Les cours en visio me donnent envie de mourir

[Bonnes Feuilles]
Marion Honnoré

paru dans lundimatin#354, le 11 octobre 2022

« Les cours en visio me donnent envie de mourir », ce n’est pas uniquement une phrase que l’on peut entendre sortir de la bouche d’un étudiant aux ongles rongés, yeux cernés, clope roulée au coin de la bouche sur la pelouse d’un campus universitaire, c’est aussi le titre du livre de Marion Honnoré, paru aux éditions Le monde à l’envers le 7 octobre.
Nous en partageons cette semaine quelques bonnes feuilles.

Le concept de l’angoisse

J’écris aujourd’hui, mais je ne me souviens plus. Je sais que l’on peut conceptualiser l’angoisse, la décrire en langage discursif, théoriser, saisir l’essence, mais la faire voir, je ne peux pas. Je voudrais pouvoir dire ce qui me tombait dessus toutes les fois qu’il fallait allumer la webcam. Cette masse. Cette oppression.

Angoisse. Racine latine : angere, étrangler, enserrer. Je ne me souviens plus de l’angoisse. Je ne me souviens plus de sa matérialité, de sa couleur, de son odeur, à quoi ressemblait mon angoisse devant l’écran d’ordinateur, je ne me souviens plus, quelque chose sur le plexus solaire, je crois, un poids en haut du ventre, et ce, quoi que je fasse, de la méditation, du yoga, toujours le poids en haut du ventre, je n’ai plus aucun souvenir de cette angoisse,– c’est bien, non ? C’est une bonne chose ? C’est une bonne chose de ne pas se souvenir ? –, à quoi ressemblait mon angoisse, comment elle m’assaillait, et comment je vrillais, oui, ça je m’en souviens, que je partais en vrille, qu’avant l’heure des visios, je marchais sans raison dans mon appartement, je faisais le tour de l’appartement, le salon la chambre la salle de bain la chambre, il paraît qu’il existe des applications pour compter le nombre de pas que l’on fait chaque jour, j’aurais pu exploser le compteur, je marchais comme une dingue, j’étais dingue à vrai dire, mais je ne me souviens plus de mon angoisse, de sa matérialité, de son odeur, de sa couleur.

Je me souviens qu’une fois je n’ai pas pu. Je suis restée assise devant l’ordinateur, tétanisée, muette, non pas folle, habitée, mais au contraire toute vide, dépossédée de moi, aliénée ? C’est ça l’aliénation ? quand on est étranger à soi-même ? quand on n’est plus soi-même ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit, ce n’est pas moi qui fais ce cours, ce visage et cette voix sont ceux d’une étrangère.

Je ne peux pas, et l’heure tourne, j’imagine les élèves qui se connectent et qui discutent entre eux sur le chat, « Elle est où la prof ? » je ne peux pas, j’envoie un message sur le portable des deux délégués, j’utilise la même excuse qu’eux : « Désolée, aujourd’hui, problème de connexion, on reporte à jeudi. »

Jeudi ça ira mieux. D’ici jeudi je vais me refaire. En parler ? Mais à qui ? L’administration nous assure que nous pouvons bénéficier de tout son soutien, psychologique et logistique :

Vous savez bien
Que nous sommes là
Toujours présents
Et disponibles
N’hésitez pas
À nous faire part
De vos besoins
Pédagogiques

Jérôme Poisson, Œuvres choisies

Mais je vais lui dire quoi, moi, à Poisson ? Que j’ai la gerbe à chaque fois que je dois me connecter ? Que tout cela n’a aucun sens ? Que tout le monde sait qu’on fait semblant ?

Tout le monde.
Les élèves.
Leurs familles.
Et même lui.
On fait semblant.

[…]

Tu exagères

Les cours en visio me donnent envie de mourir, seulement personne ne veut me croire. Mon exagération supposée est perçue comme le signe de ma bonne santé mentale. On te connaît, Marion. C’est bien toi. Tu en fais toujours des caisses. Tu en rajoutes. Tu exagères. Allez, ça va passer, arrête un peu ton char, c’est bon, c’est pas la mer à boire faire des cours en visio, y a des pays qui sont en guerre.

