Les détricoteuses étaient donc des menteuses...

[Histoire, jacobinisme et langues régionales] Par Alèssi Dell’Umbria

paru dans lundimatin#90, le 28 janvier 2017

« Pourtant à la fin du XIX siècle, personne n’empêchait l’enseignement des langues régionales » . Mathilde Larrère. Historienne.
« Les langues des minorités ont eu toujours leur place à l’école ». Laurence De Cock. Historienne.

On trouve ces perles sur Mediapart où, sous la rubrique « Les détricoteuses » les deux enseignantes se donnent la réplique dans de petits montages qui épinglent les énormités les plus flagrantes émises par diverses personnalités de droite. « L’école c’était mieux avant », c’est le titre, qui se veut ironique, de la séquence en question, en réponse au sinistre Eric Zemmour. Après une brève apologie de « l’État éducateur », Larrère et De Cock évoquent ce maire qui, dans le Var, a envoyé les flics s’opposer à un cours d’arabe dans une école. C’est alors, à 4’20", que sortent ces affirmations :

« Pourtant, à la fin du XIXº siècle personne n’empêchait l’enseignement des langues régionales »affirme l’une, l’autre enchérissant : « les langues des minorités ont eu toujours leur place à l’école »

Ignorance ou falsification, une contre-vérité aussi flagrante assénée avec autant d’assurance par des historiennes qui prétendent par ailleurs « déconstruire le roman national » ? En tous cas, les réactionnaires déclarés ne sont à l’évidence pas les seuls à défendre bec et ongles le socle de mensonges sur lequel repose l’édifice bétonné de l’Histoire de France...

« Le roman national, c’est une invention du XIXº siècle destinée à fabriquer des petits Français patriotes » dit par ailleurs Mathilde Larrère. « Et pour ça, on enjolivait les faits en supprimant les pages honteuses » lui répond Laurence de Cock. Exactement ce qu’elles viennent de faire en débitant une énormité qui exonère l’école de la République de l’ethnocide commis à l’intérieur de l’hexagone durant près d’un siècle, et qui n’est sans doute pas l’une des pages les moins honteuses de l’histoire de cet État-nation.

Quand on s’autorise comme elles de Suzanne Citron, qui avait quand même reconnu le rôle de l’institution scolaire dans la destruction des langues non officielles parlées (et même écrites) dans l’espace hexagonal, il devrait être tout simplement impensable de proférer une telle contre-vérité. Nous voici donc obligés de répéter une évidence : les langues des minorités n’ont jamais eu leur place à l’école de la IIIº République, qui a été précisément chargée de les éradiquer pour transformer les petits pacoulins en bons Français -voilà cet « État éducateur » dont De Cock et Larrère cultivent par ailleurs la nostalgie.

Aujourd’hui encore, ceux qui les enseignent grâce à quelques assouplissements législatifs obtenus de haute lutte doivent mener un combat harassant pour leur faire une petite place, subsidiaire et précaire, soumise au bon vouloir des chefs d’établissements, et tous témoignent de l’hostilité globale de l’institution scolaire à leur égard.

Les témoins sont encore là. Mon propre père qui rapporte comment, arrivant à l’école de la République, il a du apprendre à s’auto-réprimer pour éviter les punitions -en l’occurrence, copier vingt-cinq fois « je ne dois pas parler patois en classe ». Le fameux signal que certains écrivains occitans dénonçaient déjà dans les années 1890, il l’a connu cinquante ans après -une pratique inscrite dans la durée, donc. Avant lui, mes grands-parents avaient subi les mêmes humiliations, les mêmes vexations. Ces témoignages, nous les avons entendu partout, et par centaines...

A Marseille où j’ai grandi, il n’y avait d’ailleurs pas que les Provençaux pour raconter, les Corses rapportaient de leur île exactement la même histoire... En rencontrant des gens d’autres régions, je continuais de l’entendre, dans les autres pays occitans mais aussi chez les Bretons, chez les Catalans et les Basques du Nord, les Alsaciens, les Savoyards, les Flamands... Et chez les enfants d’immigrés : un ami originaire de Murcia raconte comment ses parents, arrivés à Marseille en 1957, s’entendaient dire dans les années 1960 par l’instituteur qu’il ne fallait pas parler espagnol à leurs enfants afin qu’ils puissent apprendre le français correctement. Dans ma famille on a d’ailleurs eu droit aux mêmes affronts sur les deux versants, occitan et italien... Une expérience faite sur plusieurs générations et dans toutes les régions périphériques de l’hexagone. Le récit se transmet, de bouche à oreille, d’une génération à l’autre, qui construit une mémoire commune. Un document historique au plein sens du terme, qui survivra à toutes les tentatives de révisionnisme historique.

