Les Fantômes à venir

(A propos du film Les Fantômes de mai 68)

paru dans lundimatin#157, le 19 septembre 2018

« Les images des luttes ont des référents concrets, les corps filmés se sont battus, certains ont été blessés, les lieux et les décors ont été chamboulés, les murs ont été marqués de mots définitifs... et tout cela, photographié, revient comme spectral. »
Jean-Louis Comolli, 2018

« Un spectre hante l’Europe. »
Marx & Engels, 1847

Les Fantômes de mai 68 est un documentaire co-réalisé par Ginette Lavigne et Jean-Louis Comolli. La force de ce travail est de ne pas avoir fermé la parenthèse de Mai 68 en donnant un sens nouveau aux archives filmées à l’époque et donc un nouveau statut, celui d’une histoire toujours active. « Ces images sont hors nostalgie. Elles actualisent ce qui, passé, pousse à revenir » nous indique Comolli. Alors, au lieu de parler de commémorations, il s’agit davantage de réfléchir à une transmission. Mais que reste-t-il à transmettre de mai 68 ? Et comment ? Les fantômes sont notre futur, c’est certain, ils reviennent vers nous sous une autre forme. Aller à leur rencontre est une tâche historique qui nous incombe. D’autant plus lorsque nos aînés nous y invitent. Nous avons donc eu envie de poser quelques questions à Ginette Lavigne.

Lundimatin : Bonjour Ginette Lavigne, tout d’abord pouvez-vous nous expliquer la genèse de ce film ?

Ginette Lavigne : En 68 beaucoup de professionnels du cinéma se sont mis en grève. Le 17 mai, une assemblée générale constitue les États Généraux du Cinéma. On demande l’arrêt du festival de Cannes, on arrête tout, on pose les caméra, Godard, Truffaut, Resnais, etc, décident de ne pas filmer. Par contre certains, dont Jacques Kébadian ont décidé de filmer. Ils avaient fondé un groupe de cinéma engagé nommé l’ARC. Ils ont filmé leurs copains dans les manifestations, ils ont pris les lacrymos... Beaucoup sortaient à peine de l’IDHEC (Institut des Hautes Études Cinématographiques, aujourd’hui appelé la Fémis) et ont monté plusieurs films à partir de ce matériel aujourd’hui édité dans le coffret Le Cinéma de mai 68.

Pour le cinquantenaire de mai 68, Jacques a repris ces rushs et en a fait un nouveau film : L’Île de mai. En faisant ce travail, il a fait des arrêts sur image et pris des photos de ces images qu’il a montré à Jean-Louis Comolli qui outre son activité de cinéaste est un théoricien qui réfléchit, écrit et travaille depuis longtemps sur les images. Jean-Louis Comolli a proposé à Kébadian d’écrire un texte et de faire un livre avec ces photogrammes, Les Fantômes de mai 68. Parallèlement, il m’a proposé d’en faire un film - qui porte le même nom que le livre - Parallèlement, il m’a proposé de faire un film - qui porte le même nom que le livre - et qui est construit sur le même principe : le texte de Jean-Louis Comolli qu’on entend sur des images de 1968. Ces archives (image et sons) proviennent principalement de l’INA et du film de Kébadian Le droit à la parole.

Le fil conducteur du film est la réflexion qui lie l’état actuel des pellicules avec la distance que nous ressentons avec ce moment historique...

Oui, Jean-Louis Comolli file la métaphore entre la disparition de l’image cinématographique sur pellicule et ce qu’il nous reste de 68. On le voit. Même sur la couverture du livre, c’est quasiment illisible. On ne discerne plus qu’une vague silhouette en train de jeter une pierre. Ce flou est dû bien sûr au fait que ce sont des images prises en mouvement et que l’on a soudainement arrêtées mais c’est aussi parce que le support de ces images est usé. On remarque des traces sur la pellicule, des stries, des collures, c’est tout simplement le temps qui est passé. Les pellicules se dégradent, se rayent s’abîment. C’est donc un parallèle avec le souvenir que nous avons de mai 68. Les images d’archives existent, elles sont là. On peut les revoir si cela nous fait plaisir mais il faut quand même en faire quelque chose aujourd’hui. C’était il y a cinquante ans, c’est très loin, c’est plus qu’une génération, c’est presque une vie. L’idée du photogramme est l’inverse de celle du flux des images actuelles que ce soit sur internet ou à la télévision. On prend le temps de s’arrêter. Dans un monde saturé d’images, quand on s’arrête et qu’on repart, on ne voit pas pareil, on voit autrement. Et voir c’est investir l’image. Nous en avons besoin car ce mouvement de 68 court dans le temps, continue à fasciner et pas que pour nous en France. Ça résonne. Ça évoque encore quelque chose aujourd’hui.

Quels sentiments cela provoque de voir ces images d’archive montées différemment aujourd’hui ?

