Les amours jaunes

« La confusion des gilets jaunes est à l’image de la confusion même de l’époque, qu’il convient de démêler à minima. »

paru dans lundimatin#166, le 21 novembre 2018

Presque 300 000 gilets jaunes, plus de 400 blessés, une manifestante tuée, 282 personnes interpellées, le tout sur environ 2000 points de blocages et le ministre de l’Intérieur qui lance un appel au calme en début de soirée. Qui s’aviserait encore d’affirmer qu’il ne s’est rien passé ce samedi 17 novembre ?

[Photo : Jean-Pierre Sageot]

Situation(s)

Il n’est rien que le peuple de gauche redoute davantage que le contact de l’inconnu. On veut connaître ceux qu’on aimerait représenter - les reconnaître pour les classer. Toutes les distances que la gauche des syndicats et des partis a créé autour d’elle sont dictées par sa phobie du contact. Les gilets jaunes enseignent aux révolutionnaires que l’attente patiente des surprises, de l’inattendu ou des choses effrayantes pourrait plonger le mouvement général de sécessions à venir dans un délicieux état d’ivresse.
 
Un fait central : les manifestants font usage d’une pléthore de tactiques, jamais vues auparavant en France. Les rocades circulaires de Nantes, Bordeaux, Rennes sont bloquées. Une opération péage gratuit se tient aux environ de Nice. En Moselle, l’A4 est occupée en fin de matinée. Aux environs de 17h, les CRS, alors qu’ils chargent, la presse locale relate qu’ils auraient été accueillis par quelques cocktails molotov. Les manifestants n’hésitent pas non plus à enflammer les voies quand ils se replient. À Dijon, les gilets jaunes désertent la périphérie où la préfecture voulait les contenir pour se répandre dans le centre-ville. À Bar le Duc, on ne bloque pas complètement, mais on préfère forcer les automobilistes à la lenteur, le temps d’entamer un dialogue et d’expliquer. À Marseille, on bloque en centre-ville et on coupe l’accès à l’aéroport Marseille-Provence. À Troyes et Quimper, les plus intrépides tentent de prendre la préfecture. À Paris, des VTC en lutte bloquent les quais de Bercy puis le carrefour de la Bastille. Au même moment, le périphérique est bloqué dans les deux sens tandis que, au niveau de la Porte de la Chapelle, une compagnie de CRS arrive : sans qu’un seul n’ait eu le temps de descendre de son fourgon, le cortège motorisé s’engage vers l’A1 pour bloquer à nouveau l’axe autoroutier principal qui relie le plus grand aéroport de France à la capitale. L’après-midi, une foule de plus de mille personnes déborde le dispositif policier pendant quelques heures sur les Champs Elysées. La manifestation sera stoppée à seulement quelques dizaines de mètres de la porte principale du Palais présidentiel. A plusieurs milliers de kilomètres, les événements résonnent aussi, comme à La Réunion, où l’on dénombre une quarantaine de points de blocages. Un certain sentiment de révolte a donc fait tache d’huile.

Nous dirons que la confusion des gilets jaunes est à l’image de la confusion même de l’époque, qu’il convient de démêler à minima.

Circulation(s)

Dans les sociétés industrielles du XXe siècle, l’hostilité du mouvement ouvrier à l’encontre du monde capitaliste prenait la forme de la grève, mode d’action collectif qui visait à fixer le prix de la force de travail, les salaires, les conditions de travail et les acquis sociaux. Cette forme de lutte mettait au premier plan les travailleurs dans leur rôle de travailleurs. Son champ de conflictualité se déployait au sein même de la production, dans sa capacité à l’interrompre ou à la saboter. Cependant, dans les sociétés post-industrielles contemporaines, le compromis fordiste n’a plus cours. Comme les gilets jaunes l’expriment en ce moment même, les blocages, par leur dimension interruptrice de la circulation marchande (parallèle à celle de la consommation), dessinent une lutte pour fixer le prix des marchandises - ici les carburants. Le blocage ne met plus en vedette un sujet stable, celui de l’ouvrier ou la classe, mais configure un champ d’individus en lutte, dont le seul critère commun est un affect flou de la dépossession - une agrégation de colères éparses. 

