Les Soulèvements de la Terre contre la construction de l’A69 Castres Toulouse

Récit du week-end

paru dans lundimatin#382, le 9 mai 2023

A l’appel du collectif La Voie est libre, d’Extinction Rébellion, de la Confédération Paysanne et des Soulèvements de la Terre, plus de 8200 personnes ont manifesté samedi 22 avril contre le projet d’autoroute A69 Castres Toulouse. Voici un récit (subjectif) des évènements.

« Prudence avisée, la mètis permet à Antiloque, au cours des Jeux de devancer, dans la course de chars, des concurrents qui disposent d’attelages plus rapides, alors que lui-même conduit des chevaux moins vites : la ruse, dólos, les tours, kérdē, et l’habileté à saisir l’occasion, kairós, donnent au plus faible les moyens de triompher du plus fort, au plus petit de l’emporter sur le plus grand. »

Détienne et Vernant, Les ruses de l’intelligence et la Mètis des grecs.

Mon ami N. et moi arrivons à proximité du site de Saïx vers 8h30 le samedi 22. Voilà les flics qui arrêtent son fourgon aménagé et demandent à examiner l’arrière du véhicule. Les messages Telegram que nous lisions nous avaient informés de ces contrôles et de la nécessité de demander à voir la réquisition du procureur pour vérifier qu’ils étaient bien effectués au bon endroit. Je suis plutôt partisan de me plier sans broncher à leurs injonctions pour pouvoir les quitter et accéder au camp le plus rapidement possible ; mais surtout parce que la perspective d’engager le conflit, fut-ce sur le mode d’une légère inertie, ne m’est pas naturelle : N. et moi avons une culture communiste libertaire sans engagement militant. N., qui apprend vite ce salaud, demande à voir la réquisition et à pouvoir la lire lorsque l’officier la replie trop vite en répondant « vous n’avez pas vocation à la mémoriser ». C’est la voix de l’Etat de droit qui nous remercie cordialement en nous restituant nos papiers après avoir relevé nos identités. Dans un rayon de 10 km autour du camp nous croiserons une grande quantité de véhicules de gendarmerie et plusieurs convois de gendarmes mobiles qui circulent et se dissimulent. Après Sainte-Soline, l’Etat gante sa main droite de velours. Sur BFM, le préfet du Tarn croira même faire preuve de mansuétude.

L’arrivée sur le parking du camp est un soulagement. Partout des bénévoles vêtus de chasubles fluorescents nous guident et s’affairent pour faire fonctionner la cantine, le bar, les toilettes sèches. Pour donner une idée de l’efficacité de l’organisation il faudrait décrire la pissotière faite d’une gouttière remplie de paille sur laquelle s’écoule l’urine après avoir ruisselé sur une bâche agricole tendue. Il y a aussi des stands militants, deux grands chapiteaux pour abriter les prises de parole, les concerts et les spectacles prévus dans la soirée et pour le lendemain. Nous nous rendons à la tente des bénévoles après avoir pris un café. Comme je n’étais pas à Sainte-Soline, je choisis une corvée pire que les chiottes : la garde du camp de 4 à 6 heures du matin.

À côté sont exposés les bolides, les « caisses à savon » qui prendront part à la course de l’après-midi. Un syndicaliste Sud Solidaires a fabriqué un énorme phallus à roulettes nommé « la bite à Darmanin ». Une toto s’avance masquée et fait comprendre à l’auteur du char que le symbole pourrait être pris pour une exaltation de la masculinité ; il s’en défend mais deux minutes plus tard, il l’aide à peindre des inscriptions sur cette teub, faute de goût politique énorme qui a dû lui coûter 15 jours de travail ; elle sera brûlée juste avant la course.

Des gens affluent en masse toute la matinée même si beaucoup sont sur site depuis la veille : il y a là beaucoup d’autonomes, cagoulés, masqués, voilés, beaux comme des « enfants perdus » zapatistes constitués en groupes affinitaires ; mais aussi des familles avec de jeunes enfants, des paysans de la Confédération paysanne, des militants syndicalistes, des membres du N.P.A. ou de R.P. N. et moi enfin qui ne connaissons personne ; je me dis que mes chaussures de montagne trop neuves doivent éveiller les soupçons.

