Les enfants du massacre - Giorgio Scerbanenco

[Note de lecture]

paru dans lundimatin#244, le 25 mai 2020

Aujourd’hui, nous publions la chronique de Hugues Robert, de la librairie Charybde, consacrée au grand ancêtre du polar italien.

En 2008, j’écrivais dans le Monde Diplomatique : 
"En 1968, (…) Giorgio Scerbanenco reçoit une consécration internationale avec le Grand Prix de la littérature policière décerné à son roman A tous les râteliers (Traditori di tutti). De fait, cet auteur fait franchir un pas décisif au genre, en ancrant ses récits dans la vie réelle des classes populaires milanaises. La subtilité avec laquelle il rend les ambiguïtés humaines et les dilemmes moraux s’allie à une empathie profonde pour les faibles écrasés par le boom économique.

Selon Luca Crovin un des meilleurs spécialistes du « polar » contemporain, Les Enfants du massacre, parus en 1968, représentent « manifestement une métaphore de la période ; Scerbanenco raconte le malaise des jeunes de l’époque de son point de vue ». Dans un cours du soir, des jeunes presque tous venus d’une maison de correction ont massacré leur professeure. L’enquêteur de Scerbanenco, Duca Lamberti, interroge en particulier un « anormal », un « inverti », et devine bientôt que cet horrible crime ne peut avoir été tramé par un homme, mais seulement « par une femme hystérique ». La même année, la revue de l’autonomie ouvrière, Rosso, mêle dans ses articles le combat des travailleurs dans les usines et celui des femmes comme des homosexuels. Dans la même ville, deux mondes coexistent encore sans se rencontrer.

Fils d’un Ukrainien fusillé par les bolcheviks, Scerbanenco était, selon sa fille, « un intellectuel du XIXe siècle, un individualiste qui éprouvait une aversion profonde pour les régimes dictatoriaux, mais aussi pour le consumérisme et le monde dominé par l’argent qui commençait à apparaître justement en ces années-là ». Le vocabulaire homophobe et misogyne du principal représentant du roman policier italien en 1968 montre qu’il reste enfermé dans les modes de pensée dominants et que le giallo n’est pas encore en mesure d’évoquer la grande vague en train de se lever. L’a-t-il été par la suite ? »." 

C’est contre ces modes de pensée dominants que quelqu’un comme Cesare Battisti avait rejoint les rangs de centaines de milliers d’ouvriers, jeunes, femmes et paysans en lutte.

Scerbanenco, grand ancêtre du roman noir italien, aujourd’hui dominé par une sensibilité oscillant entre centre-gauche et centre-gauche, est l’exemple type de l’auteur de talent qu’on peut lire avec plaisir et intérêt sans partager ses valeurs ni ses orientations politiques. Que nos lecteurs de droite (même d’une droite qui s’ignore) daigne appliquer la même démarche de lecture à un auteur comme Cesare Battisti, et ils verront qu’ils y trouveront aussi leur profit.

S.Q.

* * *


Déjà presque dix-huit mois que l’amusante (mais oui) rubrique « Je me souviens », sur ce blog, ne présentait plus de nouvelle entrée. Il était plus que temps d’y remédier.

En cette année 1982-1983, profitant d’une année de classe préparatoire beaucoup plus paisible qu’imaginé, je me plongeais, entre autre choses, dans les délices de la découverte de la collection Grands détectives de 10/18, pour y faire trois rencontres majeures pour moi : celle de Maj Sjöwall et Per Wahlöö (le Stockholm de l’inspecteur Martin Beck), celle de Manuel Vázquez Montalban (le Barcelone du détective Pepe Carvalho) et celle de Giorgio Scerbanenco (le Milan du médecin défroqué désormais policier Duca Lamberti).

Le Cours du soir André et Maria Fustagni était installé, à deux pas de la place Loreto, dans une vieille villa de deux étages, et de ce style « castel médiéval » qui fit jadis fureur et se retrouve dans beaucoup de villas construites alors au fin fond des faubourgs de la ville, autant dire en pleine campagne, là même où s’élèvent aujourd’hui des blocs d’immeubles de dix, quinze et vingt étages. La villa était un peu en retrait, et la rue prenait devant sa porte des allures de petite place. La camionnette était là, près de l’entrée, en plein brouillard, tous phares allumés et qui faisaient étinceler la plaque de cuivre où se lisait : Cours du soir André et Mario Fustagni. Elle avait amené quatre agents. Un photographe de presse, assis sur le bord du trottoir, somnolait, les revers de son pardessus remontés jusqu’aux oreilles, et il y avait aussi trois ou quatre jeunots : le public. « Il n’est point de spectacle, aussi répugnant soit-il, qui n’ait son public », se dit Duca en descendant de voiture.