En Europe, le cycle d’accumulation à l’œuvre depuis les années 1970 est marqué par un affaiblissement invariable des processus de valorisation au sein même de la production. Dit autrement, l’usine n’est plus le lieu primordial et essentiel de la création de la valeur. Les machines seules et la force de travail qui les assiste - celle des ouvriers – ne sont plus aussi centrales qu’auparavant dans la création de richesse. Sans trop prendre de risques, on peut affirmer que, sur la période en question, le capital, confronté à des rendements fortement diminués dans les secteurs traditionnellement productifs, est allé chercher le profit au-delà des limites de l’usine. Cela est venu bouleverser les schémas de luttes, et la centralité du mouvement ouvrier dans celles-ci. Ce n’est pas dire que les ouvriers ont disparu - loin de là - mais qu’ils ont perdu leur force déterminante dans l’arrêt de la production et, par-là, leur rôle incontournable dans la structuration politique de la société. D’où le reflux continu des luttes ouvrières depuis une vingtaine d’années, et les défaites successives de mouvements sociaux français désormais privés de leurs sujets historiques.

 Par son usage immédiat et massif du blocage, le mouvement des gilets jaunes oppose une résistance à la hauteur de la restructuration capitaliste des années 1980 - celle qui marqua l’assassinat en règle de la classe ouvrière. En effet, celle-ci avait consisté à hyper-rationaliser la force de travail des ouvriers pour la réduire à la portion congrue, dans la mesure du possible. On ne sera donc pas étonné que la géographie du mouvement des gilets jaunes illustre en partie celle de la désindustrialisation.

 L’économie financière contemporaine repose sur l’intensification des processus de circulation à l’échelle mondiale. Le rapport social capitaliste se déploie dans des circuits d’approvisionnement sans fin, s’élabore sur un espace lisse et sans heurts - à l’image de la maritimisation actuelle des échanges planétaires, comme de la prolifération des câbles sous-marins. Dès lors, chaque tentative de reprise en main de l’espace de la vie se traduit par une interruption de la circulation, un accident topologique de plus ou moins forte intensité. Ainsi : à l’été 2018, en Haïti, une vague de violences se propage suite à une hausse du prix de l’essence qui pousse à la démission du Premier ministre. En janvier 2017, c’est au Mexique que le prix de l’essence fait débat. Bilan : plusieurs jours de manifestations, de blocages des flux et des scènes de pillages à grande échelle… Il n’est pas non plus étonnant que les révolutions arabes aient commencé par l’immolation de Mohamed Bouazizi qui était un vendeur de rue à Sidi-Bouzid, c’est-à-dire qu’elles aient commencé à la périphérie tragique de la sphère de la circulation.

Blocage(s)

Le 17 novembre rappelle ce que se saisir de l’espace a voulu dire, et peut vouloir dire. Il ne suffit pas de lui appliquer (de façon convenue ou saugrenue) des catégories politiques vides de sens : mieux vaut chercher, par en bas, ce que cette journée évoque dans sa forme.

L’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle fournit, à cet égard, un point de comparaison intéressant. Le mouvement des enclosures, visant à déposséder les paysans de la jouissance des terres communes, avait été encadré par l’Inclosure Act de 1773, cependant qu’Adam Smith préparait la parution de La richesse des nations (1776). Les communautés villageoises connaissaient une profonde déstructuration. Un saut d’échelle avait lieu : l’unité scalaire du village, ou du comté, devait être liquidée au profit de l’unification économique de la Nation, et de son insertion dans le marché mondial. Cependant, les communautés villageoises ne considéraient pas ce processus comme inéluctable, et disposaient d’une tactique destinée à contrer à le contrer : la foule. Comme l’expliquait l’historien britannique E. P. Thompson, la foule ne reconnaissait pas les lois de l’offre et de la demande, selon lesquelles la rareté se traduisait inévitablement par une hausse des prix, et restait attachée à des traditions de marchandage direct, qu’elle défendait par l’émeute. Toute augmentation du prix du pain, toute tentative d’imposer une mesure-étalon pour la vente du froment qui ne correspondait pas aux standards populaires et locaux, était la cause d’une émeute. En 1795, alors que la disette se généralisait en Europe, les navires céréaliers étaient bloqués dans les ports, car on suspectait les courtiers en gros d’expédier du blé vers l’étranger. Le blé, la subsistance, était bloquée – et tous les types de flux qui pouvaient lui être associés : cela pouvait aussi bien se traduire par le fait d’intercepter des charrettes de froment en rase campagne, en faisant appel à des « bandits sociaux » familiers du terrain, que par le fait d’empêcher le départ de navires. On bloquait le réseau du blé

Le luddisme, un peu plus tard, revêtira également les traits d’un acte délibéré de ralentissement des flux de marchandises et de personnes. Mais là où la question de l’interruption – ou, à tout le moins, de la maîtrise des flux – ressurgira, c’est au lendemain de la guerre de 1870. Les prussiens avaient montré à l’Europe que leur victoire résidait dans la maîtrise sans pareil de la circulation de troupes par voie ferrée et, par conséquent, de leur approvisionnement en charbon. Le sabotage contemporain naquit de ce constat : il fut expérimenté par les hommes du front, par les Communards qui coupèrent les lignes télégraphiques afin de ralentir les Versaillais, puis transféré dans la sphère politique par l’intermédiaire du syndicalisme d’action directe. 

