Les écrits antisionistes de Frédéric Lordon

Vers un Etat binational israélo-palestinien
Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#493, le 20 octobre 2025

Ce lundi nous publions un excellent texte d’Ivan Segré, kabbaliste, traducteur et philosophe dont le point de vue anarchiste sur la question de l’État binational israélo-palestinien est souvent mal compris. Son style d’analyse conceptuelle clair et distinct ne se laisse pas intimider par les assertions astronomiques de la rhétorique campiste. En renvoyant dos à dos, pour des raisons fort distinctes, les démocrates réactionnaires "philosémites" et les "antisionistes" sans idéaux, il montre dans ce texte que les procès en sionisme comme en antisionisme, souvent perpétués par un tribunal sans cohérence, doivent être surmontés. Car ce dispositif d’opposition binaire, efficace médiatiquement, n’a pas la capacité de penser la paix et la "sortie par le haut" de la situation coloniale et génocidaire. En prenant son cas personnel, non de manière biographique mais comme symptôme des contradictions du dispositif accusatoire, Segré montre combien une position claire et explicite sur la solution aux imprescriptibles horreurs à Gaza ne peut être formulée en son sein. Si Lordon a été évidemment accusé d’être "ontologiquement" antisémite du fait de ses prises de position pour Gaza, il n’a pas été accusé d’être sioniste. Pourtant Segré montre que sa position sur l’issue au génocide - État binational égalitaire pour tous - qui est aussi la sienne, est précisément ce qui lui a valu les attaques les plus féroces de certains antisionistes. [1]

« En tant que l’esprit conçoit les choses selon le commandement de la raison, il est affecté de même façon – que l’idée soit celle d’une chose future ou passée, ou celle d’une chose présente »
Spinoza, Ethique, L. IV, Proposition LXII

« l’une d’elles touchait presque la maison et l’été quand je travaillais tard dans la nuit assis devant la fenêtre ouverte je pouvais la voir ou du moins ses derniers rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes palpitant faiblement sur le fond de ténèbres, »
Claude Simon, Histoire

Depuis le 7 octobre 2023, les écrits antisionistes de Frédéric Lordon forment une sorte de nouveauté remarquable. Le philosophe et économiste s’était jusqu’alors fait connaître d’une part pour son élaboration d’une anthropologie politique spinoziste, scandée par plusieurs importants ouvrages théoriques, d’autre part pour ses prises de positions politiques, d’inspiration marxiste, dans l’espace national et européen. Les enjeux politiques moyen-orientaux, et plus spécifiquement la question israélo-palestinienne, n’avaient en revanche pas semblé constituer un domaine de prédilection. Pour des raisons vraisemblablement liées à la conjoncture, les choses ont changé. Certes, comme tant d’autres, Lordon n’a pu que constater la misérable brutalité de l’expédition punitive menée par un appareil d’Etat surarmé contre une population civile démunie. Mais au-delà de l’indignation commune, l’antagonisme entre « sionisme » et « antisionisme » est devenu un thème prépondérant de ses dernières interventions dans le champ historique, politique et conceptuel.

Son intervention à ce sujet était, bien que tardive, prévisible, tant la question israélo-palestinienne occupe l’intellectualité occidentale, et tant elle est complexe, ou tout au moins complexifiée d’une part par son épaisseur historique, d’autre part par ses instrumentalisations idéologiques. Dès lors que le parti LFI est accusé d’être le « premier parti antisémite en France » par différentes personnalités politiques et médiatiques, non en raison de ses positions dites « pro-palestiniennes », voire « pro-arabes » ou « islamophiles », mais principalement parce qu’il semble menacer les intérêts de la bourgeoisie dominante, il importait en effet d’entrer dans l’arène. Examinons donc la manière dont Lordon a exposé, depuis deux ans, les grandes lignes de son antisionisme politique. Mais tâchons d’abord de resituer son intervention dans un contexte idéologique circonscrit.

Netanyahou vs Macron : l’exégèse de Gérard Bensussan

Le 10 septembre 2025, dans la Revue K, le philosophe Gérard Bensussan a proposé une sorte d’exégèse de l’échange épistolaire entre Netanyahou et Macron intervenu durant l’été 2025. Le premier ministre israélien y accusait le président français de souffler sur les braises de l’antisémitisme en se proposant de reconnaître officiellement l’Etat palestinien lors d’une conférence à l’ONU ; le président français y répliquait d’une part que la République combat avec force « l’abomination » antisémite, d’autre part qu’il n’est pas digne d’instrumentaliser un sujet aussi grave. Le philosophe Bensussan en conclut que cet échange témoigne de la difficulté qu’il y aurait à discuter posément de la question israélo-palestinienne, mais qu’il a néanmoins le mérite de s’inscrire dans le champ démocratique :

« Les deux chefs d’État ne font que refléter à leur échelle l’opacité et la nature oblique d’intentions plus ou moins avouées, telles qu’on peut en prendre acte partout dans la société civile. La démocratie, mélange incongru d’apocalypse et de banalité, n’est pas sans faiblesses. Et même : sans faiblesses, elle ne serait pas [2]. »

A suivre le philosophe, « opacité » et « intentions plus ou moins avouées » seraient donc ici partagées, et il ne conviendrait pas de s’en indigner outre mesure, car ainsi va « la démocratie ». Mais peut-on se résoudre à évacuer de la sorte l’enjeu immédiatement politique de cette correspondance ? Bensussan ne dit mot au sujet de ce qui, à ce moment, était en train de s’esquisser sous nos yeux, et dont le cessez-le-feu imposé par Trump a interrompu – provisoirement ou définitivement ? – le déroulement : en réponse aux massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023, la formation nationaliste au pouvoir en Israël, dont la ligne fasciste ne cessait de se préciser, a décidé de raser Gaza, d’exiler ses habitants et de laisser la main libre aux milices pogromistes en Cisjordanie, vraisemblablement en vue d’annexer peu ou prou l’ensemble des territoires dits « occupés », de manière à bâtir un « grand Israël » dont la forme institutionnelle, apartheid ou démocratie parlementaire, dépendrait du nombre de Palestiniens exilés : s’il y avait une majorité démographique juive suffisamment conséquente sur l’ensemble du territoire, du fait d’une expulsion massive des Palestiniens et de Gaza et de Cisjordanie, ce serait une démocratie parlementaire, sinon un Etat d’apartheid. Le gouvernement français, et bien d’autres avec lui, n’étant pas dupes, ils s’efforçaient d’entraver ce projet par la reconnaissance internationale d’un Etat palestinien. Bensussan, lui, écrit :

« La question de l’État de Palestine, qui forme l’enjeu de cet échange de lettres, telle qu’elle se pose aujourd’hui à la fois pour les responsables israéliens en général et pour la diplomatie française, est biaisée. Il faut déjà rappeler que tous les dirigeants d’Israël, depuis le plan de partage de 1947, ont reconnu la légitimité ou la nécessité d’un État palestinien, Netanyahou aussi à l’occasion [3]. »

Le philosophe n’est apparemment pas informé de ce qui, pourtant, ne devrait être un secret pour personne : le mot d’ordre explicite de la droite israélienne, depuis au moins les accords d’Oslo, est d’empêcher la création d’un Etat palestinien, et c’est une position devenue officiellement partagée par l’écrasante majorité des forces politiques représentées à la Knesset, sans qu’on sache, par ailleurs, quelle alternative ils proposent à la solution dite de « deux Etats ». Il se peut qu’à ce sujet le rapport de force international ait été substantiellement modifié et que la destruction massive de Gaza, ainsi que le nombre de victimes, pour l’écrasante majorité des civils, aient cimenté la détermination internationale de parvenir à la création d’un Etat palestinien. Mais rien n’est sûr. Quoi qu’il en soit, l’innocence de Bensussan, à cet égard, est donc ou bien une singulière naïveté, ou bien une feinte peu habile : Netanyahu, quasi continument à la tête de l’Etat israélien depuis 2009, n’a eu de cesse de se présenter comme un rempart à la création d’un Etat palestinien, après avoir accusé, lors du processus d’Oslo, Isaac Rabin de trahir les intérêts de la nation. Mais à vrai dire, plutôt que la question palestinienne, ce qui intéresse Bensussan est la question de l’antisémitisme en France. Et à ce sujet, il reproche à Netanyahou de « feindre » plus ou moins habilement lorsqu’il accuse Macron de nourrir ce fléau :

« B. Netanyahou, dans sa lettre, feint de négliger une différence capitale, et vitale pour l’existence quotidienne des juifs : la différence entre la position de l’État et de ses institutions, d’une part, et l’opinion publique de plus en plus perméable à l’argument antisémite, d’autre part. Rappelons que l’antisémitisme et toutes ses manifestations, y compris depuis 2014 l’apologie et la provocation à des actes de terrorisme, relèvent d’une réponse pénale. La loi prévoit de les sanctionner par cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. L’existence de cet arsenal juridique et l’engagement des autorités sont évidemment essentiels. Ils tranchent avec la situation politique qui a dominé dans de vastes parties du continent européen entre les deux guerres mondiales. Certains, d’ailleurs, s’en affligent et promettent déjà l’abolition du délit d’apologie du terrorisme lorsqu’ils exerceront le pouvoir, comme ils l’espèrent. Ils proposent même d’embastiller les préfets qui auront recouru à la loi de novembre 2014 pour convoquer et entendre un certain nombre d’élus ‘‘antisionistes’’. C’est un signe. Le parti LFI, puisque c’est de lui qu’il s’agit, estime que la lutte contre l’antisémitisme, dès lors que l’antisionisme en relèverait, et telle qu’elle est prise en charge par les autorités publiques et les instances judiciaires, entrave la liberté d’expression [4]. »

Bensussan est donc par ailleurs bien informé : l’arsenal répressif, en matière d’antisémitisme, réel ou prétendu, fonctionne à plein régime aujourd’hui en France. Et le philosophe de s’en féliciter et d’observer que le parti LFI, lui, s’en afflige. L’antagonisme, au sujet de l’antisémitisme, entre « l’Etat et ses institutions » d’une part, « l’opinion publique » d’autre part, traverserait ainsi la démocratie parlementaire, en ce sens qu’un parti, LFI, par populisme et/ou par conviction, serait « de plus en plus perméable à l’argument antisémite », raison pour laquelle il se proposerait de défaire l’arsenal juridique en question au prétexte qu’il « entrave la liberté d’expression ». Mais comment discerner entre l’expression d’une opinion innocente et celle d’une opinion coupable ? Et s’il faut se féliciter en outre, comme l’écrit Bensussan, du fait qu’ « Emmanuel Macron, il faut lui en donner acte, a repris dès 2017 la définition de l’antisionisme comme antisémitisme [5] », est-ce à dire que quiconque exprime une opinion « antisioniste » relève d’une « réponse pénale », soit « cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende » ? En toute rigueur, c’est la position du philosophe. C’est sa conception de « la démocratie », du moins d’une démocratie réellement attachée à combattre la montée de l’antisémitisme. Car selon lui, ce sont les dispositions juridiques visant à pénaliser les opinions qui « tranchent avec la situation politique qui a dominé dans de vastes parties du continent européen entre les deux guerres mondiales ». Est-ce à dire que vaincre la montée du fascisme, à suivre Bensussan qui, jadis, co-dirigea un Dictionnaire critique du marxisme (Puf, 1982), cela ne suppose pas de constituer un front politique et social antifasciste, cela exige de pénaliser la liberté d’expression ? Oui, parce que l’antisémitisme n’est dorénavant plus un argumentaire d’extrême-droite mais d’extrême-gauche, sinon de « gauche » (LFI étant censé représenter celle-ci). Telle est la vulgate de ce que j’ai appelé, il y a près d’une vingtaine d’année, à l’occasion d’une Thèse de doctorat, La réaction philosémite (parue chez Lignes en 2009). Qui ne partage pas l’innocence de Bensussan n’est cependant pas dupe : la « réaction philosémite » n’a pour enjeu véritable ni la lutte contre l’antisémitisme, ni la défense du sionisme, mais la répression des forces politiques et sociales qui sont hostiles à la classe bourgeoise ou, à tout le moins, contrarient ses intérêts.