La partie du champ dévolue aux tentes s’est remplie, nous retrouvons la nôtre à côté de deux trentenaires qui nous saluent cordialement. Ils sont anars, viennent en train de Paris et s’établit entre nous une complicité immédiate. Nous veillerons les uns sur les autres dans la manif, au bar, dans le pogo, lors des adieux difficiles le lendemain. Ils nous font vraiment penser aux jeunes hommes que nous n’étions pas à trente ans. S. est thésard en socio, G. technicien lumière ; sur Paris, ils officient dans le cortège de tête et sauvent l’honneur des Français dans les manifs sauvages.

Peu avant le départ du cortège à 14h, des membres du collectif La voie est Libre et des Soulèvements de la Terre prennent la parole et lisent la lettre des parents de Serge qui nous demandent de continuer la lutte ; une sociologue, un scientifique du Giec qui aurait dû limiter son intervention aux faits scientifiques ; sa péroraison sur la nécessité d’être non violent est politiquement bête. Des gens crient « bla-bla-bla ». Ici la justesse politique est partout. Sandrine Rousseau et Manuel Bompard ont la décence de se taire à moins que ce ne soit de la peur ; à moins qu’on ne leur ait rien demandé. Il pleut à verse et l’avion de la police nous survole.

Une batucada de première division nous euphorise sous la flotte et sous le drone de la chaîne « Partager c’est sympa » que je prends pour un drone de la police. Bien connement, je me regarderai le lendemain en coupant le son un peu trop sympathique pour moi. On me reconnaît facilement, je suis un des plus beaux et des plus joyeux.

Nous traversons sur la pointe des pieds – pour ne pas déranger les hérons – la zone humide qui doit être détruite ; nous débouchons sur un tronçon de nationale proche du Laboratoire Fabre. Au loin, des hélicoptères, des policiers sur les toits des entrepôts qui nous font hurler des « ACABeuuu », chanter « Tout le monde déteste la police » et « À bas l’Etat Policier ». S. et G. sont drôles et spirituels, ils nous cherchent et nous attendent. L’idée me traverse que ce sont peut-être des flics. Je l’écarte immédiatement en me disant qu’à ce compte j’en suis peut-être un moi-même. Je sors une vanne sur Bompard à un autonome qui s’étrangle ; il y a de l’humour sous sa cagoule.

Le cortège s’immobilise. Une consigne est passée et nous constituons des chaînes humaines pour ramener des parpaings, du ciment et de la paille cachés de nuit dans un bois qui borde cette route. Un mur est édifié par des volontaires et N. qui a appris la maçonnerie après avoir démissionné de l’Education Nationale va leur prêter main forte. Je suis si fier de lui que j’ai envie de crier : « c’est mon ami, c’est mon beau-frère ». Nous chantons plutôt « Tous avec les maçons ». En quelques minutes un mur est édifié qui porte l’inscription « l’A69 ne passera pas ».

On s’ambiance sur « Autobahn » de SCH et les bolides s’élancent sur le bitume couvert de peaux de bananes. L’accord avec les organisateurs portait sur le parcours et la discrétion des forces de l’Ordre, mais nul n’avait mentionné le mur sur lequel le tag « et crève la capitalisme » a été ajouté et le feu de botte de paille que nous laissons derrière nous.

Nous avons éprouvé notre propre puissance et les 8000 personnes repartent victorieuses et hurlent lorsqu’un jeune homme tague « ni A 69 ni à 64 » sur un panneau. Sous les crépitements des mortiers d’artifice je frissonne saisi par la beauté et l’évidence d’une mètis collective.

De retour au camp, c’est une fête que Paris n’est pas. S. et G. imposent un rythme infernal en intercalant des rhums entre les demis, nous pogotons sur la transe cuivrée produite par Edredon sensible. G., dont l’ivresse a écarquillé les beaux yeux bleus perd l’équilibre et disparaît un instant sous les corps ; je saisis son avant-bras et le ramène en surface.

Il est quatre heures quand j’attaque ma garde. J’arpente deux heures durant le camp pris dans le brouillard, vêtu du gilet de l’organisation. Seuls veillent quelques insomniaques qui discutent sous le chapiteau central faiblement éclairé. Quelques chiens aboient sur mon passage et me parvient le chant des oiseaux nocturnes qui nichent dans le bois bordant le camp. Je protège absurdement tous les dormeurs d’une improbable attaque fasciste : j’ai fini par devenir un flic, mais un flic absolument inutile puisqu’ici chacun continue à veiller sur les autres. Qu’importe je suis saoul et l’ivresse n’entamera pas ma joie.

Oûtis

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