Émile Pouget mit ainsi en forme la question du sabotage dès son retour d’exil, en 1895 : elle était inséparable du mythe de la grève générale révolutionnaire. En 1912, à la parution de son opus magnum, il fit du sabotage le principe même de la lutte : « Dès qu’un homme a eu la criminelle ingéniosité de tirer le profit du travail de son semblable, de ce jour, l’exploité a, d’instinct, cherché à donner moins que n’exigeait son patron. Ce faisant, avec tout autant d’inconscience qu’en mettait M. Jourdain à faire de la prose, cet exploité a fait du sabotage, manifestant ainsi, sans le savoir, l’antagonisme irréductible qui dresse l’un contre l’autre, le capital et le travail. »

Dérivé du go’canny écossais, ou du fait de « faire traîner les sabots », le sabotage, qui n’était au départ qu’un ralentissement, se déplace avec Pouget à l’échelle du réseau entier de la production et de la circulation de matières, il s’adapte à l’émergence de l’usine taylorienne. Sans que les syndicalistes révolutionnaires n’aient jamais pu s’imposer au sein des grandes fédérations de travailleurs (mines, chemins de fer), une courte « ère du sabotage » fut néanmoins ouverte entre 1906 et 1911 : le « Roi de l’Ombre » Émile Pataud, à la tête du syndicat des électriciens, plongea Paris dans l’obscurité le 7 mars. En avril 1909, une grève des postiers aboutit à la section de nombreuses lignes télégraphiques. Le 13 octobre 1909, lors de la manifestation de protestation contre l’assassinat de Francisco Ferrer, les émeutiers parisiens incendièrent les conduites de gaz, et l’on vit en pleine nuit jaillir des geysers de feu au beau milieu de la capitale. Au même moment, les cheminots étaient suspectés d’avoir tenté d’interrompre les flux ferrés, et la répression s’abattit sur le syndicalisme révolutionnaire après l’épisode du « Pont de l’Arche », où quatre wagons du rapide du Havre tombèrent dans un fossé dans la nuit du 29 au 30 juin 1911, sans faire de victimes. Certes, il ne s’agissait plus là de mouvements de foules paysannes, mais la dimension logistique du pouvoir s’était révélée avec une évidence sans précédent. 

Représentation(s)

Le 17 novembre est donc une affaire de spatialité. Il raconte une chose sur la façon d’habiter l’espace des gilets jaunes – cette façon de vivre les « villes invisibles »,que partage la banlieue, le péri-urbain et le rural dans leur commune dépendance à la voiture. Et il en raconte une autre sur la façon de se projeter dans l’espace – cette façon d’opposer, à la pensée zonale de l’État, la pensée réticulaire de l’expérience du monde.

Par ailleurs, les gilets jaunes ne forment pas un collectif politique homogène et stable. Au contraire, l’effet-masse du mouvement est si fragmenté qu’il est difficilement soluble dans les catégories positivistes de la sociologie politique. D’où l’incompréhension à son égard dans bien des franges de la gauche et de ses extrêmes. D’où une certaine frilosité. D’où certaines calomnies en forme d’accusations de poujadisme.

 Pourtant, ce qu’il y a de formidable avec cette séquence naissante ne se situe pas dans la clarté du mouvement qui se dessine, mais dans le fait qu’il échappe encore à toute capture politique. Cela lui confère un caractère imprédictible car il échappe pour le moment encore au répertoire d’action de la politique classique – de gauche comme de droite. Sans direction syndicale, ni grandes manifestations aux revendications claires et délimitées, l’hostilité anti-gouvernementale des gilets jaunes ne s’exprime pas non plus dans les formes classiques du mouvement social à la française. S’y joue un certain effet de sidération collective, une certaine ouverture à la panique - et la panique est ce qui fait paniquer les gouvernants. Cette grande peur tient pour partie d’un phénomène de prolétarisation massive, mais aussi du sentiment diffus que les crises contemporaines viennent nous menacer jusque dans nos modes d’existence concrets. L’embryon d’hostilité généralisée à l’égard de la hausse des prix s’articule à partir d’une individualité générique certes, mais ’plus on lutte pour sa propre vie plus il devient évident qu’on lutte contre d’autres qui nous gênent de tous côtés’, nous rappelait déjà Elias Canetti au siècle précédant dans Masse et puissance.