L’innocence de Macron, la culpabilité de Lordon

Il reviendrait donc à « l’Etat et ses institutions » de pénaliser les expressions déshonorantes d’une « opinion publique » devenue apparemment perméable à l’antisémitisme. Et comme cet antisémitisme prend chaque jour des formes nouvelles, il convient apparemment de recourir, pour les identifier, à des autorités savantes, sorte de docteurs Diafoirus. Or, que se passerait-il si de telles autorités savantes identifiaient une opinion « antisémite » dans la bouche de « l’Etat » lui-même ? Se pourrait-il que l’arroseur devienne l’arrosé ? Apparemment, certains propos d’Emmanuel Macron ne semblent pas innocents aux yeux non seulement de Netanyahou, dont le machiavélisme est notoire, mais également de Bensussan, dont l’autorité savante, et l’innocence, paraissent en revanche indubitables :

« Je voudrais souligner que, dans le flot erratique des incohérences et inconstances présidentielles, il y eut un moment particulièrement pesant, et préoccupant à mes yeux. En mai dernier, en réponse à la question d’un journaliste, Emmanuel Macron affirmait qu’il ne lui revenait pas, comme responsable politique, de statuer sur le « génocide en cours » à Gaza, et que les historiens devront trancher le moment venu. Cette fausse prudence apporte d’abondantes eaux à un moulin qui tourne déjà à plein régime. Il y a là une faute – dans la teneur du propos, son style et la rumeur qu’elle conforte. On aime à citer dans le débat politique, jusqu’à satiété, le mot de Camus selon lequel mal nommer les choses ajouterait au malheur du monde. Il y a pire : très bien nommer ce qui n’existe pas, trouver le mot adéquat, le signe dont l’efficace se tiendra dans une autoréférentialité pure, une assurance de soi qui n’aurait jamais besoin de se confronter au réel et à ses significations [6]. » 

La « faute » du Président de la République Française serait d’avoir laissé entendre qu’il pourrait bien y avoir un « génocide en cours » à Gaza ; à tout le moins, il n’a pas dit que ce n’était pas le cas. Or, si mal nommer les choses est une faute, « très bien nommer ce qui n’existe pas », c’est « pire ». Est-ce une faute « antisémite » ? Non, Bensussan a pris le soin, préalablement, d’innocenter l’Etat en la personne de Macron : « Lui-même n’est pas soupçonnable, est-il utile de le dire [7] ». Sur ce point, Bensussan ne souscrit pas à la charge éhontée de Netanyahou. Mais il identifie néanmoins une « faute » : nommer, ou laisser entendre qu’on pourrait nommer « génocide » ce qui n’en est pas un. Netanyahou, lui, franchit le pas : est « antisémite » quiconque ose condamner, en recourant à ce terme maudit, la juste guerre qu’il a menée, et souhaiterait continuer de mener à Gaza. Entre la position de Bensussan et celle de Netanyahou, il y a donc une nuance, essentielle, certes, mais fine ; d’où la question qui, inévitablement, surgit : à partir de quand une « faute » similaire à celle commise par Macron peut-elle être qualifiée d’antisémite et relever du pénal ?

Par ailleurs, si bien nommer ce qui n’existe pas est une faute pire encore que mal nommer ce qui existe, qu’est-ce donc que ne pas nommer ce qui existe ? Car, s’il n’y a pas de « génocide » à Gaza, il s’y passe cependant bien quelque chose. Je pense que Bensussan m’accordera que ce n’est pas « antisémite » que de le constater. Et comme mal nommer ce qui existe, ou bien nommer ce qui n’existe pas, pourrait nous exposer à une réponse pénale somme toute conséquente, nous aurions aimé que le philosophe nous apprenne à bien nommer ce qui existe. Hélas, il n’en dit pas grand-chose, à l’exception de ceci, dès l’entame d’un propos dont l’objet est donc l’échange épistolaire entre le chef du gouvernement israélien et le président français :

« Ces deux lettres témoignent en tout cas des malentendus, des méprises et des hypocrisies qui entourent comme une gangue à peu près infracassable les impossibles débats sur la guerre à Gaza et ses ‘‘appropriations’’ françaises et européennes [8]. »

A Gaza, il y avait une « guerre ». Ni plus, ni moins. En ne le reconnaissant pas, en refusant de nommer « guerre » ce qui existe et de clore ainsi les débats à venir des historiens, Macron a dilapidé le capital qu’il avait vertueusement acquis :

« Emmanuel Macron, il faut lui en donner acte, a repris dès 2017 la définition de l’antisionisme comme antisémitisme proposée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). Cette reconnaissance dont l’importance est décisive est à présent fragilisée, atténuée, et comme annulée, par sa réponse sur le génocide de mai dernier [9]. »

La leçon que dispense le philosophe semble dès lors être la suivante : à condition d’avoir posé au préalable que l’antisionisme est un antisémitisme, on peut se permettre ensuite de commettre une « faute » car, alors, on aura dilapidé son capital d’innocence, mais on ne sera pas encore coupable à proprement parler. En revanche, la prochaine fois, le couperet risque bien de tomber. Macron est ainsi doublement prévenu, d’abord par Netanyahou, puis par Bensussan. La République française peut cependant reconquérir son capital d’innocence en renforçant encore davantage l’arsenal juridique visant à pénaliser toute opinion qu’une instance autorisée aura qualifiée d’antisémite. Quant à définir le sens du terme « génocide », de sorte qu’on apprenne à en user à bon escient, c’est ce dont Bensussan ne dit pas un traître mot. Il s’en tient à l’essentiel : à Gaza sévit une « guerre », non un « génocide ». Ce n’est pas là de « l’autoréférentialité pure, une assurance de soi qui n’aurait jamais besoin de se confronter au réel et à ses significations », c’est bien nommer ce qui existe.

Reste que la question de savoir s’il y avait un « génocide en cours » à Gaza divise aujourd’hui non seulement les historiens, mais les juristes, selon, précisément, la manière dont ils entendent ce terme, « génocide », et dont ils appréhendent la réalité en question : la « guerre » à Gaza. Sans prétendre trancher ce débat, que Macron choisit prudemment de laisser aux historiens, observons toutefois, quant au mot « génocide », qu’à considérer l’accusation de « crime de génocide » dont le TPI a usé à l’endroit des nationalistes serbes lors de la guerre en Ex-Yougoslavie, elle s’applique a fortiori, me semble-t-il, à la « guerre » menée par l’Etat d’Israël contre la population gazaouie. Cela ne signifie pas pour autant que Bensussan n’a pas raison, d’un point de vue historique plutôt que juridique, de préférer s’en tenir au mot « guerre », mais à condition, toutefois, d’en préciser la qualification. Et pour ma part je qualifierais la « guerre » à Gaza de « petite guerre », au sens où Sven Lindqvist, s’appuyant sur les analyses du Colonel C. E. Callwell dans un ouvrage intitulé Small Wars : Their Principles and Practice (1895), explique :

« ‘‘La petite guerre, écrit Callwell, se produit quand une armée régulière se trouve impliquée contre des forces irrégulières ou des forces nettement inférieures sur le terrain de l’armement, de l’organisation et de la discipline’’. Les petites guerres peuvent être des actions de colonisation – ‘‘quand une grande puissance annexe des territoires de races barbares’’ - ou des expéditions punitives contre des voisins belligérants, ou des combats destinés à anéantir une résistance endémique dans des territoires déjà occupés. Souvent, dans ce genre de combat, il n’y a pas d’armée à vaincre, pas de capitale à envahir, pas d’Etat avec qui conclure la paix. La solution consiste à frapper la population elle-même. Le peuple doit apprendre la peur. Il faut voler son bétail, détruire ses stocks de vivres et brûler ses villages – même si les gens sensibles trouvent cela répréhensible. […] ‘‘La différence essentielle entre la petite guerre et la guerre régulière, résume Callwell, c’est que, dans une petite guerre, la victoire sur les armées ennemies – quand elles existent – n’est pas nécessairement l’objectif principal. Souvent, l’effet moral est bien plus important que le succès militaire, et les opérations se limitent parfois à des ravages que les lois de la guerre désapprouvent’’. [10] »

La question que les historiens et les juristes auront à trancher est donc de savoir si les autorités israéliennes se sont rendues coupables à Gaza de crimes de guerres, de crimes contre l’humanité ou de crimes de génocide, ou encore tout cela à la fois. La question qui préoccupe le philosophe, en revanche, est de savoir si Emmanuel Macron saura reconquérir son capital d’innocence en déployant un arsenal juridique visant à incriminer quiconque s’est rendu coupable d’une opinion « antisémite ». Frédéric Lordon a donc du souci à se faire, parce qu’à l’évidence, il ne dispose pas du même capital symbolique qu’Emmanuel Macron et qu’en outre, son cas est autrement plus grave aux yeux de Gérard Bensussan, qu’il importe ici de citer aussi exhaustivement que possible, afin de bien rendre le mouvement de sa pensée : 

« Il y a aujourd’hui dans les expressions de l’antisionisme radical un certain nombre de traits nouveaux. La destruction d’Israël, son démantèlement et les appels plus ou moins directs à se débarrasser d’une manière ou d’une autre des juifs, pour dire la chose sans ambages, sont présents dans le débat contemporain autour de la nature de la guerre de Gaza. La revendication cartographique d’une ‘‘libre Palestine du Jourdain à la Méditerranée’’ en fournit l’image topographique, des cénacles les plus avisés aux cahiers de coloriage proposés aux enfants. Il n’est pas impossible qu’à l’échelle d’une ou de deux générations, les pays européens deviennent des pays vidés de leurs juifs, comme ce fut le cas au cours de longues séquences historiques passées. Nous entrons désormais dans l’ère de la ‘‘fin de l’innocence’’ des juifs, comme a pu l’écrire un idéologue violemment antisioniste, Frédéric Lordon. Son propos est très simple : Gaza nous ouvre enfin les yeux et nous fournit la preuve métaphysiquement achevée de ‘‘leur’’ non-innocence congénitale, ontologique. En effet, le 7 octobre 2023 a confirmé, selon une nouvelle causalité diabolique, la culpabilité foncière du sionisme, ainsi que l’inévitable ‘‘destin’’ qui l’attend, comme écrit encore le même sur le ton apocalyptique du prédicateur. De plus en plus souvent aussi, les mots d’ordre pro-palestiniens sont associés de façon inédite aux dégradations en tous genres des lieux de mémoire de la Shoah, stèles, listes nominatives d’enfants déportés ou de Justes, plaques commémoratives, ce qui devrait appeler sur ces phénomènes une attention nouvelle, au moins sémiologique [11]. »

Frédéric Lordon serait ainsi un « idéologue violemment antisioniste » qui prête aux Juifs une culpabilité, plus exactement une « non-innocence congénitale », ceci en vertu d’une sorte de « causalité diabolique » ; il est vraisemblablement, en outre, un négationniste, dès lors que sa prose ne serait pas sans lien avec les dégradations commises contre « des lieux de mémoire de la Shoah ». Il est donc largement passible d’une réponse pénale que Bensussan, apparemment, appelle de ses vœux. C’est en effet le sentiment qui se dégage à la lecture de son article : abordant l’échange épistolaire entre Netanyahou et Macron, le philosophe se pose en analyste empathique des misères et splendeurs de la démocratie puis, évoquant la production antisioniste de Frédéric Lordon, plutôt que d’en proposer une analyse digne de ce nom, il compose le 17. Concluons que Bensussan s’est égaré dans ce que j’ai donc appelé la « réaction philosémite », et souhaitons qu’il en revienne aussi vite que possible.

Les deux versants du tribunal de l’Inquisition

Je dois avouer que l’éloge de la répression judiciaire, en matière de liberté d’opinion, ne me rassure pas, non seulement parce que la prose « démocratique » de Bensussan est, en tant que telle, alarmante, du moins aux yeux de quiconque juge que la régulation policière du débat d’idées relève de l’Inquisition, religieuse ou laïque, plutôt que de ce que Bensussan appelait, dans un dialogue qu’il a eu avec moi dans la même Revue K, une sorte « d’existence démocratique excédant, ou précédant, ses formes les plus diverses, sa formalité de droit [12] », mais aussi parce que je crains d’être moi-même potentiellement exposé à ce traitement pénal : « cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende ». En effet, en 2009, à la suite de la parution de mon livre La réaction philosémite, où j’analysais donc précisément les ressorts idéologiques de prosateurs partageant l’inspiration « démocratique » de Bensussan, un professeur de l’Université de Strasbourg, un bon docteur Diafoirus nommé Franklin Rausky, a écrit dans l’hebdomadaire Actualité juive que j’avais produit « Un nouveau Protocole des sages de Sion ». En outre, mon second livre paru cette année-là, Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? (Lignes, 2009), ne serait guère plus innocent aux yeux d’Elisabeth Roudinesco qui, dans le 5e chapitre de son livre Retour sur la question juive (Seuil, 2016), évoquant la singularité antisémite d’Auschwitz, a cru utile de préciser en note : « À cet égard je ne partage pas les analyses d’Ivan Segré, qui nie cette singularité, laquelle relèverait, selon lui, d’une conception dite ‘‘juive’’ de l’histoire de la destruction des Juifs. Cf. Ivan Segré, Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ?, Paris, Lignes ». Il se trouve enfin que Bensussan lui-même, en conclusion de notre dialogue paru dans la Revue K, après que j’ai affirmé que le contractualisme, y compris dans sa version démocratique, est radicalement hétérogène au mosaïsme, paraît m’avoir situé « dans un désir de surmontement de la démocratie, de type heideggérien, ou alors dans la quête d’un passage du simple formalisme bourgeois aux libertés ‘‘réelles’’, de type léniniste, ou encore dans le rêve d’un retour, de type maurrassien cette fois, à une certaine naturalité de la politique, contre tous les artificialismes du contrat [13] ». Etant apparemment un admirateur du Protocole des sages de Sion, niant, en outre, la singularité antisémite d’Auschwitz et critiquant la démocratie, dans une veine qui oscillerait entre Heidegger, Lénine et Maurras, je crains donc de relever moi-même d’un traitement pénal du fait de certains de mes écrits, du moins si un docteur Diafoirus doit faire autorité en ces matières.