Pire que cet échange de tweets entre deux ignorantes qui se donnent de grands airs, le type de réponse qu’elles opposent à qui s’en trouvé outré. Laurence De Cock répond invariablement aux commentaires critiques : vous avez qu’à voir les travaux de Youenn Michel... « C’est la dernière thèse de référence » assène-t-elle à plusieurs interlocuteurs qui lui rappellent la réalité de la chasse aux « patois »... En effet, à quoi bon perdre son temps à enquêter sur le terrain quand il existe une thèse universitaire qui, elle, a interrogé les textes administratifs ? [1] Prendre en compte les témoignages directs de vulgaires provinciaux ?

Prétendre ainsi nous claquer le bec en rebondissant sur une thèse qui couperait court à la controverse révèle toute de même la conception de l’histoire qu’ont ces personnes qui prétendent « faire de l’éducation populaire »...

Leur collègue a travaillé sur des documents, l’argument se veut définitif... Comme si les documents écrits, et surtout administratifs, n’étaient pas eux-mêmes quelque chose de relatif, comme s’ils ne pouvaient en aucune manière être sujets à caution, comme s’il n’existait pas un décalage, et parfois même une contradiction flagrante, entre les textes et les pratiques effectives. Et de façon plus générale, l’idée qu’un document écrit, a fortiori s’il émane d’une administration, soit plus crédible que des témoignages humains est révélatrice de ce mépris que la culture écrite, dans des pays comme la France, a toujours témoigné envers l’oralité. Cette prétention à l’autorité indiscutable du texte écrit est en effet constitutive d’une certaine pensée, celle-là même qui a condamné nos parlers à la clandestinité honteuse... De Cock aurait pu admettre, tout simplement, être allée un peu vite en besogne sur un sujet qu’elle maitrisait mal, mais non : elle a connaissance de la thèse d’un collègue, la dernière de référence en plus ! et entre collègues on se comprend...

Au demeurant, la thèse en question « De la tolérance à l’intégration : l’école et l’enseignement des langues régionales en France, du régime de Vichy aux années 1980 » concerne la seconde moitié du XXº siècle, et non la fin du XIXº à laquelle De Cock et Larrère font allusion... Dans la seconde moitié du XXº siècle les choses avaient un peu évolué : la loi Deixonne en 1951, si elle n’entraîna pas de changement fondamental eut au moins le mérite d’entraîner la disparition de l’infâmant signal des salles de classe... et puis, n’est-ce pas, soixante-dix ans de conditionnement scolaire commençaient de porter leurs fruits... La IIIº République avait réussi à fabriquer des Français, la IVº pouvait d’autant plus s’offrir le luxe d’une certaine commisération que celle-ci ne lui coûtait rien : il fallu attendre les annés d’après 1968 pour que l’enseignement des langues minoritaires réussisse à s’introduire, au coup par coup, dans les rares écoles et lycées où on ne leur faisait pas barrage au nom de l’unité et de l’indivisibilité de la République.

A supposer que l’historienne fasse référence à une autre recherche du même Youenn Michel, "Des ’petites patries’ aux ’patrimoines culturels’ : un siècle de discours scolaires sur les identités régionales en France (1880-1980)", on objectera sans mal que la langue est une chose, la constitution d’une identité régionale en est une autre -et c’est d’ailleurs précisément là que s’est jouée la partie la plus subtile de l’opération ethnocidaire, dans le fait de coupler la répression linguistique à la construction d’un paradigme dans lequel ces indigènes de l’intérieur se trouveraient désormais emprisonnés -en un mot, provincialisés. La "petite patrie" convoquait un registre affectif, auquel devait désormais se réduire tout sentiment d’appartenance locale. A ce titre ce paradigme si réducteur aura constitué un élément du dispositif disciplinaire qui se mettait en place à travers l’école et le service militaire. Tandis que d’un côté les parlers non officiels, les "patois", se trouvaient dévalorisés, un patrimoine folklorique était constitué, que l’on exhiberait les jours de fête ou dans un musée d’arts & traditions populaires, fait de chansonnettes et de costumes pseudo-traditionnels. L’école a effectivement participé de cette folklorisation et si c’est à ça que Larrère et De Cock se réfèrent pour prétendre à l’inexistence d’une répression linguistique, alors c’est encore pire que je le croyais... Commentant une de ces circulaires administratives relatives à l’usage patrimonial des "patois", Alan Roch note ainsi : "Le choix du terme patrimoine n’est pas neutre : il a pour objectif de briser des possibilités dynamiques d’utilisation des langues de France. Le texte marque le refus d’envisager un enseignement de l’occitan cohérent sur son territoire. (...) L’éparpillement, le repli localiste et la confusion graphique sont encouragés" [2]. Le fait est les maîtres d’école butaient sur les dures réalités du terrain, à savoir que bien souvent ils étaient confrontés à des classes où personne ne parlait français. Il leur fallait bien s’appuyer sur l’un pour arriver à l’autre... ce qui ne changeait rien à l’interdiction d’utiliser le "patois" comme idiome véhiculaire, pour s’adresser à l’instit’ ou parler entre élèves... "D’abord c’était un outil d’utilité pour faire assimiler le français par l’élève dans une relation hiérarchisée. C’est ensuite le recours au local, et avec lui à l’histoire locale, à la géographie locale et au folklore local, le local gommant ainsi la globalité culturelle de la langue occitane." [3] Ces deux citations sont relatives aux pays de langue d’oc, mais elles s’appliqueraient aussi bien aux autres régions périphériques de l’hexagone...