 

Jaune(s) et vert(s)

L’usage symbolique du gilet jaune est clair : ce qui avait d’abord été imposé comme un dispositif de sécurité se transforme en pas de côté social. L’horrible vêtement jaune devant normalement être enfilé au moment d’un arrêt forcé sur le bas-côté (ceci jusqu’à l’arrivée des secours, de la dépanneuse ou des forces de l’ordre) devient le véhicule symbolique d’une agrégation des colères populaires. Cet artefact de la société du risque contrôlé voit son usage détourné, révélant par là tout le mensonge de ce genre de dispositif. Sortis de leurs voitures, les gilets jaunes se reconnaissent mutuellement dans l’urgence provoquée par la dégradation soudaine de leur modes d’existence. Ce qui s’est opéré ce weekend est un renversement : les gilets jaunes sont de sortie, mais il se peut qu’ils n’attendent plus la voiture-balais d’une société supposée leur venir en aide. Car si la voiture est en panne, c’est aussi à cause de la route elle-même.

’On travaille pour mettre du gasoil dans la voiture pour aller travailler pour mettre du gasoil dans la voiture. Vous voyez le truc ?’, nous dit une manifestante anonyme. Un marxiste croirait déceler dans ces paroles une définition de la domination abstraite : le fait qu’il faut travailler pour travailler. Nous y voyons plutôt la métaphore d’une civilisation agonisante que trahit l’une des limites structurelles du mouvement naissant des gilets-jaunes. C’est que le monde actuel se maintient par son intensification permanente et clôt l’horizon même de son potentiel dépassement. Il capture ainsi toute proposition de bifurcation radicale. 
 
Certes, l’hypothèse des gilets jaunes reste pour l’instant prisonnière du monde qui l’a produite, mais ce n’est pas sa fin en soi. Nombre d’esprits tatillons ont d’ailleurs d’ores et déjà critiqué à l’envi le caractère pollueur de leurs revendications. Toute contre-insurrection repose sur des tactiques qui visent à diviser entre eux les segments de la population qui pourraient rejoindre les insurgés. La macronie l’a bien compris, puisqu’on assiste ainsi depuis quelques jours - à mesure que l’inquiétude du pouvoir grandit - à l’inflation d’un métadiscours qui voudrait opposer le gilet-jaune périphérique à l’écologiste urbain. 

Nous dirons au contraire que l’un ne va pas sans l’autre. La colère du gilet jaune lui échappe et elle doit contaminer l’esprit raccommodeur de l’écologiste. En retour, la dimension réparatrice de l’écologiste doit toucher le caractère destructeur des bloqueurs parés de gilets jaunes. Les deux doivent faire l’expérience commune que le pouvoir qui les ronge s’incarne dans des infrastructures qu’ils devront combattre - ensemble.

Un historien des couleurs, Michel Pastoureau, a montré qu’au Moyen-Âge le jaune et le vert, lorsqu’ils sont joints, illustrent un champ symbolique du désordre. Il nous dit qu’au XIVe siècle, si le blanc conserve tout son prestige sémantique et esthétique, le jaune en vient à signifier l’autre radical, ’le jaune n’est plus guère la couleur du soleil, des richesses et de l’amour divin, [...] devenu la couleur de la bile, du mensonge, de la trahison et de l’hérésie, [...] c’est aussi la couleur des laquais, des prostitués, des juifs et des criminels’. Quant au vert, son cas est plus subtil, ’c’est la couleur ambivalente type’, ’couleur du diable et de l’Islam, couleur de la jalousie et parfois de la ruine, le vert est aussi la couleur de la jeunesse et de l’espérance, celle de l’amour naissant et de l’insouciance, celle de la liberté [...] qui traduit une idée de perturbation’, de folie même parfois. Exactement comme aujourd’hui avec le gilet jaune et l’écologiste vert, ’le jaune évoque la transgression de la norme ; le vert, la perturbation de l’ordre établi’ et quand elles sont juxtaposées, les deux couleurs produisent une intense symbolique du désordre. Dans son caractère bariolé, écartelé, la redondance de cette bichromie équivaut presque à une structure chromatique en spirale, qui donne l’impression d’un bruit violent et croissant, d’un arrêt à venir. Ainsi, dans l’imaginaire carnavalesque, les deux couleurs liées sont associées au fripon ou au bouffon, soit à la figure du trickster, cet être qui se moque des puissants et dont le rire détruit autant qu’il répare.

Anshel K. et Amos L.

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