Heureusement, je dispose par ailleurs d’un capital symbolique conséquent, non en raison d’une position institutionnelle quelconque, mais parce qu’à suivre l’hebdomadaire Politis (n°1554, 22 mai 2019), j’aurais, dans un livre paru en 2019, La trique, le pétrole et l’opium (Libertalia), effectué un « tournant risqué », Denis Sieffert expliquant, en gros titre : « Le philosophe propose une analyse économiste qui absout la colonisation israélienne [14] ». Un antisémite patenté qui « absout la colonisation israélienne », c’est le portrait, à s’y méprendre, d’une figure de l’extrême droite nord-américaine dite « évangélique », sûre alliée du fascisme israélien. Il se peut donc que je puisse moi-même prétendre à l’absolution de mes fautes. Netanyahou n’a-t-il pas expliqué que le salut hitlérien d’Elon Musk était une marque d’affection envers l’Etat d’Israël ?

Ceci posé, revenons à Frédéric Lordon : peut-on avancer, pour sa défense, que lui aussi, par ailleurs, « absout la colonisation israélienne » ? S’il est un « idéologue violemment antisioniste », de prime abord, envisager une telle défense paraît absurde. Je maintiens que c’est pourtant ce qu’il nous faut examiner de près. En effet, si Rausky m’a accusé d’avoir produit un « nouveau Protocole des sages de Sion », c’est parce qu’il a cru reconnaître en moi un idéologue violemment antisioniste, ce qui n’a pas empêché Sieffert, dans Politis, de m’accuser, dix ans plus tard, d’absoudre la colonisation israélienne. Certes, objectera-t-on, mais Segré a opéré un « tournant risqué », dixit Sieffert, ou un « virage », dixit le regretté Eric Hazan qui, pour sa part, avait su le déceler trois ans avant la parution de La trique, le pétrole et l’opium, puisque c’est dès avril 2016 qu’il expliquait dans Lundimatin que mon compte-rendu du livre d’Eyal Sivan et Armelle Laborie, Un boycott légitime (La Fabrique, 2016), témoignait d’un « revirement » : « dans la critique de ce livre consacré au boycott intellectuel, Ivan Segré nous apprend qu’il est désormais partisan de la solution à deux États, israélien et palestinien, sur les frontières de 1967 [15] ». C’est l’argument que pourrait avoir prolongé Sieffert en caporal zélé : quiconque entérine le partage de la Palestine en deux Etats absout du même coup la colonisation israélienne, ce qu’un antisioniste conséquent n’admet pas. Car la « colonisation israélienne » est une notion qui peut recouvrir les territoires « occupés » après 1967 ou avant, selon qu’on juge illégitime une partie des territoires occupés ou l’intégralité de l’Etat d’Israël. Je ne serais donc pas à la fois antisioniste et sioniste, mais j’aurais été d’abord antisioniste, au sens où l’entend Hazan lorsqu’il explique : « Lors de discussions à cette époque, Segré m’avait clairement fait entendre qu’il était en accord avec les positions que nous défendons depuis longtemps sur la question israélo-palestinienne – à savoir que la seule issue est que les 11 millions d’êtres humains présents sur le territoire de la Palestine mandataire vivent libres et égaux dans un État commun [16] ». Puis, soudainement, entre 2015 et 2016, j’aurais basculé, devenant sioniste, d’où un « virage » qui m’aurait conduit à prendre position pour une solution à deux Etats, entérinant du même coup la légitimité de l’Etat d’Israël « sur les frontières de 1967 ». Macron, en revanche, est donc d’un même pas un vilain « antisémite » aux yeux de Netanyahou, parce qu’il fomente une reconnaissance internationale d’un Etat palestinien, et, aux yeux de la gauche antisioniste, un vilain « sioniste » qui « absout la colonisation israélienne », parce qu’il est partisan de la solution à deux Etats. Telle est l’arène dans laquelle est descendu Lordon, la fleur au fusil, si je puis dire. Mais avant de revenir à son cas, je précise encore le mien.

J’ai répondu au regretté Hazan dans Lundimatin, et à Sieffert dans un petit opuscule (Misère de l’antisionisme, L’éclat, 2020), et je le redis ici : ma position est publiquement et explicitement constante depuis au moins une dizaine d’années, et elle consiste à défendre la création d’un Etat binational israélo-palestinien. (Voir L’intellectuel compulsif. La réaction philosémite 2, Lignes, 2015, ouvrage consacré au film de Khleifi et Sivan, Route 181, ainsi que Les pingouins de l’universel, Lignes, 2017, et toute une série d’articles parus dans Lundimatin). Je me suis toutefois permis de critiquer l’ouvrage de Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique, 2015), puis d’exposer, en novembre 2016, au sujet du BDS, plusieurs réserves, principalement la suivante : un boycott des institutions israéliennes serait légitime, cohérent et efficace, s’il exigeait la création d’un Etat palestinien « sur les frontières de 1967 ». En revanche, prétendre contraindre l’Etat d’Israël, au moyen d’un boycott international, à ce qu’il s’auto-anéantisse n’est, à mes yeux, ni légitime, ni cohérent, ni efficace. (Voir mon article « Israël : l’impossible boycott », LM#80). J’ajoute que la création d’un Etat binational égalitaire doit être envisagé, selon moi, comme une sortie par le haut, affirmant et consacrant l’égale légitimité de deux revendications nationales, et non comme un châtiment infligé au sionisme. Mon désaccord avec les termes actuels du BDS est donc radical. Le problème que rencontre ses partisans est cependant qu’articuler une position cohérente dans le cadre d’un appel au boycott les contraindrait à reconnaître de facto la légitimité de l’Etat d’Israël dans « les frontières de 1967 », ce qui est inconcevable pour un antisioniste déclaré et conséquent. Plutôt que de discuter ma position, la réponse à mon article « Israël : l’impossible boycott » consista à me prêter un « virage » imaginaire et, pour certains, à m’excommunier, non sans me diffamer copieusement. Ainsi Alain Brossat, par exemple, a jugé utile d’écrire : « Le parcours même de Segré et l’habileté de la mise en scène de son retournement le désignent distinctement comme un renégat [17] ».

La dogmatique stalinienne qui inspire les excommunications, au sein de la gauche antisioniste, est décidément tragi-comique. L’initiative de Macron en faveur de la reconnaissance d’un Etat palestinien, dans le contexte actuel, est-elle par exemple bienvenue, ou est-ce l’expression d’une conviction colonialiste ? J’observe pour ma part que Rima Hassan, dont il ne sera pas facile de conclure qu’elle est une « renégate », a écrit dans un « tweet » (sur X.com) daté du 17 mars 2024 : « À ce stade, est-ce que la solution à 2 États nous permet à minima d’avancer sur une première étape quant à la reconnaissance des droits du peuple palestinien et la fin de la colonisation israélienne ? La réponse est oui ». C’est précisément la position que j’ai défendue (voir ma réponse à Eric Hazan, « Sur un malentendu », LM#84), et continue de défendre : le chemin vers un Etat binational peut aussi bien passer par la création de deux Etats, forme de pacification et de justice provisoire qui, en effet, permettrait « d’avancer », ce qui n’interdit en rien de souhaiter, à terme, l’option binationale. Je n’ai donc pas été d’abord « antisioniste », puis « sioniste », j’ai suivi une même ligne depuis ma Thèse de doctorat écrite en 2008 sous la direction de Daniel Bensaïd, à savoir que je suis « sioniste » et que c’est en raison de ce parti-pris « sioniste » que je défends la vision d’un Etat binational égalitaire sur l’ensemble de la Palestine historique.

La qualification de « renégat » dont m’affuble Brossat en 2016, puis le « tournant risqué » que me prête Sieffert en 2019, pourraient cependant dépendre, au-delà de la pulsion excommunicatrice qui les anime, d’une autre position que j’ai prise, cette fois relative à la solution binationale elle-même. Et comme, au sujet de la question israélo-palestinienne, l’Inquisition antisioniste est en tout point analogue à la « Réaction philosémite », pour m’en amuser comme il convient, il me reste donc à démontrer que Lordon, cet « idéologue violemment antisioniste » aux yeux de celle-ci, pourrait bien flirter avec le « tournant risqué » que me prête celle-là. En effet, l’antagonisme entre « sionisme » et « antisionisme », pour quiconque s’attache à en penser une « solution », mène inévitablement à un « tournant risqué ». Il nous faut donc examiner la manière dont Lordon l’aborde et, pour ce faire, y conduire le lecteur pas à pas.

Sur l’antisionisme de Lordon : leçon n°1 (Israël et le « monde arabe »)

Le 15 octobre 2023, Lordon fait paraître sur son « blog » (du Monde diplomatique) un article intitulé « Catalyse totalitaire ». Une semaine après les événements du 7 octobre, pour la première fois à ma connaissance, il consacre un article à la question israélo-palestinienne, et notamment à la solidarité des bourgeoisies occidentales avec l’Etat d’Israël :

« Il faudrait ici une analyse de la solidarité réflexe du bloc bourgeois avec ‘‘Israël’’ (entité indifférenciée : population, Etat, gouvernement) et des affinités par lesquelles elle passe. Des affinités de bourgeois : le même goût de la démocratie frelatée (bourgeoise), la même position structurale de dominant (dominant national, dominant régional), les mêmes représentations médiatiques avantageuses, ici celles d’Israël comme une société bourgeoise (start-ups et fun à Tel Aviv). Tout porte le bloc bourgeois à se reconnaître spontanément dans l’entité ‘‘Israël’’, partant à en épouser la cause [18]. »

Dans ce premier écrit, Lordon s’emploie surtout à analyser la manière dont le signifiant « terroriste » vise à désactiver toute analyse historique et politique du surgissement de la violence qui a frappé la population israélienne le 7 octobre 2023, à savoir la répression continue des Palestiniens par l’Etat d’Israël, et il observe qu’un « camp républicain » s’efforce de réprimer, ici même, en France, toute expression de solidarité avec les aspirations du peuple palestinien ; il conclut :

« Le camp républicain, c’est le camp qui suspend la politique, les libertés et les droits fondamentaux, le camp soudé dans le racisme anti-Arabe et dans le mépris des vies non-blanches. Le monde arabe, et pas seulement lui, observe tout cela, et tout cela se grave dans la mémoire de ses peuples. Quand la némésis reviendra, car elle reviendra, les dirigeants occidentaux, interloqués et bras ballants, de nouveau ne comprendront rien. Stupid white men. [19] »

La solidarité des bourgeoisies occidentales avec l’Etat d’Israël serait donc l’expression d’une logique de classe et de race : d’un côté, les bourgeoisies blanches, de l’autre, « le monde arabe ». Dès son entrée en scène, Lordon entérine ainsi une vision unifiée d’un « monde arabe » victime d’Israël, ou à tout le moins solidaire de ses victimes. Pour ma part, je considère que ce prétendu antagonisme entre d’un côté Israël et les bourgeoisies blanches, de l’autre le prolétariat occidental et « le monde arabe » est une illusion réactionnaire. Car ce qui structure le « monde arabe » depuis au moins 1945, c’est un antagonisme autrement plus déterminant à l’échelle de la région que celui qui oppose Israël à l’antisionisme arabo-musulman, à savoir l’alliance des bourgeoisies occidentales avec les régimes gaziers et pétroliers. Je renvoie donc Lordon, sur ce point, à l’ouvrage le plus éclairant paru en France à ce sujet : La trique, le pétrole et l’opium (Libertalia, 2019). Et j’observe que le pétard que l’Etat d’Israël a risqué au cœur du Qatar en est la criante illustration : il était moins aventureux pour Netanyahou d’incendier intégralement Gaza que de brûler une allumette à Doha. Il y a donc d’une part un antagonisme illusoire entre l’Etat d’Israël et « le monde arabe », d’autre part un antagonisme réel entre les régimes réactionnaires du monde arabe et les « printemps arabes ». Or, à mesure que le premier antagonisme, illusoire, occupe la scène, le second, réel, est occulté. A ce titre, la prose de Lordon est donc peu éclairante. En outre, analyser la manière dont l’Etat d’Israël adopte lui-même une politique fasciste à l’égard de la population palestinienne ne peut être appréhendée qu’à la lumière de l’antagonisme qui traverse « le monde arabe », sans quoi, en guise d’analyse historique et politique, on risque d’en revenir aux « juifs fauteurs de guerre », comme si la « némésis » qui devait un jour frapper les dirigeants occidentaux, et arabes, ne pouvait provenir que des égarements fascistes de l’Etat d’Israël plutôt que de la structure même des sociétés arabes. C’est donc d’un fait empirique massif, à l’échelle régionale, qu’il convient de partir lorsqu’on évoque « le monde arabe », et non d’Israël : le Moyen-Orient est la région la plus inégalitaire de la planète. C’est pourquoi, à ce sujet, les analyses économiques de Thomas Picketty me semblent autrement plus fécondes que la rhétorique antisioniste de Frédéric Lordon.