Pour le reste, les témoignages personnels ne manquent pas, comme le « Parler croquant » de Claude Duneton, les travaux d’histoire sociale non plus comme « La fin de terroirs » de Eugen Weber et pas davantage les écrits de divers sociolinguistes, de Robert Lafont à Philippe Martel en passant par Georg Kremnitz qui tous ont largement documenté ce processus d’éradication des langues dites régionales par la IIIº République, poursuivi sous les suivantes et qui permet aujourd’hui à un Valls de décréter avec cette arrogance qui est décidémment la marque de fabrique de la République Française : « Il n’y a qu’une langue en France, c’est le français ». A la différence du tandem Larrère-De Cock, tous ces auteurs sont allés au charbon et savaient un peu de quoi ils parlaient...

Avec ce genre d’affirmations les prétendues détricoteuses participent, elles aussi, du roman national et alimentent ses potentiels de désinformation. Après tout, Mathilde Larrère s’est commise avec le Parti de Gauche, dont le leader n’a jamais caché son hostilité aux langues minoritaires et sa fidélité à la version jacobine et centraliste de l’histoire. Elle a pu faire un buzz en corrigeant Valls sur le sein nu de Marianne, comme si le fait de pointer les grossiéretés de politiciens en campagne suffisait à déconstruire l’histoire de France. Cela a sans doute suffit à ce que De Cock et Larrère soient attaquées sur les réseaux « sociaux » par divers fascistoïdes -ces gens sont si bêtes ! Mais la bêtise des uns n’exonére certainement pas les autres de leur mauvaise foi.
Comme dit un ami breton, « Quand on sait la lutte inouïe qui est encore menée pour défendre l’enseignement de langues régionales (premier et second degré), on imagine ces deux chercheuses confortablement installées dans leurs bureaux parisiens, s’échanger des tweets so lovely en préparant leurs prochaines vacances dans une »province« du royaume. Sur quelles études s’appuient-elles pour dire des choses pareilles ?? Ici, en Bretagne, chaque famille a souffert à l’école de la République parce que nous ne devions pas parler breton. Et toutes les générations suivantes en souffrent encore. C’est une catastrophe culturelle qui est reniée. HONTE à elles ! Des historien-ne-s, des socio-linguistes, se sont penchées sur le sujet et ces recherches montrent combien le sujet est complexe et combien il est extrêmement affectif : ce sont souvent des larmes ou des excuses quand un breton vous répond qu’il ne connaît pas sa propre langue. Que de souffrance ! Et ceci dans tous les registres de langue (le paysan qui ne sait pas l’écrire, l’étudiant à qui on répond que c’est un »breton chimique« (c’est à dire hors sol). »

La gauche française n’arrivera sans doute jamais à se départir de l’héritage jacobin qui constitue sa matrice intellectuelle. Il n’est que de voir un Mélenchon qui se trouve exactement au diapason de Le Pen dans le refus obstiné de reconnaître les moindres droits aux langues dites régionales. Mais ils sont encore plus faux-culs ceux qui prétendent dénoncer l’histoire coloniale de la France à l’extérieur pour mieux l’occulter à l’intérieur. On trouvera dans ce texte de Saïd Bouamama une vision autrement dialectique de ce processus, de la part de quelqu’un qui vient -et ce n’est certainement pas un hasard- d’une ex-colonie française.

Alèssi Dell’Umbria, 22 janvier 2017.

[1Disponible pour qui, d’ailleurs, ces travaux n’étant pour l’heure disponibles qu’à la bibliothèque de la Sorbonne ? De qui se moque-t-on, là ? l’historienne croît sans doute que tout le monde vit dans la même bulle universitaire qu’elle...

[2ROCH Alan, « L’occitan à l’école primaire » dossier de l’Institut d’Estudis occitans — Viure a l’escòla, 40. Arzens 1987.

[3MARTEL Philippe, "Les pédagogues et les « patois » sous la IIIe République", Montpellier, Lenga e País d’Oc 23, 9/1991.

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