Bien sûr qu’il y a la nostalgie de la jeunesse, du politique, des mouvements de masse. Cela fait quand même longtemps que les luttes politiques n’ont pas gagné. La dernière fois que l’on a gagné, c’est 95. On retrouvait des choses de 68. On avait filmé d’ailleurs à l’époque avec Jean-Louis Comolli, Jour de grève à Paris Nord à la gare du Nord à Paris. C’est le dernier mouvement où il s’est passé quelque chose. Et aussi avec le CPE en 2006. Ça fait longtemps. Il y a peu de victoires. Peu de victoires où les gens sont en grève et sont contents, heureux. J’aime beaucoup ces images de grévistes dans le film sur mai 68. Les gens ne font rien et ils sont bien contents de ne rien faire. Mais ce film sur 68, ce n’est pas du deuil, c’est plutôt une invitation car l’histoire nous apprend des choses. Il va bien falloir que les fantômes soient devant, viennent et reviennent nous hanter, le travail reste encore à faire. Cependant, ce n’est pas du cinéma militant qui est souvent trop inscrit dans l’ici et maintenant et s’adresse aux gens convaincus, se réduit bien souvent à des discours, des envolées idéologiques au détriment de la forme. Quand on fait du cinéma c’est comme quand on écrit, on a besoin de prendre un peu de distance. C’est ce que Sylvie Lindeberg appelle « le passage à l’art », le moment ou l’œuvre d’art permet de transmettre quelque chose qui n’est pas de l’idéologie (et pourtant il y en a aussi) mais de la pensée, du ressenti, du sentiment... Par exemple, un de mes soucis dans le film, c’était de ne pas prendre seulement le point de vue des masses. Évidemment, j’aime beaucoup ce plan extraordinaire, ce carrefour filmé en plongée, absolument envahi de personnes. Mais il y a toujours besoin de s’accrocher à des visages, à des regards. Retrouver cette diversité, ces femmes qui occupaient les Galeries Lafayette, ces ouvriers portugais, ces vieux, ces jeunes, ces étudiants qui n’étaient sûrement jamais sortis de leur université, ces gosses devant Renault qui regardent un spectacle de clown...

Pouvez-vous nous raconter comment vous avez vécu mai 68 et les années suivantes ?

En 68 j’avais 14 ans, j’étais trop jeune pour vraiment y participer et j’étais en province. Je viens d’un milieu populaire, la question ne s’est jamais posée concernant le camp à choisir. Après le bac, j’ai tout de suite voulu faire du cinéma mais j’ai attendu de longues années avant de pouvoir réellement en faire. Il y a eu la queue de comète de 68 : la mobilisation contre la guerre du Vietnam, le Chili en 73 avec beaucoup de militants qui se sont exilés en Europe, en France, et en 1974, c’était la « Révolution des œillets » au Portugal qui a mis fin à 48 ans de fascisme. En 1975 je suis partie au Portugal, j’ai vécu ce qu’on a appelé « l’été rouge ». Quelques mois extraordinaires et puis après ça s’est normalisé. Ce qui s’est passé au Portugal est pour moi un des événements les plus marquants en Europe occidentale dans les années 70. J’y suis retournée 20 ans plus tard pour faire des films sur cette révolution portugaise, pour tenter de comprendre ces événements. Le premier en c’était 1998 Republica, le journal du peuple, sur un journal qui avait été occupé par les typographes. Ce journal appartenait au PS. Les typographes avaient décidé de renvoyer les dirigeants socialistes, d’occuper le journal et d’embaucher de nouveaux journalistes et de pratiquer l’auto-gestion. J’ai ensuite tourné un film avec Otelo de Carvalho qui avait organisé le coup d’État faisant chuter la dictature La nuit du coup d’État puis un troisième film Deux histoires de prison sur deux femmes qui avaient été prisonnières politiques. Le cinéma m’a permis de revenir sur ces histoires, de rencontrer des gens, de voir et d’utiliser les archives afin de mieux comprendre les enjeux du moment.

Il y avait dans ces années 70, un contexte international bien particulier. Les luttes un peu partout dans le monde, des victoires - dont la victoire du Viêt Nam contre les USA-, le plein emploi, un sentiment qu’un changement était possible, qu’on avait les moyens de construire un autre monde. Une illusion sans doute puisque toute l’Amérique latine était sous la botte de dictatures militaires, qu’en Asie et en Afrique les choses n’étaient pas si simple. Mais il y avait ce qui s’appelait le bloc de l’Est, avec des gens qui vivaient autrement, avec d’autres règles économiques, et avec toutes les critiques justifiées que l’on peut faire contre ces pays, c’était un moteur dans le sens où cela permettait de penser que le capitalisme n’était pas la seule solution. Mais ce socialisme réel a failli. Aujourd’hui avec la mondialisation où les crêpes que l’on mange à Séoul ou à Paris sont les mêmes, on a plus ce même espoir. On nous dit qu’il n’y a pas d’autre choix. On a un vrai problème aujourd’hui de perspectives. Qu’est-ce qu’on fait ? À part manger bio et essayer d’échapper aux grosses entreprises commerciales ? On a fait la fête à Macron, et après ?
Alors on attend, on espère que ces fantômes reviennent hanter tout ça.

Bibliographie et Filmographie :

Les Fantômes de mai 68, Ginette Lavigne, Jean-Louis Comolli, INA, 2017.
Les Fantômes de mai 68, Jacques Kébadian, Jean-Louis Comolli, Yellow Now, 2018.
Le Cinéma de mai 68, une histoire (coffret 4 DVD), Editions Montparnasse, 2008.
Jour de Grève à Paris Nord, Ginette Lavigne, Jean-Louis Comolli, Ina, Iskra, 2003
Deux histoires de prison, Ginette Lavigne, LX Filmes, Artline films, 2004.
La Nuit du coup d’état – Lisbonne, avril 74, Ginette Lavigne, L’Harmattan et Zarafa Films, 2008.
Republica, journal du peuple, Ginette Lavigne, Lavigne, Zaradoc / Les films du village, 1998.

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