Sur l’antisionisme de Lordon : leçon n°2 (Israël et le « fantasme absolu du dominant »)

Six mois plus tard, le 15 avril 2024, Lordon fait paraître sur son « blog » un article intitulé « La fin de l’innocence », repris ensuite dans un livre collectif paru chez La Fabrique en octobre de la même année : Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations. De nouveau, son argument est que la solidarité de la classe bourgeoise avec l’Etat d’Israël, et singulièrement avec sa guerre génocidaire menée à Gaza, relève d’une logique de classe et de race, parce que l’Etat d’Israël serait aux Palestiniens ce qu’est la bourgeoisie dominante aux classes populaires, et notamment aux classes populaires immigrées, dont une partie conséquente est « arabe ». Ceci posé, il risque un pas de plus, déterminant, puisqu’il donne son titre à l’article :

« Cependant, il y a plus encore, bien plus profond et plus fascinant pour les bourgeoisies occidentales – je dois cette idée à Sandra Lucbert, qui a vu ce point précis en élaborant le mot que je crois décisif : innocence. Le point de fascination de la bourgeoisie occidentale, c’est l’image d’Israël comme figure de la domination dans l’innocence, c’est-à-dire comme ‘‘point fantasmatique réalisé’’. Dominer sans porter la souillure du Mal est le fantasme absolu du dominant. Car ‘‘dominer en étant innocent est normalement un impossible. Or Israël réalise cet impossible ; et en offre le modèle aux bourgeoisies occidentales ‘’ [20]. »

Lordon cite des propos tenus par Sandra Lucbert lors d’une « conversation » ; c’est son « idée » qu’il fait sienne, parce qu’elle lui a paru mettre au jour l’enjeu « décisif » de la solidarité en question, concentré en un mot : « innocence ». L’ « idée » est donc la suivante : si les classes bourgeoises, en Occident, sont les alliés d’Israël, c’est parce que cet Etat réaliserait le « fantasme absolu du dominant », en ce sens que, les Juifs ayant été victimes du génocide perpétré par les nazis, ils ont acquis un capital symbolique, celui de « l’innocence », puisqu’ils sont des victimes par excellence, si bien que leur serait donné le privilège de réaliser ce qui est a priori « impossible » : « Dominer sans porter la souillure du Mal ».

Découvrant une telle « idée », émise d’abord par Lucbert, les uns se sont enchantés de la lumière qu’elle apportait, ainsi Lordon, ainsi les éditions La Fabrique, etc. ; d’autres en ont été apparemment horrifiés, ainsi Bensussan qui, pour sa part, a donc résumé comme suit l’essentiel d’une « idée » ne portant pas, à le suivre, sur l’Etat d’Israël mais sur les Juifs : « Son propos est très simple : Gaza nous ouvre enfin les yeux et nous fournit la preuve métaphysiquement achevée de ‘‘leur’’ non-innocence congénitale, ontologique ». A revenir au texte de Lordon, le déplacement qu’opère Bensussan n’est bien sûr pas innocent : Lordon explique que le capital symbolique acquis par l’Etat d’Israël après Auschwitz a été anéanti à Gaza, où les victimes d’hier sont devenus les bourreaux d’aujourd’hui, tandis que Bensussan lui fait dire que Gaza avèrerait la « fin de l’innocence » non de l’Etat d’Israël, mais « des Juifs ». Bensussan prête ainsi à Lordon un argumentaire selon lequel ce n’est pas l’Etat d’Israël qui est ici en cause, mais les Juifs, et ceci dans un contexte où il évoque par ailleurs « les appels plus ou moins directs à se débarrasser d’une manière ou d’une autre des juifs ». Lordon, pourtant, écrit en toutes lettres, dans le second article évoqué par Bensussan, que « l’antisionisme n’est pas l’équivalent de l’antisémitisme : il en est l’unique rempart [21] », et qu’en outre il ne saurait être question, selon lui, de « jeter les Juifs d’Israël à la mer ». Bensussan s’évertue donc à assimiler l’antisionisme de Lordon à un antisémitisme et, pour ce faire, il manipule son lecteur, puisque Lordon prétend, pour sa part, ériger un « rempart » contre l’antisémitisme en développant son argumentaire antisioniste. Certes, la pétition de principe de Lordon ne vaut pas davantage que celle de Bensussan lorsqu’il félicite Macron d’avoir entériné « la définition de l’antisionisme comme antisémitisme proposée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) ». A s’en tenir là, la controverse relève davantage du combat de coqs que de l’analyse. Reste que, comme je m’en suis méthodiquement expliqué dans Le manteau de Spinoza (La Fabrique, 2014), mon approche de l’exégèse est d’une autre facture que celle de Milner au sujet de Spinoza, ou de Bensussan au sujet de Lordon : je ne prétends pas faire dire à un auteur le contraire de ce qu’il dit, d’autant moins s’il s’agit de l’incriminer.

En outre, contrairement à Bensussan, ce qui me pose d’abord problème dans cet écrit de Lordon, c’est sa signification précisément explicite. Car affirmer que « dominer en étant innocent est normalement impossible » et qu’il fallait donc que l’Etat d’Israël existe pour réaliser cet « impossible » (ou « fantasme absolu »), cela suppose que la structure de la domination dans l’Histoire, à savoir, suivant Marx et Engels, le rapport de maîtres à esclaves, de seigneurs à serfs, de bourgeois à prolétaires, ait été continument portée par la classe dominante comme une « souillure », ce qui est l’idée la plus inadéquate qu’un texte prétendument révolutionnaire a vraisemblablement jamais émise. En effet, c’est précisément l’inverse qui constitue la norme, à savoir que le rapport de domination a toujours été « innocent », la « souillure » étant rapportée par la classe dominante à toutes les formes politiques et sociales contestant le rapport de domination. C’est du reste ce que les autres écrits de Lucbert comme de Lordon vérifient amplement : la classe dominante revendique une sorte d’innocence ontologique, parce qu’elle exerce une domination censée assurer le plus grand bonheur de tous. La dernière contribution de Lordon au Monde diplomatique (août 2025) l’illustre remarquablement : analysant une série télévisée, « Un si grand sommeil », il montre que sa trame consiste non seulement à vendre au Capital un temps de cerveau disponible, mais aussi à cimenter l’adhésion des spectateurs à « l’ordre social qui pourtant les maltraite ». C’est donc un singulier déraillement que d’avancer une telle « idée » au sujet de l’Etat d’Israël, puis de la publier : « dominer en étant innocent est normalement un impossible. Or Israël réalise cet impossible ; et en offre le modèle aux bourgeoisies occidentales ». Quiconque possède une culture politique élémentaire sait pourtant que dominer en étant innocent est, par définition, la vertu que s’arroge toute classe dominante dans l’Histoire. Lucbert, Lordon et les éditions La Fabrique peuvent-ils vraiment croire que si l’Etat d’Israël n’existait pas, alors la classe bourgeoise, aujourd’hui en France, vivrait comme une souillure, par exemple, le fait de traquer d’une main les petits fraudeurs du RSA à coup de persécutions administratives, afin de récupérer 2 milliards d’euros, tandis que de l’autre main elle offre généreusement au capital privé plus de 200 milliards d’euros, afin d’enrichir les actionnaires [22] ? Il faut s’y résoudre : une telle « idée » est non seulement inadéquate, mais digne d’un docteur Diafoirus.

Clarifier le rapport de la classe bourgeoise occidentale avec le signifiant Israël n’était pourtant pas hors de portée de quiconque prétend réfléchir, quitte à consulter, pour ce faire, quelques bons ouvrages, car s’il est une « souillure » que porte la classe dominante occidentale, c’est celle de se savoir l’héritière d’un millénaire d’antijudaïsme ayant abouti aux chambres à gaz nazies [23]. Ce sont en effet les chambres à gaz qui souillent la conscience de la bourgeoisie occidentale, parce qu’elles ne relèvent précisément pas d’une « domination » qui, elle, est innocente. A ce sujet, je renvoie Lucbert et Lordon à Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? (en espérant qu’ils soient plus à même d’en saisir la teneur que ne l’a été Roudinesco).

Sur l’antisionisme de Lordon : leçon n°3 (Israël et la « terra nullius »)

Bensussan évoque un second écrit de Lordon, paru également sur son « blog », cette fois le 19 juin 2025 : « Le sionisme et son destin ». Et à le suivre, l’argument en serait le suivant : « le 7 octobre 2023 a confirmé, selon une nouvelle causalité diabolique, la culpabilité foncière du sionisme, ainsi que l’inévitable ‘‘destin’’ qui l’attend ». Cette fois, Bensussan rend fidèlement compte de l’argument global du texte de Lordon, si ce n’est que n’y est pas en cause « une causalité diabolique » mais une détermination historique, ainsi qu’une « solution » antisioniste au « problème de principe » que poserait le sionisme. Certes, si Bensussan est en mesure de montrer que le fil que suit Lordon dans cet article relève en dernière analyse d’une « causalité diabolique », au sens où l’entend Léon Poliakov dans l’ouvrage éponyme qu’il a consacré à ce type de « causalité », alors, qu’il expose sa pensée. Mais Bensussan ne s’y risque pas. Il est dans la position du grand Inquisiteur, pas dans celle du démocrate, moins encore dans celle du philosophe ou de l’exégète. Et il n’envisage pas, apparemment, que son lecteur puisse être dans une autre position subjective que celle du croyant, raison pour laquelle, sans doute, aucune citation, aucun renvoi aux écrits en question de Lordon n’est proposé, pas même en note de bas de page. L’heureuse formule d’un ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, voilà la seule vérité dont il faudrait partir : « la haine du juif et la haine du flic se rejoignent [24] ». De fait, à suivre Bensussan, critiquer l’arsenal juridique qui pénalise la liberté d’expression, c’est déjà de l’antisémitisme, et cela relève donc déjà du pénal. La boucle est ainsi bouclée, et elle l’est d’autant mieux qu’à se reporter au livre de Poliakov, la « causalité diabolique » s’y trouve résumée « en deux mots » au terme de l’Introduction : une « vision policière de l’histoire [25] ». Mais laissons ici « la démocratie » de Bensussan et revenons à l’écrit de Lordon : « Le sionisme et son destin ».

