisant ses neurones en une série d’images, on photographie l’activité cérébrale sous tous les angles, ce qui est censé représenter la pensée est là, sur l’ordinateur, insaisissable. Il y a toujours un degré qui échappe à la représentation technique, l’émotion résiste à l’imagerie, le lien inexplicable entre un souvenir et un affect ne se matérialise jamais à l’écran. L’opposition entre psychanalyse et neuroscience prend tout son sens ici. Quand l’une travaille à partir du manque, l’autre tente de tout montrer ; mais au fond même à cette neuroscience toute puissante il manque quelque chose.

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