Les désarteurs sur le théâtre de la conflictualité dans l’art et au-delà de l’art

paru dans lundimatin#281, le 29 mars 2021

Il y a le théâtre de la conflictualité, l’histoire des luttes, les postures et les stratégies, et sous ces costumes de scène, de véritables enjeux, et des lignes de failles avant coureuses du tremblement de terre à venir, qu’il s’agit de ne pas dissimuler.

Car, qu’ils le sachent ou non, les artistes professionnels ont déjà perdu ce qu’ils voudraient défendre : la possibilité, pour une infime fraction de la population, de se consacrer à l’art, et pour le cas qui nous occupe, au spectacle vivant. Les coups de poignard de l’offensive néo-libérale dans le contrat de mariage qui les liait, pour le meilleur et pour le pire, à l’Etat, la virtualisation de la vie sociale et la destruction non moins programmée de la protection sociale, sur fond de raréfaction des ressources, rendent illusoire toute tentative de retour à un état antérieur, à plus forte raison la perspective de son amélioration.

« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » Robert Filliou.

Aussi les acteur.trice.s du mouvement des occupations de théâtres et d’agences pôle emploi en cours, s’ielles prétendent à la moindre lucidité, ont à s’interroger d’urgence sur ce qui leur est véritablement essentiel : sauver ce qui, de l’art, est précisément vivant, présence, partage, échange, transmission, jouissance sensuelle et désir de vérité, élargir la lutte à d’autres populations, d’autres lieux, d’autres méthodes ou bien, et ce ne sera sans doute pas compatible, repli sur des revendications sectorielles des professionnels du spectacle, retour au confinement atomisé après avoir arraché au pouvoir quelques miettes corporatistes, allégeance aux nouveaux maîtres autoproclamés du monde et course aux meilleures places dans le spectacle mondialisé, monétarisé, et numérisé.

Choisir le premier terme de l’alternative, c’est entrer en résistance, et y rejoindre celles et ceux qui s’y trouvent déjà et ont essuyé les salves de la répression : compagnie définie par l’establishment comme peu recommandable et où se retrouvent pêle-mêle, fraternisent et s’engueulent à l’occasion olvidados, totos, zadistes, gilets jaunes, désarteurs, artivistes, actionnistes etc , tout ce que les Trente glorieuses ont forgé de contestation du modèle industriel et inégalitaire qui nous mène au suicide collectif par écocide concerté.

Beaucoup jugeront cette compagnie inconfortable, et s’offusqueront qu’elle n’accueille pas toujours à bras ouverts des artistes qui ne se sont pas privé.e.s de faire jouer leur capital symbolique, parfois le seul, dans les logiques d’exclusion et de domination en cours, et se sont montré.e.s assez peu nombreu.se.s solidaires des révoltes récentes.

Il faudra bien, pourtant, entendre ce qu’ont à dire ces porteurs d’alternatives, dans l’art, en dehors de l’art, sur ses franges ou dans ses marges, déserteurs offensifs de la société dans ses dérives actuelles, dérives prévisibles et annoncées par elles et eux de longue date, et plutôt que de réactiver les stigmates forgés pour décrédibiliser les critiques qu’ielles articulent avec plus ou moins de clarté et de cohérence, accepter d’entendre que d’autres modes de partage et d’organisation sont possibles.

Cela ne peut se faire sans difficulté, sans débats, sans fracas de miroirs brisés, sans déchirements – sans que soit accepté ce simple constat, et le deuil d’un état antérieur, que n’était peut-être pas si désirable pour tous.tes une société dans laquelle n’existait que pour une infime fraction de la population, la possibilité de se consacrer à l’art, les autres étant réduits à la position de spectateurs-consommateurs de la représentation. Cela ne peut se faire sans tensions, parce qu’on ne renoue pas si facilement le dialogue entre des gens qui ne veulent plus parler et d’autres, qui ont perdu l’habitude d’écouter.

Mais faute de s’atteler maintenant, dans les secousses d’un séisme qui sont peut être celles d’un accouchement, à cette remise en cause radicale de leur rôle et de leur statut, les artistes et professionnel.les de la culture, isolés, risquent fort de se heurter à la même surdité du pouvoir, au même mépris, à la même répression féroce qui abattent les unes après les autres toutes les velléités de contestation passées et en cours.

La convergence des luttes, l’alliance contre les impitoyables destructions opérées par le monde marchand sont la seule chance qu’il nous reste de sauver de faire front et de renverser le rapport de forces pour sauver ce qui mérite véritablement de l’être. L’essentiel.

Aline Pires

Illustration : Vraie fausse file d’attente devant l’AMusée, performance artiviste sur la ZAD de Gonesse le dimanche 21 février.

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