La rhétorique antisioniste de Lordon est, dans l’ensemble, plutôt convenue : Israël est un Etat colonial, raciste et génocidaire. Plus précisément : « il est colonial, raciste — mais cela nous le savions déjà —, et s’il le faut génocidaire — voilà ce que nous savons maintenant [26] ». Ayant analysé ailleurs ce que Lordon et ses amis savaient déjà, je me contenterai ici d’y renvoyer le lecteur : Les pingouins de l’universel (Lignes, 2017). L’intérêt de l’article de Lordon ne réside cependant pas dans sa rhétorique convenue, mais bien dans ses élaborations conceptuelles. Or, analysant « Le sionisme et son destin », il risque une pensée de l’Etat :

« En réalité, si indiscutable qu’elle ait semblé après la Shoah, la promesse sioniste de donner aux Juifs pas seulement un État, mais, comme il est coutume de le dire, ‘‘un État où ils puissent vivre en sûreté’’, était une fausse évidence dès le départ, en fait même une contradiction dans les termes. Il lui aurait fallu une terra nullius pour ne pas l’être. Du moment que la terre était à un premier occupant, l’État d’Israël pouvait voir le jour, mais il ne connaîtrait pas la sûreté : on ne dépossède pas les gens sans qu’ils ne se battent pour récupérer ce qui leur appartient. Alors la faillite de l’ ‘‘Occident’’ européen s’est élevée au carré, et le meurtre industriel de masse des Juifs a été ‘‘réparé’’ par un aménagement politique impossible : Israël. Dont Shlomo Sand donne le terrible résumé : ‘‘Les Européens nous ont vomis sur les Arabes’’ [27] . »

Il y a de prime abord ici un louable effort de conceptualisation, la formulation d’une sorte d’« idée », celle du rapport de l’Etat à la « terra nullius ». Le problème est que cette « idée » s’avère une nouvelle fois inadéquate. Après nous avoir assuré que la classe dominante, dans l’Histoire, a éprouvé un pénible sentiment de culpabilité jusqu’à ce qu’Israël réalise pour elle le « fantasme absolu », voilà que Lordon s’imagine qu’Israël est le seul Etat sur la planète qui, par principe, « ne connaîtrait pas la sûreté » du fait que la terre qu’il occupe n’était pas, à l’origine, une « terra nullius ». Le surgissement de la formule latine, voilà qui paraît signer l’entrée en scène du docteur Diafoirus.

En premier lieu, Lordon ignore apparemment qu’aucun Etat dans l’Histoire ne s’est jamais bâti sur une « terra nullius », puisque ce serait là précisément une « contradiction dans les termes », voire un « fantasme absolu », celui d’une sorte d’innocence congénitale de l’Etat. En la matière, la norme, c’est le contraire, à savoir que tout Etat, où qu’il se trouve, est la résultante d’une expropriation originelle des citoyens qu’il gouverne. C’est pourquoi tout Etat ne peut, par principe, connaître la sûreté, du fait qu’« on ne dépossède pas les gens sans qu’ils ne se battent pour récupérer ce qui leur appartient ». C’est l’axiome fondamental d’un anarchisme anthropologique vécu et pensé. Et de fait, aucun Etat ne s’étant jamais institué, par définition, sur une « terra nullius », la vérité première de tout Etat est qu’il ne peut connaître « la sûreté » à moins de bâtir un arsenal sécuritaire, de manière à la fois à contraindre les habitants qu’il prétend gouverner, et à s’en protéger.

La manière dont Lordon prétend néanmoins déduire le « destin » du sionisme depuis un fait originel qui serait que l’Etat d’Israël, dans sa prétention à connaître « la sûreté », « était une fausse évidence dès le départ, en fait même une contradiction dans les termes », parce qu’ « Il lui aurait fallu une terra nullius pour ne pas l’être », pourrait dès lors être significative, car elle nous mettrait sur la piste du « fantasme absolu » que réaliserait l’Etat d’Israël pour la conscience servile : être asservi sans porter la souillure de la servitude étant impossible, l’image d’Israël comme seul et unique Etat qui fut créé sur une terre qui n’était pas « terra nullius  » offre un « point fantasmatique réalisé », à savoir qu’il s’ensuit que, si c’est là la singularité de l’Etat d’Israël, tous les autres Etats seraient, eux, par différence, destinés à connaître la « sûreté », parce qu’ils auraient été érigés sur une « terra nullius ». Dès lors, Lordon peut conclure plus loin, en géomètre : « Et c’est somme toute logique : il n’y a pas plus de sionisme à visage humain que de possibilité d’un État sûr pour les Juifs sur une terre conquise par la force [28] ». CQFD. Une proposition corollaire en découle, qu’il revient au lecteur de formuler : tous les autres Etats peuvent prétendre à un « visage humain », parce qu’ils ont été érigés sur une terre qui n’a pas été conquise par la force. L’antisionisme more geometrico de Lordon, à ce sujet, est donc tout sauf une « éthique », du moins aux yeux de qui soutient que le premier enseignement d’une « éthique », c’est précisément que nul Etat ne peut prétendre à un « visage humain ». (A ce sujet, voir Le manteau de Spinoza. Pour une éthique hors la Loi).

En second lieu – niveau cette fois plus accessible à un lecteur jusqu’ici un peu désorienté, du fait que son horizon anthropologique est principalement celui de l’Etat - l’ensemble des Etats érigés sur les continents américains et australiens sont à l’évidence des Etats dont les citoyens, à suivre Lordon, ne pourraient pas « vivre en sûreté », puisque ces terres étaient occupées par des autochtones avant l’arrivée des colons européens. Lordon assure que « le meurtre industriel de masse des Juifs a été ‘‘réparé’’ par un aménagement politique impossible : Israël ». Mais l’aménagement des continents américains et australiens ne s’est pourtant pas avéré « impossible ». Si les colons y vivent apparemment « en sûreté », c’est donc parce qu’ils ont établi avec les populations autochtones, lors de la conquête coloniale, un rapport de force politique, militaire et démographique qui assurent cette « sûreté ». L’aveuglement de Lordon à ce fait empirique massif est pour le moins singulier, à moins qu’il n’ait entériné les textes juridiques qui, au cours, du XVIe siècle, ont précisément décrété que le Nouveau Monde était une « terra nullius », soit du fait que ses habitants ignoraient la venue du Christ (en Amérique du Sud), soit du fait qu’ils ne cultivaient pas leurs terres (en Amérique du Nord). Je renvoie Lordon, à ce sujet, à mon livre L’Occident, les indigènes et nous. Eléments d’histoire et de philosophie (Amsterdam, 2020). Reste donc à conclure que les qualifications de « colonial, raciste et génocidaire » s’appliquent, a minima, à toutes les créations étatiques des continents américain et australien, bien loin que l’Etat d’Israël ne soit un « aménagement politique impossible ». Et comme on peut s’y attendre, à scruter davantage l’histoire des formes étatiques, on s’apercevra bien vite qu’il n’est guère d’Etat qui ne soit la résultante d’une conquête par la force non seulement des habitants, mais du territoire.

En troisième lieu, affinons encore : la manière dont l’institution d’un Etat peut induire que les autochtones deviennent étrangers sur leur propre terre n’est pas une détermination spécifiquement coloniale au sens évoqué ci-dessus, et moins encore une singularité sioniste dans la région. D’autres configurations voisines en témoignent. Ainsi, en Irak, avant la création de l’Etat d’Israël, le Code de la nationalité de 1924 produit des effets similaires, analysés notamment par l’historien Pierre-Jean Luizard :

« Selon ce Code, l’accès à la nationalité irakienne était automatique pour ceux qui avaient eu la nationalité ottomane, attachée au sunnisme. Les autres durent faire une demande de la nationalité irakienne et, pour cela, prouver leur ‘‘irakité’’, même si leur famille avait vécu en Irak depuis des générations. Or, il en était ainsi de l’immense majorité des chiites : beaucoup n’avait pas eu la nationalité ottomane, les uns la considérant comme illégitime, les autres, les plus nombreux, parce qu’ils appartenaient à un monde rural opposé à celui des villes et qu’ils n’avaient souvent même pas l’idée de ce que signifiait une nationalité. D’autres, enfin, avaient la nationalité persane et étaient considérés comme ‘‘de rattachement iranien’’. Parmi ces Irakiens dits de ‘‘rattachement iranien’’, il y avait des Irakiens d’origine persane, qui étaient installés en Irak, parfois depuis des siècles, mais aussi des Arabes qui n’avaient d’autres racines que l’Irak : religieux et commerçants chiites qui avaient opté pour la nationalité persane afin d’échapper à la conscription, tribus arabes vivant à cheval sur les deux frontières. Des milliers de familles ‘‘de rattachement iranien’’ durent entreprendre des démarches invraisemblables pour ‘‘prouver’’ qu’elles étaient bien irakiennes. […] Cette discrimination créa des situations aberrantes, puisqu’un Arabe non irakien, avait, du fait qu’il était sunnite, davantage de droits qu’un Arabe chiite installé en Irak depuis des générations [29]. »

Il n’est décidément pas aussi simple de mettre le doigt sur ce qui pourrait constituer la singularité du sionisme dans l’Histoire mondiale, non plus que régionale. Un minimum de réflexion, au sujet de l’accession au pouvoir, en Israël, d’une alliance entre fascisme et néolibéralisme conduirait par exemple à y reconnaître, non pas le « destin » du sionisme, mais une configuration historique régionale et, au-delà, mondiale. En témoigne la montée du fascisme depuis l’Inde jusqu’aux Etats-Unis en passant par l’Europe, pour ne rien dire d’un « monde arabe » où les groupes armés fascistes pullulent et où, plus structurellement, les armes et l’argent sont aux mains des formations politiques les plus réactionnaires de la planète. Les bombardements massifs de populations civiles ne sont pas non plus une singularité sioniste. Pour exemple, lors de la première guerre du Golfe, « On découvrit que les Américains avaient lâché sur l’Irak au moins autant de tonnes de bombes chaque jour qu’ils en avaient lâché sur l’Allemagne et le Japon pendant la Seconde Guerre Mondiale [30] ». Et l’embargo qui sévit une dizaine d’années sur un pays déjà exsangue ne fut guère moins brutal : « En octobre 1996, Philippe Heffinck, représentant de l’UNICEF en Irak, estimait que ‘‘chaque mois, près de quatre mille cinq cents enfants âgés de moins de cinq ans meurent de faim et de maladie’’ [31] ». La situation aujourd’hui même au Yémen n’est guère moins alarmante qu’à Gaza [32], notamment en raison d’une guerre que s’y sont livrés par procuration l’Arabie Saoudite et l’Iran, et selon l’ONU la pire crise humanitaire sévit aujourd’hui au Soudan, où le rôle des Emirats Arabes Unis dans le conflit en cours serait pour le moins ambigu. Plutôt qu’une scolastique antisioniste, c’est donc une analyse historique et politique aussi fine que possible de la situation régionale et mondiale qui, seule, peut mettre au jour les logiques en cause dans la destruction massive de Gaza. Mais Lordon, apparemment, n’est pas aussi rigoureux que de coutume à ce sujet. Et son errance conceptuelle prend une tournure bien malheureuse lorsqu’il évoque une élévation au carrée de la « faillite de l’ ‘‘Occident’’ européen » après la destruction des Juifs d’Europe. Car la création de l’Etat d’Israël n’est pas le « meurtre industriel de masse » élevé au carré, à moins d’avoir sombré dans une obsession antisioniste peu fréquentable ou, non moins gravissime, de manier les mathématiques en rhéteur plutôt qu’en philosophe. Dès lors, que Lordon cite, pour conclure un tel enchaînement d’inepties conceptuelles et historiques, la formule de l’Israélien Shlomo Sand, selon qui «  Les Européens nous ont vomis sur les Arabes », n’est décidément pas très heureux.

