Les Rascals, histoire des lascars

[Chronique ciné]

paru dans lundimatin#374, le 14 mars 2023

Les Rascals est un film de Jimmy Laporal-Trésor, sorti en janvier 2022. Il y est question d’une bande des années 80, d’un machisme adolescent, d’une menace néo-nazie à Paris, d’affrontement avec les fachos, d’un infernal cercle de vengeances, d’un souffle radical dans le paysage citoyenniste du cinéma français. Signé X l’a vu, il nous raconte.

Les années 80

Le film s’ouvre avec les images documentaires de Gilles Elie Cohen (Vikings et Panthers, 1982). Des photos remarquables qui transmettent – dans la posture des corps, les ambiances et les cadrages – quelque chose de spécifique à la jeunesse des années 80. Mais le film ne parvient pas à s’imprégner de cette atmosphère contre-culturelle dont les photos témoignent.

Souvent cadrés dans des plans rapprochés, les personnages évoluent « en région parisienne » dans un environnement sans lieux. On ne sait pas où ils habitent, quel est leur territoire, où se trouve l’immeuble de Rudy et le café de Manu. On sent l’embarras du réalisateur : comment montrer la banlieue sans ses barres d’immeubles typiques qui renvoient au présent ? C’est pourtant l’importance des lieux – où les gens se donnent rendez-vous dans un monde sans téléphone portable – qui aurait pu caractériser le Paris des années 80.

Malgré la musique, les coupes à la Elvis et les costumes, les années 80 semblent fausses – on y croit pas vraiment. Le contemporain colle aux personnages. Pourquoi ? Parce que, contrairement à la croyance du film dans la capacité du décor et des costumes à faire croire [1] – dans la mystification cinématographique – c’est l’éthique qui resurgit : les gestes et les manières des acteurs sont ceux d’aujourd’hui.

Une ambition du film était de montrer une « bande », cette forme-de-vie collective des années 80. Mais les rapports entre les membres des Rascals, la façon dont ils se touchent, marchent, se parlent (malgré un code de langage un peu surfait) ressemblent trop aux bandes contemporaines.

Cette volonté de mettre en scène la bande des années 80 « par l’extérieur », (décors, costumes etc.) pousse le film dans deux erreurs scénaristiques : d’abord il emprunte, pour satisfaire les ressorts narratifs du « film de banlieue », les problématiques sociales des quartiers populaires contemporains : la détresse de la mère, l’absence du père, la réussite du petit frère mis en concurrence avec le parcours du grand frère en prison etc. Les spectateurs se retrouvent pris au piège de l’actualité là où le récit aurait pu les amener ailleurs – et pourquoi pas, leur permettre de trouver dans le passé des éléments pour soulever l’avenir.

Puis, pour remplacer un travail d’acteur et une réflexion éthique nécessaire à la mise en scène d’un être-ensemble de bande : on surjoue le machisme adolescent. Les discours sexistes, le rapport prédateur aux femmes, la violence sexuelle : tout ce qui fonde en groupe la masculinité patriarcale existe dans le film pour générer artificiellement une complicité de bande.

Le rôle donné à l’anarchiste

Dans ces superficielles années 80 il y a un grand absent : la gauche radicale, les anarchistes, antifascistes et leurs pratiques insurrectionnelles. Pourtant à cette époque il y a des groupes d’ultra-gauche et anarchistes (LCR, AD etc.) connus pour leurs faits d’armes en plein Paris ; sans parler des blousons noirs et de toutes les bandes contre-culturelles plus ou moins affiliées à l’antifascisme. A peu près au moment où doit se dérouler le film, une partie du groupe Action Directe (groupe armé anarchiste français) allié à des révolutionnaires turques tiennent quasi-militairement le quartier de Barbès à Paris.

Cette absence historique est gênante – l’anarchie a été/est un antagonisme aux organisations fascistes – et a des conséquences dans le scénario : en inscrivant le film dans l’histoire des vainqueurs – qui efface ou décrédibilise systématiquement les expériences anarchistes – le film laisse « la politique » et les gestes politiques aux fachos : dans le film ce sont eux qui tractent à l’université, s’organisent dans un local, cherchent des slogans, qui ont des idées construites sur le monde etc. Le film laisse la place de l’idéologie et de l’organisation aux fafs.