Les bons conseils

Et puis c’est peut-être aussi l’occasion de te réinventer  ? De proposer des choses nouvelles ? De varier les contenus ? Par exemple, tu peux les faire travailler en groupes ? Ou alors tu pourrais leur écrire un mail individuel, pour savoir ce qui les touche, leur regard sur la philosophie ? Tu pourrais leur faire lire d’autres auteurs ? Leur demander ce qu’ils veulent étudier puisque de toutes façons y aura pas de bac cette année, tu peux faire ce que tu veux pour une fois, formidable, non ?
Les non-profs ne voient pas le problème.
Les parents ne voient pas le problème.
Le ministre ne voit pas le problème.

Du moment qu’on garde les gosses, qu’on les occupe, que les adultes peuvent télétravailler, que les prolos peuvent vraiment travailler, ça file droit, ça tourne rond, y a pas de problème.
Il y en a même qui sont contents. Sur le Facebook des profs de philo, les posts se multiplient et c’est innovation pédagogique à gogo. Telle vidéo, tel questionnaire, telle activité, telle fiche méthode, révisions par ici et chaîne YouTube par là, les joujoux sont légions pour les animateurs que nous sommes devenus.
Certains étalent leur adaptabilité et leur force créative. Certains s’éclatent. Il paraît qu’on peut faire des trucs géniaux avec le numérique. Pourvu qu’on accepte de changer un peu notre façon de travailler. Pourvu qu’on veuille bien sortir de sa zone de confort, libérer les process, inventer, innover… Mais ça, les profs…
D’autres, sans jouer les malins, font simplement avec. Puisqu’on n’a pas le choix. C’est le cas de Clarisse, jolie trentenaire, prof d’histoire-géo’, brune, cheveux au carré, enthousiaste, dynamique, mon reflet il y a dix ans. Clarisse me dit, lors d’un de ces longs échanges téléphoniques qui ponctuent le confinement,
« C’est quand même déjà ça les visios, on y arrive presque, à faire des cours. »
Et me revient cette phrase de Barthes : « Le presque  : régime atroce de l’amour. »
Les derniers, enfin, les loosers, sont ceux qui n’y arrivent pas. Ceux qui ne font rien du tout. Ou ceux qui souffrent, comme moi. Oser le mot souffrance même si c’est pas permis. Parce que c’est pas normal, les nausées, les maux de ventre, avant la connexion. C’est pas normal, n’est-ce pas ? Je sors de ma bibliothèque l’ouvrage du psychanalyste et psychologue du travail Christophe Dejours, Souffrance en France. Que le travail pique, brûle, dévaste. Qu’il fait ployer les employés. Lors des entretiens réalisés, les travailleurs mettent des mots sur le mal. Les lire me réconforte, puisqu’on ne peut pas parler. À qui dire la souffrance, et cette perte de sens, cette pure absurdité : faire cours derrière un écran.
L’ordi’, je ne peux plus le souffrir.
Il paraît que c’est encore un problème d’ordre technique. L’État n’a pas aidé ses agents à renouveler leur parc informatique. Si on avait aidé les agents à renouveler leur parc informatique, ils seraient peut-être moins débiles, moins apeurés, et moins inaptes.
Dans mon parc à moi, je vois de petites biches, des faons et des chevreuils, j’entends le brame du cerf, le hululement d’une chouette, et tous ces animaux n’ont pas derrière la nuque de port pour prise jack-jack ni pour clé USB.
Peut-être ont-ils raison. Peut-être suis-je trop fragile. Après tout, ce n’est pas parce qu’on est dématérialisé pendant deux mois que l’on doit faire une dépression. Les inadaptés du numérique ont sans doute de sérieux problèmes, symptômes de cet immobilisme qui gangrène le mammouth : refus de la nouveauté, défiance généralisée, technophobie irrationnelle, paresse, troubles psychologiques, neurasthénie, folie.

[…]

Parcourir le désert

Chaque semaine je remets ça, chaque semaine j’y retourne. Et chaque fois c’est pareil. De moins en moins d’élèves se connectent sur Moodle. Ceux qui résistent semblent contents de me voir. Surtout qu’en ce moment tombent les premiers résultats de Parcoursup.