Sur l’antisionisme de Lordon : leçon n°4 (Israël et le fascisme)

La prose antisioniste de Lordon n’est cependant pas intégralement inadéquate. Elle a aussi sa valeureuse pertinence lorsqu’elle s’en tient à une relation aussi précise que possible de certains faits, sans prétendre échafauder dessus une scolastique savante. A cet égard, Bensussan, Lordon et moi nous rejoignons apparemment. En effet, le premier nommé écrit ceci, que je fais mien :

« Critiquer la politique d’un gouvernement israélien quel qu’il soit, celui de Netanyahou ou un autre, en temps de guerre ou en temps de paix, n’a par soi-même rien à voir avec l’antisémitisme – rien, il faut le dire et le redire. Cette distinction en forme de maxime travaille le sionisme lui-même dans sa teneur démocratique. Il est donc exclu d’y déroger, en suggérant, comme on l’entend ici ou là, qu’un antisémitisme viscéral animerait toute réserve et toute distance prise avec une ligne politique, des pratiques ou des décisions géostratégiques effectuées par un gouvernement israélien, celui-ci ou un autre [33]. » 

Le démocrate Bensussan, sur ce point, a mille fois raison : « il est donc exclu d’y déroger ». Il m’accordera d’un même pas que la prose antisioniste de Lordon, lorsqu’elle délaisse la scolastique pour l’observation empirique, est d’une incontestable légitimité :

« Il y avait Gaza depuis 2005 comme prison à ciel ouvert ; Gaza aujourd’hui comme camp de concentration à ciel ouvert. Et puis il y a maintenant des pans entiers de la société israélienne (et diasporique) comme hôpital psychiatrique à ciel ouvert. Un psychologue israélien, Yoel Elizur, professeur à la Hebrew University of Jerusalem a recueilli les témoignages de soldats israéliens déployés à Gaza. L’un dit : ‘‘Quand on entre dans Gaza, on est Dieu. Je me sentais comme… comme un nazi. C’était exactement comme si on était les nazis, et eux les Juifs’’. De quel vertige n’est-on pas saisi à contempler cette catastrophe totale : psychique, politique et historique ? Que n’apprendra-t-on des abominations sadiques qui se sont commises au camp de torture de Sde Teiman quand la vérité sera faite ? Que dire de la perversion qui rassemble des affamés à un point de ravitaillement pour leur tirer dessus au canon ? Les réseaux sociaux sont inondés de vidéos de militaires documentant eux-mêmes leur jouissance massacreuse, et de civils hurlant la leur au spectacle du massacre, réclamant au passage qu’on n’oublie pas les enfants [34]. »

Le slogan génocidaire selon lequel « il n’y a pas d’innocent à Gaza » est en effet fort bien documenté et, à ce sujet, l’énoncé le plus immédiatement révélateur a été proféré par le président de l’Etat israélien lui-même, Isaac Herzog, quelques jours seulement après le 7 octobre : « It’s an entire nation out there that is reponsible  ». Il s’agissait alors, pour quiconque avait des oreilles pour entendre, de poser comme principe qu’il n’y a pas d’innocent à Gaza. Le libéral Herzog avait ainsi rejoint l’union sacrée fasciste et, du fait de sa position symbolique, il engageait l’Etat bien au-delà des divisions partisanes. Autrement dit, la faction fasciste du sionisme avait imposé son langage, sa vision et ses pratiques à l’Etat d’Israël.

De fait, à condition de prendre un peu de recul, le fascisme israélien s’inscrit à bien des égards dans le sillage des précédents historiques. Lors d’une conférence réunissant les principaux lieutenants nazis de Hitler, le 5 novembre 1937, le Führer a fait la déclaration suivante : « Le but de la politique allemande est la sécurité de la nation et sa propagation. C’est, en conséquence, un problème d’espace vital ». Et Annette Wieviorka de commenter aussitôt les grandes lignes de la politique étrangère que préconise Hitler lors de cette conférence : « Il s’agit de conquérir un espace, un espace que Hitler juge vital pour l’Allemagne, et non de soumettre des populations. En filigrane se lit ainsi la politique qui sera mise en action dans les territoires conquis, notamment à l’Est : germanisation par des transferts de population [35] ». Si l’on fait un moment abstraction de la singularité antisémite du nazisme, les analogies entre le fascisme israélien d’aujourd’hui et le fascisme allemand d’hier sont légion, à commencer par la manière dont les milices armées, d’abord auto-proclamées, sont légalisées, et dont les miliciens fascistes s’emparent des postes clé de l’arsenal sécuritaire, désarmant un à un les garde-fous institutionnels. Netanyahou vient lui-même de lâcher le mot de la fin : la vie prime sur la loi, a-t-il expliqué en substance le 15 septembre 2025 devant une assemblée de décideurs économiques stupéfaits. Ce n’est pas la « vie » juive qu’il entend ainsi faire primer sur la « loi » de l’Etat, c’est la discipline « spartiate » de l’Etat qu’il entend faire primer sur toute « loi », soit le fantasme d’une mobilisation générale au service de la conquête militaire d’un « espace vital ». Netanyahou recourt ainsi, sinon à la lettre, du moins à l’esprit de l’usage nazi du terme « Gleichschaltung », qu’on peut traduire par « mise au pas ». Johann Chapoutot et Christian Ingrao, dans un ouvrage consacré à Hitler, résument : « Gleichschalten est un terme qui restitue à la fois un imaginaire militaire et un imaginaire productif : conformer, configurer et faire marcher au pas [36] ». Reste que, contrairement à ce que laissent entendre les montages scolastiques de Lordon, rien n’était écrit d’avance. Le basculement dans le fascisme n’est jamais un « destin », pas plus dans le cas des Juifs (sionistes) que des Allemands, des Italiens, des Espagnols, des Français ou des Arabes. C’est du reste lorsqu’il s’intéresse au fascisme en tant que tel que Lordon devient un analyste pertinent, et éclairant, de la situation israélienne. Dans un article intitulé « Fascisme, définition », il propose d’entendre par « fascisme » la combinaison de trois éléments :

« 1) Un État autoritaire. D’une part engagé dans la normalisation institutionnelle de tous les secteurs de la production des idées […], d’autre part, resserré sur son appareil de force, police-justice acquise à son orientation idéologique, sans doute également armée, employable à des fins policières, appareil formel articulé à des prolongements informels, groupuscules satellites, milices de rue chauffées par des milices numériques, dans un mouvement d’explosion de toutes les normes de la violence politique […]. 2) Une instrumentalisation systématique des détresses identificatoires et des passions pénultièmes, en d’autres termes : conduire une majorité des dominés, objectivement maltraités par l’ordre socio-économique et symboliquement dégradés, à se refaire en se retournant, non contre les dominants mais contre plus dominés qu’eux, plus précisément contre quelque partie de la société posée comme infâme et symboliquement construite à cette fin d’émonctoire. 3) Une doctrine civilisationnelle-hiérarchique, prolongée en horizon apocalyptique, gros de menaces ‘‘existentielles’’. Veut-on des ‘‘signes’’ ou des ‘‘signaux’’ de résurgence fasciste ? la prolifération du mot ‘‘existentiel’’ en est un par excellence. Il est le concentré paranoïaque du fascisme. Et la clé de ses autorisations à la violence : car s’il y a ‘‘menace existentielle’’, alors il est posé une question ‘‘de vie ou de mort’’, et dans ces conditions de ‘‘péril vital’’, tout est permis. Tirer à la mitrailleuse sur les canots de migrants sera permis puisque le Grand remplacement est notre anéantissement. Génocider les Gazaouis et procéder au nettoyage ethnique des survivants est permis puisque la Palestine en elle-même est une ‘‘menace existentielle’’ pour Israël. Comme la Russie nous le sera s’il faut envisager une guerre extérieure pour faire oublier le pétrin intérieur [37]. »

Lordon est ici fidèle à lui-même : il analyse avec lucidité et clarté le phénomène fasciste et, du même coup, il éclaire remarquablement la situation israélienne, mais aussi bien la situation qui prévaut en Inde, par exemple. Il s’aventure inconsidérément, en revanche, lorsqu’il prétend appréhender la singularité mondiale du sionisme et lui assigner ex cathedra un « destin ». Mais est-il capable, néanmoins, d’appréhender l’antagonisme entre « sionisme » et « antisionisme » avec lucidité et clarté ?

Le « tournant risqué » : leçon n°5

Dans un singulier passage de ses écrits antisionistes, Lordon se propose d’adopter une « vue conceptuelle » au sujet de l’antagonisme entre « sionisme » et « antisionisme ». C’est alors qu’il entre de plein pied dans l’arène. Le passage en question intervient dans ce même article, « Le sionisme et son destin », paru donc en juin 2025, ce qui atteste que le philosophe s’est donné le temps de la réflexion avant de risquer le fin mot de sa pensée à ce sujet. Bensussan y aura reconnu le fantasme antisémite d’une « causalité diabolique ». Fidèle à notre manière, citons le texte de Lordon, de sorte que le lecteur puisse lui-même juger sur pièce, puis analysons :

« On connait les multiples définitions historiques, doctrinales, du sionisme et de l’antisionisme. On peut aussi en prendre une vue conceptuelle. Par exemple, en disant ceci : par sionisme, il faut entendre la position politique qui considère que l’installation de l’État d’Israël sur une terre déjà habitée, et par expulsion de ses habitants, ne pose aucun problème de principe. Antisionisme s’en déduit comme la position politique qui considère, elle, que l’installation de l’État d’Israël en terre de Palestine pose un problème de principe. Outre sa simplicité, cette définition a pour avantage d’être ouverte, c’est-à-dire de poser un problème dont elle ne présuppose pas la solution. C’est pourquoi seul un grossier mensonge peut donner l’antisionisme pour un projet ‘‘de jeter les Juifs d’Israël à la mer’’ [38] . »

Lordon entreprend ici de raisonner avec méthode ; il propose donc une définition des termes en question : « sionisme » et « antisionisme ». On peut certes discuter la pertinence des définitions qu’il se donne, surtout lorsqu’il s’agit de notions dont l’épaisseur historique est significative, et dont les formes politiques sont variables. Mais si toute définition est discutable, elle est néanmoins d’un indiscutable mérite, puisqu’elle permet de suivre la logique d’un raisonnement : « antisioniste » est donc, sous la plume de Lordon, la solution du « problème de principe » que pose le « sionisme ». Reste à examiner la solution « antisioniste » que le philosophe, en disciple des démonstrations more geometrico, apporte au problème « sioniste », une fois posé qu’il ne s’agira pas « de jeter les Juifs d’Israël à la mer ». Le passage du même article où est exposée cette solution est le suivant :

« Ici s’ouvre l’alternative historique. Soit la société israélienne persiste dans son mouvement exterminateur déchaîné, mais alors elle périt moralement sur pied, et en fait prépare son effondrement terminal. Soit elle réalise que, du moment où elle a commis la catastrophe de la Nakba, elle préparait la sienne propre, et alors elle aperçoit l’unique possibilité d’une présence juive en terre de Palestine : un État, binational, totalement égalitaire – comme souvent, c’est l’utopie apparente qui est le réalisme véritable. Il y a 7 millions de Juifs en Israël, ils ne partiront pas, personne ne le demande, aucune position antisioniste sérieuse ne le demande. La demande antisioniste est d’une simplicité… biblique : l’égalité. L’égalité pour tous les occupants, l’égalité en dignité et en droit, l’égalité du droit au retour pour les réfugiés, l’égalité en tout [39]. »

A suivre Lordon, il n’y aurait donc que deux solutions, hormis celle de « jeter les Juifs d’Israël à la mer » : ou bien un « effondrement terminal » de la société israélienne, ou bien « un Etat, binational, totalement égalitaire ». Certes, la solution à deux Etats est logiquement disqualifiée par l’énoncé même du problème « sioniste » et de sa solution « antisioniste ». Mais ce que Lordon entend par « effondrement terminal » n’est toutefois pas clair. Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? En termes de rigueur géométrique, Lordon paraît balader son lecteur sur deux axes de coordonnées sans lien logique, car « l’effondrement terminal » de la société israélienne, c’est une prophétie, non une solution logique à un problème de principe, à moins de conclure que l’alternative, dans l’horizon d’une solution « antisioniste » au problème « sioniste », est celle-ci : ou bien les Juifs d’Israël seront (un beau jour) jetés à la mer, ou bien la solution égalitaire l’emporte, celle d’ « un seul Etat, binational, totalement égalitaire ». Entre ces deux pôles, il y a pourtant toute une palette de solutions antisionistes possibles, ne relevant donc ni de l’expulsion des Juifs, ni de l’Etat binational. Une solution antisioniste au problème sioniste tel qu’il le pose pourrait être par exemple, à condition de surmonter les limites mondaines des pôles en question, l’absence de tout Etat plutôt que l’existence d’un Etat. Mais nous avons vu que Lordon aborde le problème sioniste dans les limites de l’Etat. Concédons-lui volontiers ce cadre historique en effet – provisoirement - contraignant. Reste la palette des solutions antisionistes qui ne sont ni l’expulsion des Juifs, ni l’égalité binationale. Lordon, pour sa part, préfère couper court vers la solution égalitaire binationale. Pourquoi ? Est-ce par principe ou par réalisme ? Examinons la chose.