Bien que l’anarchisme organisé soit absent, le scénario fait quand même exister un anarchiste (le disquaire) mais pour lui donner un très mauvais rôle : au début du film, flashback, devant un rideau métallique où est tagué le A barré de l’anarchie, un jeune homme bourré frappe des gamins, Rudy et Rico, les deux héros du film. Plus tard, les Rascals devenus grands le retrouvent et lui cassent la gueule dans son magasin, sous les yeux de sa sœur. Puis, contre sa volonté, mais sans grande capacité de résistance de sa communauté, il deviendra un martyr pour les fachos.

A cet endroit, le discours du film est confus : on dirait le vieux et fourbe message des gouvernants qui essaient de faire croire que « les extrêmes se rejoignent », que les anarchistes et les fascistes sont à peu près la même chose. Même, si l’on manque d’attention pendant le film (que l’on ne voit pas le A barré du début, qu’on oublie son refus de la police, sa dispute avec sa sœur qu’il insulte de « facho ») on peut avoir l’impression que le disquaire est un facho parmi d’autres. Esthétiquement, la contre-culture est traitée comme un bloc unique : les skins, d’extreme-gauche ou d’extreme-droite, qui écoutent du punk sont un seul et même groupe, ils se côtoient dans les même endroits ont la même gueule etc. Mais seuls les fafs sortent du lot comme force politique organisée. Il y a là une sorte de méprise sur cette contre-culture, le bouillonnement politique de cette époque, mal connue, qui aurait mérités d’être portés à la fiction avec plus de justesse.

Cercle de vengeance, fond politique

Dans la deuxième partie du film le rythme s’accélère. Une fois le disquaire à l’hosto, le scénario se complexifie et la violence politique se déchaîne. Par l’intermédiaire d’un prof, Frédérique, la sœur du disquaire, rencontre Adam et sa bande de néo-nazis qui décident de l’aider à venger son frère de « l’agression » des Rascals. Ces affrontements ont lieu sur fond de politique nationale : Par l’intermédiaire des personnages de Rudy, dont la famille est créole, et Rico, jeune maghrébin qui se fait appeler comme ça pour faire italien, le film parle du racisme omniprésent de la société française. Parallèlement, on entend les discours qui réunissent la bande d’Adam et les idées suprémacistes qui circulent, notamment dans les universités. A cela s’ajoute un enjeu électoral : le film se situe pendant les élections de 1984 où l’extrême droite, avec 10% des votes, retrouve une existence institutionnelle en France. Adam et sa bande, alliés de circonstance du FN, collent des affiches et s’en prennent brutalement aux militants du PCF.

Dans cette deuxième partie du film la bande est éprouvée par les évènements. C’est dans ce moment de crise que des éléments éthiques de ce qui « fait bande » apparaissent enfin : Rico veut partir au Canada et quitter la bande mais ne veut pas être « celui qui lâche », Rudy n’ose pas demander de l’aide pour sa vie de famille. Lorsqu’un conflit éclate entre Rudy et Rico, qui s’évitent, puis se battent, les autres membres de la bande les forcent à se parler.

Un jour dans le café de Manu : « on ne bougera pas tant que vous n’aurez pas parlé ». Les corps raidis dans l’obscurité de l’arrière boutique, Rudy et Rico sont dans un face à face étrange, puis la parole se libère, ils s’embrassent. Contre les hontes et les peurs, la bande apparaît comme un refuge et un lieu de transformation de soi. Ailleurs, lorsqu’un membre est touché, la bande répond d’un seul cœur : toujours unis dans le malheur. La bande comme corps collectif apparaît à l’écran dans les bastons : les Rascals se resserrent, forment un cercle, en garde, côte à côte.

Montrer les fascistes

Le film passe beaucoup de temps à montrer les fascistes, on pourrait le trouver un peu complaisant, lui reprocher de romantiser l’ennemi : réunion secrète dans un château, les phares de la nuit, les chiens, des hommes armés, les souterrains et un prof d’histoire comme tribun.

Frédérique, la sœur du disquaire, est fascinée par la violence et la cohérence du discours des fafs. Absorbée par le fascisme, elle tombe amoureuse d’Adam, un chef charismatique. Le film essaye peut-être de voir avec ses yeux.

A contre courant des habitudes de la gauche, l’auteur ose montrer des fafs autrement que comme des débiles. Leur discours est intelligible, il peut fasciner une jeune femme. Comme tous les groupes politiques, ils recrutent selon des schémas affectifs normaux, ils savent être heureux ensemble, leur violence peut-être source de jouissance : la jeune fille et Adam baisent après que ce dernier ait mutilé au couteau un communiste. Par ailleurs, les actes politiques des fachos sont fondés sur une idéologie institutionnalisée, relayée par des réseaux universitaires, soutenue par des journalistes etc.