Parcoursup est l’algorithme censé faciliter le recrutement et l’affectation des élèves de terminale dans leurs études supérieures. Avant Parcoursup, il y avait une plateforme mal foutue qui s’appelait Admission-Postbac. Il fallait faire des vœux, les classer par ordre de préférence, et des milliers de bacheliers restaient sur le carreau parce qu’ils n’obtenaient pas la formation de leur choix. Pour les départager on les tirait au sort. Scandale dans la méritocratie. Tirer au sort les élèves pour savoir qui pourra étudier c’est vraiment dégueulasse. Et ça l’était. Alors l’Institution a fait croire qu’elle allait rétablir la justice. Par un habile tour de magie libérale, les ministres ont réussi à persuader l’opinion que le problème venait de l’outil numérique plutôt que de la fermeture de postes à la fac et dans le supérieur. Prestidigitation managériale. Imputation du mal à l’effet et non pas à la cause. Admission-Postbac fonctionne mal, accueillez désormais Parcoursup ! La smart application triera elle-même vos préférences (plus besoin d’indiquer l’ordre de vos vœux) et vous affectera là où il y a de la place. Vous allez voir, ça va être super. Mais non, on n’introduit pas la sélection à l’université. C’est juste un outil, Parcoursup ! Promis juré (profs = syndicalistes = réfractaires au changement = suspicieux = paranoïaques).

Les tarés suspicieux et réfractaires avaient quand même senti l’embrouille. Quelques jours de salaire en moins sur leur fiche de paye de juillet ne suffisent pas à faire plier le gouvernement. Les grèves minoritaires, comme les réactions épidermiques des paranos, on fait avec dans l’Éducation nationale.

Maintenant Parcoursup est là et le désastre aussi. Des filières jusqu’alors non sélectives (à savoir toutes les universités) deviennent subitement « en tension » et refusent l’accès à des cohortes d’étudiants pourtant armés de bons dossiers. Les universités ne recrutent plus et les meilleurs de nos élèves se voient, quand ils ont de la chance, proposer une place dans la fac de leur choix à l’autre bout de la France.
Les lycéens le savent et vivent la période Parcoursup dans une angoisse insoutenable.

Avant la dématérialisation, on pouvait, en classe, savoir que c’était de jour J des annonces Parcoursup parce que les élèves ne détournaient pas les yeux de leur téléphone. Il faut dire que la plateforme, sympa, vous envoie des SMS en temps réel pour vous dire où vous en êtes : 854e sur liste d’attente pour psycho’, 541e en liste d’attente pour droit et langues, mais pas de panique, ça va s’arranger.

Aujourd’hui, nous passons une bonne moitié du cours à tarir l’inquiétude. Devant l’effroi de Simon, refusé en BTS, en attente sur ses autres vœux, l’effondrement de Dounia, acceptée à la fac, mais à Rennes, elle qui vit seule avec son frère, le stress de tous les autres, je fais ce que je peux. J’écoute. Je contiens. Je rassure. Je fais de la philosophie, aussi. Je parle de l’existence, des hasards de l’existence, des embranchements ratés qui dans quelques années se métamorphoseront en sentiers lumineux. Des accidents de parcours qui embellissent la vie. Des futurs contingents. Je leur sors Aristote, Épictète et Sénèque, et ça va un peu mieux. Est-ce que j’ai l’impression d’être une bonne prof’, comme ça ? Est-ce que je me l’avoue, que parfois je leur mens ? Que, dans le cas de Simon, je suis vraiment inquiète ? Que, pour le frère de Dounia, y aura pas de solution ? Être professeur dans une Éducation nationale saccagée revient à faire, chaque année davantage, l’expérience déchirante d’une dissonance cognitive.

Batterie faible

Moi aussi je m’effondre. La machine numérique a raison de ma chair. Sans mon corps, sans leurs corps, la pensée s’évapore et je suis asséchée. Je n’arrive plus à rien. Moodle 1, Socrate 0. On n’accouche pas les esprits quand on annule les corps, on n’enfantera rien dans un monde à distance, voilà, je suis stérile.

Loin de m’y habituer, les cours en distanciel m’apparaissent de plus en plus insensés. D’autant que la technique s’y met aussi. Je ne sais pas si les bandes ne veulent plus être passantes ou si les biches cyborgs se sont tirées du parc, mais ça déconne à plein.

« Madame, j’ai des problèmes de connexion.
– Madame, l’ordi de ma mère a planté.
– Madame, on vous voit plus.
– Madame, Simon a perdu ses codes et la secrétaire lui a dit qu’ils allaient se générer automatiquement, mais on ne sait pas dans quel délai.
– Madame, j’entends plus rien.
– Madame, vous buguez. »
Je bugue, oui. Si vous saviez comment.
« – Madame on vous a la semaine prochaine ? Toujours dématérialisée ? »

Voilà. Toujours.

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