Il écrit : « Il y a 7 millions de Juifs en Israël, ils ne partiront pas, personne ne le demande, aucune position antisioniste sérieuse ne le demande ». Que le départ des Juifs d’Israël, « personne ne le demande », c’est là un énoncé singulièrement ignorant, tant cette demande a structuré l’antisionisme historique. Je renvoie à ce sujet à mon article : « ‘‘La révolution palestinienne et les Juifs’’ : un document historique » (paru dans LM#311). Il y apprendra notamment que ce « départ » a constitué l’enjeu du fameux article 6 de la Charte de l’OLP et qu’en outre il n’a jamais été question, au sein de l’OLP, de bâtir un Etat « binational ». De fait, le Fatah s’est finalement rallié, par réalisme, à la solution « sioniste » à deux Etats. Plus anecdotique, mais non moins significative, est la position défendue par Malik Tahar-Chaouch et Youssef Boussoumah dans un article paru sur le site du PIR en mai 2016 : « Ivan Segré : quand un Camus israélien critique Houria Bouteldja ». En réponse à l’un de mes articles, intitulé « Une indigène au visage pâle » (LM#54), compte-rendu du premier livre de Houria Bouteldja, ils écrivaient :

« Face à la domination colonialiste, dont le fait sécuritaire n’est qu’une conséquence, contempler une spirale de la violence, où toutes les parties engagées seraient également responsables et victimes, voire pire, est une justification typiquement colonialiste, symptomatique de son insensibilité politique et éthique face au fait colonial. Pourtant, contre le mirage de son ‘‘offre de paix’’, qui est la continuité de cette violence, l’histoire nous enseigne que ce qui a été fait peut être défait. L’Algérie en est un symbole ; et la résistance palestinienne, pour laquelle il dissimule mal son mépris, est plus que jamais à l’ordre du jour [40]. »

Si l’on met de côté le revêtement rhétorique, leur position est qu’ « un Etat, binational, totalement égalitaire », est une « offre de paix » inacceptable, parce que l’égalité n’est pas une solution au « fait colonial ». Leur solution « antisioniste », c’est la leçon algérienne : « ce qui a été fait peut être défait ». Lordon n’a qu’à en juger par lui-même : connaît-il un seul écrit produit par les militants du PIR qui appellent à sa propre solution antisioniste : « un Etat, binational, totalement égalitaire » ? Lordon sait donc pertinemment qu’il n’est pas vrai que « personne », dans ce vaste monde qu’est l’antisionisme planétaire, n’envisage ou ne demande une autre solution « antisioniste » que la sienne. De fait, les solutions antisionistes au problème sioniste sont majoritairement autres que la sienne, le principe ou l’idée d’un Etat binational « totalement égalitaire » étant loin de l’avoir emporté, pas plus dans le courant antisioniste que sioniste. Si la version la plus hostile au sionisme consiste à renvoyer les Juifs d’où ils viennent, d’autres solutions sont moins radicales, sans être pour autant « totalement égalitaire » : les Juifs d’Israël peuvent devenir des citoyens à la fois soumis et protégés dans un Etat palestinien « arabe » ou « musulman », suivant une condition juridique qui fut autrefois celle des dhimmis ; ils peuvent aussi devenir des citoyens formellement égaux, disposant des mêmes droits que les Arabes ou les Musulmans, mais dans un Etat palestinien néanmoins « arabe » ou « musulman » et non binational [41]. L’éventail des solutions sionistes au « problème » palestinien est du reste rigoureusement symétrique dès lors que ces solutions refusent également d’une part le partage du territoire en deux Etats, d’autre part l’Etat binational. Appelons cela le « stade du miroir ».

Adoptant sur un versant l’approche du géomètre, Lordon semble donc, sur un autre versant, endormir son lecteur, tant l’épaisseur historique du « problème » considéré aurait dû le conduire à prendre position vis-à-vis des autres solutions antisionistes existantes plutôt que de laisser entendre qu’elles sont négligeables. Du reste, après avoir assuré que « personne » n’envisage l’expulsion des Juifs de Palestine, il précise : « aucune position antisioniste sérieuse ne le demande ». Il y a donc bien un antisionisme qui le demande. Mais il l’écarte d’un revers de main, car ce n’est pas une « position antisioniste sérieuse ». Est-ce qu’il veut dire par là qu’aucune position antisioniste « sérieuse » ne demande que « les Juifs d’Israël soient jetés à la mer » ? Ou est-ce qu’il veut dire par là qu’aucune position antisioniste « sérieuse » ne demande autre chose que l’égalité binationale ? Dans les deux cas, son énoncé ne supporte pas l’analyse.

En effet, a) s’il s’agit de rejeter les Juifs d’Israël à la mer, est-ce uniquement le « sérieux » de cette solution qui lui pose problème ? Cela pourrait laisser entendre, dans ce cas, que c’est une question de rapport de force, non de principe. Par exemple, contraindre Macron à répondre pénalement de l’accusation d’antisémitisme porté contre lui par Netanyahou, en le faisant convoquer par un préfet, cela n’est certes pas « sérieux » en termes de rapport de force, mais ce serait tellement désirable : Macron en viendrait sûrement lui-même, de la sorte, à « embastiller » les préfets qui ont convoqué des élus de la République au prétexte que leurs opinions ne seraient pas conformes à la norme prescrite par le docteur Diafoirus. Et si, b) Lordon prétend écarter ainsi d’un revers de main toutes les solutions antisionistes autre que la sienne (« un Etat, binational, totalement égalitaire »), alors qu’il ose affirmer que la position du PIR, par exemple, n’est pas « sérieuse », non plus que celle d’Omar Barghouti qui, dans un ouvrage paru en 2010 aux éditions La Fabrique, explique :

« Je suis complètement et catégoriquement opposé au binationalisme comme solution à la question de la Palestine car cela laisse supposer qu’il existe deux nations qui ont un droit moral égal sur le territoire et que nous devons donc satisfaire leur droit à toutes les deux. […] En d’autres termes, je souhaite un Etat laïc, démocratique, qui puisse concilier nos droits inaliénables en tant que Palestiniens indigènes avec les droits acquis des Juifs israéliens en tant que colons [42]. »

Qu’est-ce que Lordon entend donc par « sérieux » : est-ce une question de principe ou de réalisme ? Il assure : « La demande antisioniste est d’une simplicité… biblique : l’égalité ». Mais Omar Barghouti considère pour sa part que l’égalité binationale n’est, par principe, pas acceptable, car les « deux nations » n’ont précisément pas « un droit moral égal ». Lordon, apparemment, lui objecterait que l’argument n’est pas « sérieux ». Mais est-ce que le « sérieux » dont il se revendique relève d’un principe égalitaire ou d’un réalisme pragmatique ? En avançant que « c’est l’utopie apparente qui est le réalisme véritable », il semble signaler que l’égalitarisme qu’il promeut est principiel. Est-il dès lors prêt à soutenir, pour sa part, que les deux nations ont « un droit moral égal », que c’est là le principe qui seul peut fonder « un Etat, binational, totalement égalitaire » ? Voici donc Lordon parvenu à un « tournant risqué » car, précisément, s’il risquait un tel énoncé, il se verrait aussitôt accusé par l’autre tribunal de l’Inquisition et contraint, ou bien d’abjurer, ou bien de souffrir qu’un docteur Diafoirus ne titre, dans un hebdomadaire de la gauche antisioniste : « Le philosophe propose une analyse économiste qui absout la colonisation israélienne » ; ou bien qu’un autre ne conclue : « Le parcours même de Lordon et l’habileté de la mise en scène de son retournement le désignent distinctement comme un renégat ».

Le « droit au retour » : leçon n°6

En tout état de cause, la position de Lordon en faveur d’« un Etat, binational », si elle est loin de faire l’unanimité dans le champ de l’antisionisme, y compris aux éditions La Fabrique, est claire et distincte, si ce n’est qu’à bien y regarder, elle présente une ambiguïté redoutable. Lordon, en prenant position sur l’épineuse question israélo-palestinienne, et en adoptant à ce sujet une « vue conceptuelle », est bel et bien parvenu à un « tournant risqué ». Car, au sujet de l’Etat « binational », la question du « droit au retour » est incontournable. Ayant pris moi-même position pour un Etat binational, j’ai donc abordé cette question, notamment dans un livre (Les pingouins de l’universel), ainsi que dans des articles publiés dans Lundimatin, et singulièrement dans une « Lettre ouverte à Eyal Sivan » parue le 19 octobre 2020 (« Le droit et le tordu », LM#259), où je lui demandais de clarifier sa position à ce sujet. En effet, parmi les partisans d’un Etat du « Jourdain à la mer », outre la question de savoir s’il s’agira d’un Etat binational ou d’un Etat réunissant juifs et arabes mais néanmoins mono-national, se pose également la question du « droit au retour » que revendiquent à la fois les Juifs sionistes et les Palestiniens : que penser du « droit au retour des réfugiés palestiniens » ? Et que penser de la « loi israélienne du retour » ? Dans le cadre d’un Etat commun mais néanmoins mono-national, la question est a priori réglée : si c’est un Etat palestinien qui est « commun » aux Arabes et aux Juifs du Jourdain à la mer, alors seul vaudra le « droit au retour » des réfugiés palestiniens (principalement de leurs descendants) dispersés de par le monde ; si en revanche c’est un Etat israélien qui est « commun » aux Juifs et aux Arabes du Jourdain à la mer, alors seul vaudra le « droit au retour » des Juifs dispersés de par le monde, comme c’est actuellement le cas dans l’Etat d’Israël. En revanche, dès lors qu’on prend position pour un Etat « binational » israélo-palestinien, la question n’est pas réglée : qu’en est-il, dans cette hypothèse, du « droit au retour » des uns et des autres ? J’ai pris position, pour ma part, pour un Etat binational totalement égalitaire, partant pour un « droit au retour » qui vaudrait également pour les Juifs et les Palestiniens, où qu’ils se trouvent dans le monde. Et comme il m’a semblé que le livre de Sivan et Hazan, Un Etat commun du Jourdain à la mer (La Fabrique, 2012), n’était pas suffisamment clair et distinct à ce sujet, (d’autant moins qu’il suivait de près la parution du livre d’Omar Barghouti paru aux mêmes éditions La Fabrique), j’ai donc fini par interroger Eyal Sivan dans le cadre d’une « lettre ouverte ». Ayant consacré un ouvrage entier à la défense du film qu’il avait co-réalisé avec Michel Khleifi, Route 181, je pensais ainsi le contraindre à prendre position publiquement sur cette question cruciale. Il a cependant choisi de ne pas répondre, soit par prudence, soit parce qu’il se donne encore le temps de la réflexion. (Eric Hazan garda également le silence, jusqu’à ce qu’il se retire définitivement). En revanche, Vivian Petit, qui ne semble jurer que par le livre d’Hazan et Sivan, et avec qui j’avais déjà échangé à ce sujet sur un site disparu depuis lors (« Solitude intangible »), m’a répondu le 24 mai 2021 dans Lundimatin (LM#289). Si notre désaccord est profond, je lui reconnais au moins une certaine honnêteté intellectuelle, partant un certain courage :

« Un autre exemple de raisonnement en apparence logique mais qui se révèle aporétique est la mise en équivalence par Segré du ‘‘droit au retour’’ des Juifs en Israël et de celui des Palestiniens expulsés de leurs villes et de leurs villages d’origine, qu’il présente comme la cause de son désaccord et de sa rupture avec les mouvements de soutien à la Palestine. Malgré un axiome en apparence égalitaire (la reconnaissance équivalente de deux ‘‘droits au retour’’), la perspective défendue par Ivan Segré, un Etat commun ouvert à tous les Juifs et tous les Palestiniens, est fondamentalement inégalitaire. En proposant que d’une part n’importe quelle personne de confession juive, qu’elle soit née à Paris, Alger, New-York ou Vladivostok (sur un simple critère confessionnel et extraterritorial), puisse s’installer en Israël/Palestine, et que de l’autre, seuls les réfugiés palestiniens (en fonction d’un critère géographique ou national strict) puissent retourner en Israël/Palestine, il entérine lui-même l’inégalité qu’il croit dénoncer [43] »

C’est l’argument d’Omar Barghouti qui est ainsi réaffirmé par Vivian Petit : il n’est pas question, sur le territoire en question, celui de la Palestine mandataire, de reconnaître un « droit moral égal » aux indigènes palestiniens et aux colons juifs, qu’ils se trouvent présentement sur le territoire de la Palestine mandataire ou ailleurs dans le monde. Sachant que Rima Hassan convient que la solution à deux Etats permettrait, à tout le moins, « d’avancer », ma culpabilité fondamentale, aux yeux de l’Inquisition antisioniste, ne saurait donc décemment dépendre de la position similaire que j’ai prise à ce sujet, à savoir, ainsi que je l’écrivais en décembre 2016 dans une « réponse à Eric Hazan » :

« Ma position est la suivante : il n’y a pas lieu de fermer l’une ou l’autre option, deux Etats indépendants ou un Etat commun ; il y a lieu au contraire de les ouvrir toutes les deux. Je n’en reste pas moins convaincu que l’avenir serait plus souriant pour tous ceux qui vivent en Israël-Palestine, arabes, juifs ou autres, si advenait un Etat commun plutôt que deux Etats [44]. »

Outre la position critique que j’ai adoptée eu égard aux termes du BDS, et bien plus essentiellement, ce qui justifie l’accusation du camp antisioniste à mon sujet, celle d’absoudre la colonisation israélienne, c’est donc ma position de principe concernant l’égalité binationale dans le cadre d’un Etat, à savoir qu’elle exige précisément, selon moi, un égal « droit au retour » des Palestiniens et des Juifs, autrement dit un « droit moral égal ». Or, pour la cause antisioniste, c’est un sacrilège, car cela revient à justifier le principe fondateur du sionisme qui, en effet, n’est pas la création d’un Etat mono-national juif, mais celle d’un « foyer » national juif dont la forme politique n’est pas déterminée a priori. C’est en ce sens que je me suis continument présenté comme « sioniste » depuis ma Thèse de doctorat écrite sous la direction de Daniel Bensaïd en 2008. (Il faudra donc bien qu’un jour les staliniens de la cause antisioniste s’interrogent : pour quelle raison Bensaïd avait-il offert l’hospitalité à un « sioniste » ? La réponse est peut-être que, tout simplement, il n’était pas stalinien).