D’un autre côté, le temps diégétique accordé à ces derniers dans le film, l’insistance sur l’aspect libidinal de l’enrôlement de Frédérique, laisse penser que film garde peut-être quelque chose comme une croyance en la « puissance virile » fasciste. Tout en voulant vraiment montrer les fafs – et pas selon un prisme idéologique qui les rend plus inoffensifs qu’ils ne le sont réellement – le film finit par conférer trop de puissance à leur bande. A travers cette « remise de puissance » on ne peut s’empêcher de lire une certaine fascination pour leur puissance virile première, brutale, entière – leur chef s’appelle Adam, comme le premier homme (?) – qui est symptomatique de la fascination qu’exercent ceux qui sont du côté de l’ordre par rapport à ceux qui sont du côté des proies (communistes, femmes ou « étrangers »). Dans ce cas, la fascination de la jeune fille est peut-être un substitut narratif à la fascination qu’exerce la violence et la cohérence des fafs sur le film.

Une fin non républicaine

Plus le film avance, plus son rythme s’accélère, et quand la fin survient on se rend compte qu’on avait oublié de respirer. Le film se termine sur une cascade de violences maitrisées par le scénario : d’un coup la vie des Rascals et l’expérience des spectateurs est bouleversée par les affrontements avec les fachos. Adam et Frédérique tendent une embuscade dans le métro aux Rascals. Ils parviennent à s’échapper sauf Mitch qui est frappé à la tête par Frédérique.

Sortant furieux de l’hôpital, les Rascals, armés grâce à l’arsenal secret du beau-père de Rudy (chef de la mafia antillaise), vont pour attaquer les fafs. Dans la voiture, alors que la tension monte et que tous semblent résolus à en découdre, un des personnages doute. Il s’agit du « blanc » du groupe, qu’ils font descendre et qu’ils laissent au milieu de la route avant de repartir en trombe. En arrivant à toute vitesse près du bar d’Adam et sa bande, ils renversent un faf en voiture avant de distribuer des coups. Aucun doute n’est laissé sur la légitimité de ce geste de contre-violence, aucune moralisation ne vient l’expliquer ou le faire accepter. Rien à déclarer.

Les fachos sont battus, Rudy hésite à tirer sur la jeune fille, la police intervient et embarque les Rascals. Rico est massacré sur un bord de route, les autres emprisonnés. Les fachos eux sont gentiment raccompagnés à la maison. L’institution policière est montrée froidement dans sa collaboration avec les milices d’extrême droite, dans sa corruption et son racisme. A l’entrée de son immeuble, Adam et Frédérique sont attendus par le beau-père mafieux qui décharge son fusil sur eux, tuant la jeune fille. A la suite du meurtre de Frédérique, on voit des images de TV où est interviewé le prof d’histoire-tribun. Après la police, ce sont les médias qui sont accusés de collaborer avec la violence des fachos et d’instrumentaliser l’assassinat au service d’un discours d’extrême droite raciste.

Contrairement à d’autres films qui ont voulu traiter la même question : violence des bandes, règlements de compte, vengeance en banlieue, violence policière, racisme systémique etc. Ce film n’a pas peur de montrer une contre-violence justifiée et sans scrupules. La fin des Rascals n’est pas respectueuse de la morale républicaine si chère au cinéma français. Sur ce point la fin du film des Rascals s’oppose en tout point à celle d’Athéna par exemple. Ici la mort d’un petit frère est vengée, la violence apparaît comme maitrisée et justifiée. Dans Athéna au contraire, la mort du petit frère n’est pas vengée, elle est suivie de la mort d’un autre frère, la violence remise dans les mains de l’Etat après avoir été dépolitisée par une veille philosophie pacifiste et citoyenne. Ici la police n’est pas « une bonne institution infiltrée par de mauvais éléments fascistes » mais une « mauvaise institution assistant les fascistes ». Le discours du film n’est pas : « évitons la guerre civile, rendons nous à l’Etat », mais au contraire : « face à la collaboration de l’Etat, constituons des groupes d’auto-défense ».

