Lee Kyung-Hae, paysan suicidé par l’OMC, ou le film impossible

Jean Claude Leroy

paru dans lundimatin#379, le 17 avril 2023

Qui se souvient de Lee Kyung-Hae, Sud Coréen, représentant de la paysannerie de son pays, qui allait se donner la mort lors d’une rencontre de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) à Cancùn, au Mexique, le 10 septembre 2003. La lame qu’il se planta dans le cœur était celle d’un couteau suisse. C’est à Genève, où siège l’OMC, qu’il avait mené auparavant une grève de la faim, pour les mêmes raisons.

« Qui est tenté par le suicide est tenté par l’invisible, secret sans visage. »

Maurice Blanchot, L’écriture du désastre.

En une vingtaine d’années nous avons tous, même les imbéciles, appris à comprendre ce qu’a pu être la globalisation marchande accélérée par les divers accords internationaux : l’écrasement de dizaines de milliers de petits producteurs de par le monde, autant dire leur anéantissement.

Le suicide de ce paysan emblématique ne provoqua pas l’émotion qu’on aurait pu imaginer. C’est que nous sommes là dans le contexte froid et résolument chiffrable du commerce à grande échelle, il ne saurait être question de prendre en compte la question d’un militant exemplaire, d’un chef de la ligue paysanne d’un pays parmi d’autres.

« Le suicide contient en lui-même une lacune qui laisse sans appui, alors même que celui de Lee Kyung-hae intervient contre un principe économique qui, l’excluant, sous le règne sans partage du profit, se refuse à le penser – sachant que cela supposerait sa propre remise en cause, il l’ignore. La mort se passe dans l’ombre de ce que ce principe ne veut pas prendre en compte, mais qu’un rapport, autre et extrême, soulève : la mort de ce principe telle qu’en lui-même il la porterait. »  [1]

Cette scène de suicide dont il sera plus tard le protagoniste, Lee l’avait vécu déjà, dans une sorte de vision prémonitoire, après un premier échec près de l’OMS, en 1990. Il notait dans son journal intime : « Nos voix étaient si petites et timides pour percer le grand mur qui nous faisait face. Alors, tout à coup, j’ai été projeté en voyage dans mon imagination : je regardais soudain une foule de compagnons paysans en grève dans la rue. Inconsciemment, ma main qui tenait un couteau (un couteau de l’armée suisse, je crois) coupait mon abdomen. »  [2]

Le geste décrit dans ces lignes qui sortent tout droit d’un rêve, voici qu’il a lieu réellement treize ans plus tard, comme une réminiscence armée qui exigerait des comptes ; un « réveil », nous dit Olivier Gallon. D’être inentendu depuis si longtemps, d’avoir épuisé les possibilités, il faut bien tenter quelque chose pour déchirer l’indifférence, pousser un cri, risquer une atteinte. Il semble qu’avant d’en finir, Lee a juste déclaré à ceux qui l’accompagnaient : « Ne vous inquiétez pas pour moi. Continuez à vous battre ! » Mais à ceux qui étaient là pour leur pays, leur organisation, leurs intérêts, réunis sous l’égide d’une instance vouée à la légitimation de la mise en concurrence la plus sauvage, à ceux-là, soulignant un climat d’aveuglement et de corruption évident, Lee demande solennellement : « Pour qui négociez-vous ?  »

Ayant connaissance de ce fait tragique jusque dans les détails qui le singularisent, Olivier Gallon pense à une forme de cinéma qui viendrait questionner cette articulation à l’évidence existante entre « attrait de la mort » et « attrait de l’image ». Une sorte d’aimantation maléfique. Et c’est aussi un curieux rapport entre le documentaire et la fiction qui vient ici se dévoiler d’un méandre à l’autre de ce cheminement qu’effectue le texte, sinon le film resté impossible. «  Tu étais ailleurs, mais le documentaire t’a ramené à la fiction. »  [3] L’événement raconté, interprété, devient fable même s’il ne le veut pas, tandis que la fable, le songe, avait tourné à la réalité.
Ce film ne sera pas réalisé. Comme s’il ne pouvait lui-même se vivre autrement qu’en rêve, en désir de film. Des images faites sur place seront visionnées longuement, elles montreront comment, au moment de sa mort, le corps de Lee Kyung-Hae paraît avoir profité de l’absence du regard pour s’effondrer, se détacher. L’instant d’avant il impressionnait l’image, mais il a fallu que l’objectif se détourne un moment de cet homme accroché au grillage pour que celui-ci quitte le champ dans lequel il s’inscrivait juste avant, et tombe hors du monde des vivants.

Mais ce n’est là que dresser la structure (simplifiée au possible) dans laquelle, outre les éléments factuels, se déploie une méditation s’appuyant sur quelques solides appuis, en premier lieu le bel essai de Marie-José Mondzain, L’image peut-elle tuer  ? ou encore le Maurice Blanchot de L’écriture du désastre.

« Pensant à cette vision aux accents prémonitoires, il est tragique de pouvoir considérer que le paradoxe prend tout son sens avec à l’autre bout les images télévisuelles sur lesquelles a été enregistré le suicide. Images comme ayant crevé l’apparence de la première version de la mort. C’est une tragédie qui nous est contemporaine : il nous suffit de fermer les yeux pour les ouvrir sur le fantôme de la première image qui hante la seconde image, seconde et dernière version de la mort. »  [4]

Dans sa postface, avant que de songer à faire un parallèle avec la mort de Yukio Mishima, spectaculaire comme on sait, mais aussi annoncée dans le seul film qu’il avait réalisé, trois ans avant son suicide, Michel Surya propose sa version, j’allais dire sa vision : «  J’ai souvent fait cette hypothèse en effet que les présages constituaient le plus souvent autant de désastres désirables à venir, je veux dire par là : l’envie en étant d’autant plus grande qu’inconsciente – ils se réalisent. » Avant d’ajouter, en guise de précision psychologique : « Les très grands angoissés le savent, qui ne sauront pas si leur réalisation n’a pas été l’effet des maléfices de leur volonté. »  [5]

Est-ce le mot maléfice ? Est-ce la parfaite métaphore pour désigner la libre concurrence de tous contre tous, aux dépens des désarmés ? Me revient que le drame dont il est question s’est déroulé dans une ville, et Olivier Gallon n’oublie pas de le souligner, Cancùn, dont le nom signifie : nid de serpents. Un nid dans lequel Lee Kyung-Hae n’avait aucune chance d’être entendu. Aperçu à peine. Effacé.

Olivier Gallon, Lee Kyung-Hae (postface de Michel Surya), La Nerthe, 56 p. 2022, 10 €.

[1Olivier Gallon, Lee Kyung-Hae, p. 18.

[2Ibid. 12-13.

[3Ibid. p. 34 & 38.

[4Olivier Gallon, Lee Kyung-Hae, p. 34-35.

[5Ibid. p 50.

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