Le cœur du différend concerne donc la question de l’égalité en Israël-Palestine. On peut certes considérer que, dans le contexte de la destruction massive de Gaza, discuter de l’égalité binationale est une vanité, de même qu’on peut considérer qu’à l’époque de la grande peste d’Athènes, interroger l’incommensurabilité de la diagonale du carré est une distraction. Mais on peut aussi penser qu’en l’état actuel des choses, il est au contraire urgent de méditer la remarque suivante de Jean-Claude Michéa :

Précisons, une fois pour toutes, que si le point de départ de la révolte socialiste est toujours une indignation morale – laquelle trouve effectivement ses plus lointaines conditions de possibilité dans les structures anthropologiques du don traditionnel – encore faut-il apprendre à « transformer cette indignation en capacité politique » (selon la formule de Juan Carlos Monedero, l’un des dirigeants de Podemos). Sans ce travail de transformation politique, toute indignation, si légitime soit-elle, risque en effet toujours de se voir instrumentalisée et détournée vers des cibles secondaires – ou même purement imaginaires - et d’être ainsi récupérée au profit du Système (en d’autres termes, la « décence commune »,
qui s’exerce de façon privilégiée dans les rapports quotidiens en face à face, est toujours susceptible de s’articuler par ailleurs avec telle ou telle forme de la conscience mystifiée)
 [45].

J’attendais donc avec grand intérêt que Lordon ne s’en tienne pas à une rhétorique antisioniste convenue et qu’il entre enfin de plein pied dans l’arène : quelle est sa position au sujet de l’égalité en Israël-Palestine ? C’est la question à laquelle, en juin 2025, il a donc répondu en invoquant « un Etat, binational, totalement égalitaire ». Mais il ne peut cependant pas s’en tenir là. Il lui faut maintenant clarifier la question cruciale du « droit au retour ». Est-ce qu’il soutient, aux côtés du « sioniste » que je suis, une formation binationale fondée sur l’égalité du « droit au retour » des Palestiniens et des Juifs ? Ou est-ce qu’il soutient, en vertu d’une axiomatique antisioniste conséquente, qu’une telle égalité est un sophisme colonial, seul « le droit au retour des réfugiés palestiniens » étant légitime, les Juifs ne pouvant prétendre en Palestine à un autre statut que celui de colons, et de descendants de colons, dont la présence de fait serait certes tolérée, voire formalisée de manière égalitaire, mais irréversiblement, en son fond, illégitime ?

A cette question cruciale, les énoncés de Lordon, pour l’heure, sont insuffisamment clairs et distincts ; il écrit en effet : « L’égalité pour tous les occupants, l’égalité en dignité et en droit, l’égalité du droit au retour pour les réfugiés, l’égalité en tout ». La question qu’il importait de trancher était de savoir si, dans l’hypothèse d’ « un Etat, binational, totalement égalitaire », le « droit au retour » vaudrait, de manière égale, pour les Palestiniens comme pour les Juifs, ou bien si vaudrait seul « le droit au retour » des réfugiés palestiniens. Lordon répond donc : « l’égalité du droit au retour pour les réfugiés ». Or, que veut-il dire par là ?

*

L’équivoque de l’énoncé produit par Lordon, relativement au « droit au retour » dans « un Etat, binational, totalement égalitaire », paraît signaler qu’il est parvenu à l’ultime chicane d’un « tournant risqué ». En effet, lever l’équivoque l’exposera ou bien, s’il n’envisage que le seul « droit au retour » des Palestiniens dispersés de par le monde (et non celui des Juifs dispersés de par le monde), à relativiser singulièrement ce qu’il décrit comme un dispositif binational « totalement égalitaire », ou bien, s’il entend attribuer ce « droit au retour » également aux Palestiniens et aux Juifs, à contredire la profession de foi de l’écrasante majorité d’un camp antisioniste dont il a pourtant semblé, depuis deux ans, porter l’étendard, si bien qu’il se retrouverait aussitôt dans une position très inconfortable, ayant dorénavant à affronter la misérable Inquisition des uns et des autres.

Gageons néanmoins que Frédéric Lordon, en disciple de Spinoza, attestera bien vite qu’en ces matières, comme en d’autres, ce qui le meut n’est pas une agilité oratoire dont nous savons depuis Platon qu’elle confine à l’éros du pouvoir, mais bien une éthique ordine geometrico demonstrata.

Ivan Segré

[1NDLR : Il existe dans le judaïsme ce que l’on appelle des mitsvot ha-t’luy-ot ba-aretz. Ce sont les impératifs liés à la terre. Parmi eux, il y a la sh’mitah. Tous les sept ans : la terre qui a été vendue doit être rendue à ses propriétaires, les dettes doivent être effacées, les esclaves libérés, et les champs doivent rester en jachère, libre d’accès au glanage, à l’invasion des gens de passage, à l’usure du temps et à la trace des animaux. Rabi Yitzhak Nafha commentait : ces gens qui respectent la sh’mittah sont puissants parce qu’ils voient devant eux « leurs champs abandonnés, leurs arbres négligés, leurs clôtures brisées, leurs fruits mangés, et pourtant ils répriment leur envie [de travailler la terre et d’en conserver les produits] et ne disent rien. » La femme Rabin du courant conservateur Massorti Tamar Elad Appelbaum suggère que l’on peut peut-être percevoir ces commandements « comme des premiers aperçus d’une invitation plus élevée, qui conduit à la capacité d’ouvrir notre sol au changement et à une intervention surprenante » et à se laisser « envahir ». Car sans cela, comme le disaient hier Caleb et Josué au retour d’une expédition à Canaan : Canaan est « une terre qui dévore ses occupants. » (NOMBRES 13 :32).

[2« Netanyahou-Macron. Chronique d’un été épistolaire », Revue K, https://k-larevue.com/netanyahou-macron-chronique/

[3Ibid.

[4Ibid.

[5Ibid.

[6Ibid.

[7Ibid.

[8Ibid.

[9Ibid.

[10Le siècle des bombardements, trad. M.-A. Guillaume et C. Monteaux, Payot, 2023, p. 48-49.

[11« Netanyahou-Macron. Chronique d’un été épistolaire », art. cit.

[12« Ivan Segré et Gérard Bensussan : la tradition juive et la gauche révolutionnaire. II », Revue K, https://k-larevue.com/ivan-segre-et-gerard-bensussan-les-usages-de-la-tradition-juive-par-la-gauche-revolutionnaire-ii/

[13Ibid.

[15Voir son article, « Sur un virage », LM#82, https://lundi.am/SUR-UN-VIRAGE

[16Ibid.

[17Paru initialement sur le site d’Alain Brossat en 2016, l’article a été repris récemment sur un autre site : https://nantes.indymedia.org/posts/152060/ivan-segre-comme-passe-partout-une-opportunite-pour-israel-2/

[19Ibid.

[22Voir notamment, dans Le Monde diplomatique de Septembre 2025, Pierre Rimbert et Grégory Rzepski, « Austérité, le festin des actionnaires ».

[23Rapportons par exemple le témoignage de Christian Boltanski, de père juif et de mère catholique, au sujet du « désir d’intégration » de sa famille juive venue de Russie au début du XXe siècle, « désir » tel que son père en vint à se convertir au catholicisme : « Ce désir d’intégration s’était tout de même beaucoup détérioré au moment de la guerre [de 1939-1945]. Les collègues médecins de mon père avaient tous signé pour qu’il n’ait plus le droit d’exercer, tous les amis se sont détournés. Dans la famille de ma mère, certains ont été collaborateurs, d’autres un peu moins… Tout leur monde construit, de bourgeois français, vaguement catholique, s’est totalement écroulé. Ils ont vu que ce monde était faux. Que ça ne servait à rien d’avoir la croix de guerre – ma grand-mère se promenait avec sa croix de guerre avec palmes épinglée sur son étoile jaune… […]. Et donc, l’univers normal de mes parents s’est effondré. Après-guerre, ma mère est devenue proche du Parti communiste. Mon père n’a jamais adhéré, mais ma mère était proche du Parti, et ils se sont complètement marginalisés par rapport au milieu bourgeois français classique. Les amis de mes parents étaient à 80% des juifs survivants, des déportés, et presque tous étaient communistes » (Christian Boltanski, Catherine Grenier, La vie possible de Christian Boltanski, Seuil, 2007, p. 16-17). Analyser le ressort du philosionisme de la classe bourgeoise occidentale, notamment française, depuis quelques décennies, suppose de prendre les choses à ce niveau, celui de la Collaboration, de l’émergence progressive d’Auschwitz comme paradigme de la souillure et de la réintégration des « juifs » (du moins de certains) dans le giron de la bourgeoisie, et non d’ériger l’Etat d’Israël en « fantasme absolu » de la classe dominante. Le moins qu’on puisse dire est donc que Lucbert et Lordon, à ce sujet, doivent revoir leur copie.

[25Léon Poliakov, La causalité diabolique. Essai sur l’origine des persécutions, Tome 1, Calmann-Lévy, 1980, p. 27.

[27Ibid.

[29Les Racines du chaos. Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye, Tallandier, 2022, p. 42-43.

[30Robert Fisk, La grande guerre pour la civilisation. L’Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005), La Découverte, 2005, 2007, p. 621

[31Ibid., p. 686.

[32Un site des Nations Unies dresse le constat suivant : « Selon la dernière analyse du Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire (IPC), environ 4,95 millions de personnes de la population des zones contrôlées par le gouvernement au Yémen sont confrontées à des niveaux élevés d’insécurité alimentaire aiguë (phase 3 de l’IPC ou plus) au cours de la période actuelle. Fait alarmant, plus de 1,5 million de personnes (15 % de la population analysée) sont en situation d’urgence (phase 4 de l’IPC) dans ce pays de la péninsule arabique » (https://news.un.org/fr/story/2025/06/1156521)

[33« Netanyahou-Macron. Chronique d’un été épistolaire », art. cit.

[34« Le sionisme et son destin », art. cit.

[35Le procès de Nuremberg, Edilarge, 1995, Mémorial pour la paix, 2005, Liana Levi, 2006, p. 79.

[36Hitler, Puf, 2018, p.114.

[38« Le sionisme et son destin », art. cit..

[39Ibid.

[41Ainsi, la « Loi fondamentale palestinienne » qui sert de cadre constitutionnel à l’Autorité palestinienne depuis le processus d’Oslo, et qui fut ratifiée en 2002, stipule en son « Article 4 », que « L’Islam est la religion officielle de la Palestine » et que « Les principes de la charia islamique seront la source principale des lois », tout en assurant, par son « Article 9 » que « Tous les Palestiniens sont égaux devant la loi et la loi justice, sans discrimination pour des questions de race, de sexe, de couleur de peau, de religion, d’opinion politique ou d’infirmité » (cité par Xavier Baron, Les conflits du Proche-Orient, Perrin, 2011, p. 537-538).

[42Boycott, Désinvestissement, Sanctions. BDS contre l’apartheid et l’occupation de la Palestine, trad. E. Dobenesque et C. Neuve-Eglise, La Fabrique, 2009, p. 145

[43« La double exceptionnalité d’Israël », LM#289.

[44« Sur un malentendu. Réponse à Eric Hazan », LM#84

[45Notre ennemi, le capital, Climats, 2017, p. 108-109.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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