A cet instant, l’histoire du film est astucieusement reliée à l’histoire de France par l’insertion d’images d’archives. La rixe avec la bande d’Adam et l’assassinat de Frédérique – suivi par des images d’archives montrant une recrudescence des violences d’extrême-droite à Paris après les élections de 1984 – s’intègre dans l’histoire de la violence fasciste en France. Autre insertion qui relie à l’histoire : Rudy est frappé par la matraque de policiers à moto qui rappellent les voltigeurs (unité responsable de la mort de Malik Oussekine en 1986). Le fil historique est renoué et le film, tout en mettant en lumière une partie oubliée de l’histoire de France (la menace paramilitaire et terroriste de l’extrême droite) s’augmente de la densité du réel.

Mais le film ne se termine pas sur une démonstration de force des fachos, au contraire, il ouvre sur une suite : la transformation de la bande adolescente des Rascals à leur sortie de prison en une bande plus ouvertement politique et antifasciste de « chasseurs de skinhead ».

Féminicide ?

Le seul personnage féminin qui ne soit pas un appât sexuel ou une mère est Frédérique. Elle s’intéresse à la violence et y participe mais son attrait est « condamné » puisqu’il se place du mauvais côté. Tout ce qui est mauvais viens d’elle : elle nourrit le cercle de vengeance et lui donne une dimension politique. C’est elle qui, fascinée, liée sexuellement à leur chef, excite la volonté des fafs. C’est elle qui, par un jeu de séduction « pervers » va permettre l’embuscade du métro, elle encore qui frappe Mitch à la tête.

On ne peut s’empêcher de voir dans l’insistance sur ce caractère sexuel, mauvais, diabolique

attribué au personnage féminin la continuité d’une misogynie qui imprègne le film et les rapport des Rascals avec les femmes.

Le rôle féminin est instrumentalisé par le scénario avec un ressort machiste assez classique au cinéma : la femme comme axiome narratif du drame, excitation de la violence. Cette misogynie inconsciente qui imprègne le film atteint son paroxysme avec l’assassinat de Frédérique. Car finalement, rien ne justifie que ce soit elle qui fut tuée. Lorsque le beau-père intervient sur le parvis de l’immeuble armé de son fusil, c’est la nuit, il fait sombre, il doit agir vite : est ce un hasard ? Il n’y a aucune raison de ne pas tuer le chef de la bande Adam plutôt qu’elle : un accident ? Ou alors : Frédérique a été tuée aussi parce qu’elle est une femme : féminicide.

Conclusions

La première partie du film est assez peu convaincante : difficile de croire aux années 80 dans lesquelles l’auteur à voulu ancrer son récit et à une bande qui paraît trop contemporaine. La deuxième partie est de plus en plus stimulante, le récit retrouve une éthique de la bande, se dote d’un fond politique et historique. Quant à la fin, explosive, elle est remarquable car elle se démarque des autres productions de l’époque par sa radicalité. Au moment où Rudy, armé d’un pistolet met en joue la jeune fille, dans cette minute suspendue, juste avant de prendre un coup de matraque, il hésite. La scène rappelle celle de La Haine réalisé plus tôt en 1995 mais qui se passe plus tard. La même retenue, la même hésitation, la même tension d’une contre-violence de ceux qui souffrent et qui s’organisent : banlieusards, immigrés, voyous, lascars, rascals etc. Il y a par ce geste une continuité qui se noue entre la bande des Rascals et celles de Vinz, une histoire qui se raconte dans le temps, celle des bandes de banlieue des années 80 aux années 90. Les Rascals, à part le mauvais rôle qu’il donne à l’anarchie, en reconstruisant l’histoire des lascars de France donne envie de voir la suite qu’il appelle : l’histoire des chasseurs de skin.

Signé x

[1A la question : comment recréer le Paris des années 80 à l’image ?lLe directeur de la photographie du film, Romain Carcanade répond : « avec des looks très assumés, très différents, très marqués – avec tout ce que cela charriait de coiffures, de couleurs, de vêtements, etc […] Le chef décorateur, a donc fait en sorte de placer dans le décor des éléments d’époque, des détails qui nous ramènent immédiatement dans les années 80 : des panneaux, du mobilier urbain, des poubelles, des cabines téléphoniques, des affiches, qu’on pouvait cadrer ici et là… » in https://www.cnc.fr/cinema/actualites/les-rascals---comment-recreer-le-paris-des-annees-80-a-limage_1874387?fbclid=IwAR3uUFIL3kwbakYmDZs92juUYthhFIBbplIaJYIEMMqWr5rpwmYVLbRIOzs

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