Né en 1911 et décédé en 1969, n’ayant connu la gloire internationale qu’avec sa dernière série, celle consacrée à Duca Lamberti avec quatre romans et un recueil de nouvelles « apparentées » entre 1966 et 1969, Giorgio Scerbanenco fait figure de précurseur et de maître en écriture à bien des égards, pour plusieurs générations d’autrices et d’auteurs de jaune et noir en Italie (il avait quinze ans de plus que le maestro Andrea Camilleri, par exemple, et quarante-cinq et cinquante ans de plus que Massimo Carlotto et Carlo Lucarelli), et bien au-delà. Si le premier choc fut sans doute celui de « Vénus privée » (1966), premier de la brève série, c’est certainement « Les enfants du massacre » (1968), le troisième, qui demeure pour moi le plus cruellement et brutalement mémorable.

– Le plan, demanda Duca Lamberti, arrêté devant le tableau noir. Mascaranti, qui fouillait déjà dans sa serviette, lui tendit presque aussitôt une feuille de papier blanc dactylographiée : le « plan » demandé.
Immobile, à deux pas de la porte, Duca Lamberti se détourna du tableau noir et regarda les autres traces que l’identité judiciaire avait laissées derrière elle et qui donnaient à la classe un aspect assez insolite. C’étaient des cercles de peinture blanche, quelques-uns guère plus grands que ceux qu’un fond de verre laisse parfois sur une table, d’autres bien plus importants et qui atteignaient la dimension de la circonférence d’une grosse dame-jeanne. Dans chacun de ces cercles, et toujours tracé à la peinture blanche, se voyait un numéro. Il y en avait une vingtaine ou, plutôt, très exactement vingt-deux, ainsi qu’il était dit sur la feuille dactylographiée. Le plan n’était, en fait, rien d’autre qu’une nomenclature de tout ce qui avait été trouvé dans la classe, aussitôt après la découverte du crime, avec l’indication de l’endroit précis où chacune des découvertes avait été faite.
Il y avait des cercles blancs un peu partout : sur la petite table de la maîtresse ; près du tableau noir ; sur le sol ; sur les quatre longues tables réservées aux élèves. Un peu partout, sauf sur les murs – où on les avait tracés à la peinture noire.
– Passe-moi une cigarette, dit Duca en tendant la main vers Mascaranti, mais sans cesser de regarder les cercles et, plus spécialement, celui où se lisait le n°19.
– Tenez, docteur.
Mascaranti lui tendit la cigarette et la lui alluma.
Duca Lamberti chercha le n°19 sur le plan. L’ayant trouvé, il lut dessous : Bouteille liqueur. Il regarda un autre cercle, sur le dallage cette fois, et qui entourait le n°4. Le plan portait : N°4 – Petite croix d’or, appartenant probablement à l’un des élèves. Le n°4 se trouvait tout près d’un dessin également tracé sur le dallage, et toujours à la peinture blanche, lequel n’était pas un cercle mais reproduisait des contours humains, ceux de Mathilde Crescenzaghi, la petite institutrice.

Traduit en français chez Plon en 1969 par Roland Stragliati, repris chez 10/18 en janvier 1984, puis retravaillé et corrigé par Gérard Lecas chez Rivages en 2011, cette brève et définitive incursion, aux côtés du commissaire Duca Lamberti et de son équipe, officielle ou officieuse, dans les lendemains de l’atroce assassinat d’une jeune professeure, par onze adolescents âgés de treize à vingt ans, dans la Lombardie des années 60, est certainement l’une des plus crues et glaçantes enquêtes fictionnelles du noir contemporain, sans que Giorgio Scerbanenco ait recouru à des effets spéciaux ou à des gimmicks « gore » .

Les règles du jeu de la rubrique « Je me souviens » sur ce blog sont ici.

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