Le tétralemme révolutionnaire et la tentation autoritaire

Michalis Lianos

paru dans lundimatin#349, le 7 septembre 2022

Nos lectrices et lecteurs se souviennent certainement de Michalis Lianos, sociologue dont nous avions publié les brillantes analyses au moment du mouvement de Gilets Jaunes qu’il a suivi de très près [1]

Dans ce nouveau texte d’analyse, Michalis Lianos nous propose cette fois de comprendre les différents dangers de normalisation auxquels sont exposés les participants aux mouvements, et les formes d’expérimentations politiques qui s’y développent, selon qu’elles soient articulées à des volontés de changements spécifiques ou de bouleversements structurels.

En adoptant une perspective qui vient éclairer plusieurs angles morts des travaux de recherches en sciences sociales sur les mobilisations collectives, le sociologue identifie à la fois ce qui renforce, en précisant leur connaissance de la nature et des moyens du pouvoir, celles et ceux qui continuent de s’organiser après la fin d’un mouvement ou sa défaite, et les issues délétères de certaines formes de repli, idéologique ou communautaire, qui peuvent se dessiner lorsque se pose la question d’un changement radical de nos modes d’existence.

Un problème à quatre solutions : ça s’appelle un tétralemme.

Le centre politique se contracte. Citoyen.ne.s et analystes n’avaient pas compris que le supposé triomphe de la « République en Marche » en 2017 était en effet la conséquence d’une réalité pourtant évidente : même la magie omnipotente d’un système ‘majoritaire’ ne pouvait plus entretenir deux partis politiques centristes qui pourraient prétendre au pouvoir. Le centre s’effondrait sous les applaudissements des centristes de droite et de gauche, enivrés par leur vision modernisatrice, supposée performante, autant sur le plan social que sur le plan gestionnaire.

Sans surprise, les augures de grands changements dynamisants ont été démentis sur le plan social. Mais cela a ajouté aux attentes déçues d’une couche de population qui observait cette fois les évolutions avec un vrai espoir et un instinct de survie activé. Porteurs de l’identité du « peuple », les Gilets jaunes ont démontré par leur présence que la partie populaire des consentants à l’alternance partisane au gouvernement, mettait désormais fin à sa tolérance. Les classes modestes qui tenaient à ‘vivre dignement de leur travail’, sans assistance et avec la fierté de pouvoir influencer sensiblement le sort du pays, comprenaient maintenant qu’elles n’étaient plus indispensables à cette nouvelle recomposition bourgeoise. Comme les couches prolétaires, précaires et ségréguées, les ‘inclus’ populaires devenaient désormais périphériques pour le nouveau pacte politique des classes urbaines aisées, et ceux qui aspiraient à y appartenir. La scission entre « le peuple » et « les individus » s’est confirmée. L’histoire s’est accélérée.

Elle s’est accélérée de façon parfaitement attendue, car il faut penser que le tétralemme [2] auquel fait face chaque mouvement sociopolitique radical est clair. On peut le représenter par ce schéma :

Cette représentation [3] condense l’évolution possible des mouvements sociaux à visée structurelle, c’est-à-dire, demandant un changement politique structurel plutôt que s’opposant à une mesure ou un domaine sociopolitique précis (par exemple, à un amendement du code du travail ou à un type de discrimination). Aussi, ce schéma s’applique seulement à des pays connaissant une gouvernance politique plus ou moins démocratique. Il permet de décrire rapidement où ces pays se trouvent aujourd’hui en termes de potentiel sociopolitique et quels sont les espoirs et les risques qui les entourent.

Révolution et violence

Notre point de départ doit être inévitablement le point le plus improbable, à savoir la réussite directe d’un mouvement social conduisant à un « changement structurel ». Le terme est choisi pour signifier un changement qui dépasse les bornes d’une « crise gouvernementale », en ce sens qu’il s’agit d’une modification de l’architecture institutionnelle, donc du mode de gouvernance politique d’une société. S’il est impossible de prévoir les formes d’une telle modification, il est aisé de la définir par une seule caractéristique, à savoir qu’un mouvement social à visée structurelle parvienne à inaugurer une nouvelle organisation du pouvoir dans une société. Dans le cas des Gilets jaunes, cela signifierait, par exemple, la fin des représentants politiques de carrière et le recours systématique à des formes de démocratie directe (le fameux « RIC »).

Nous ne nous occuperons pas ici des probabilités de chaque issue, mais il est facile de comprendre qu’un changement de cet ordre n’est pas très probable. Cependant, l’impossibilité d’y accéder prend plusieurs formes, notamment du point de vue de la perception des participant.e.s au mouvement social concerné. Un des aspects très intéressants de l’échec à aboutir au changement structurel est l’interprétation des faits par les parties impliquées. Il s’agit d’un angle mort en ce qui concerne à la fois la politique et la recherche. La concentration sur « le résultat » du conflit produit une représentation binaire dans laquelle les vainqueurs conservent le pouvoir et le mouvement perdant occupe sa place précédente. Ce ‘résultisme’ est en vérité un puissant effet du pouvoir lui-même, qui focalise les regards sur la victoire en faisant ainsi penser que la question est tranchée, résolue.

Or, contrairement à la victoire, la défaite, oblige à une posture de discontinuité. On doit interpréter le conflit d’une façon qui explique pourquoi les porteurs du pouvoir établi sont parvenus à le conserver. En le faisant, on réaménage la compréhension politique de soi et des autres, à savoir, on réinterprète la société et son fonctionnement politique. Ici, la vision de tunnel conflictuelle se transforme en considération à 360 degrés. Chaque participant.e évolue ainsi vers une perception de la nature du pouvoir et des moyens qui ont permis sa continuité. Et parmi ces moyens, rien ne domine la perception autant que la violence, outil ultime de négociation. Son utilisation-même fait penser naturellement que si cet ultime moyen n’était pas utilisé, le mouvement aurait pu parvenir à ses objectifs, donc au changement structurel.

Deux conclusions peuvent être tirées à cette étape. Premièrement, un mouvement à visée structurelle quand il considère le cadre de son échec, ne ressemble pas du tout à un autre type de mouvement, à visée spécifique. Pour résumer cette particularité, nous pouvons dire que les mouvements à visée spécifique se focaliseront sur les aspects tactiques et conjoncturels de leur échec, car la lutte autour d’une mesure ou une condition spécifique, concerne par définition la relativité d’un « rapport des forces favorable », comme on le dit souvent dans les rangs des organisations qui animent ce genre de mouvement. Les participant.e.s savent que leurs adversaires ne luttent pas pour leur survie, et placent ainsi leur compréhension de l’échec dans le cadre d’une lutte continue dont ils ont perdu une étape. Dans ce cadre, l’issue normale est de persévérer à défier les pouvoirs établis en rassemblant plus de soutien et en améliorant sa tactique.
Il en va autrement pour un mouvement à visée structurelle. Ses participant.e.s ont conscience que répéter leur approche n’est ni possible ni souhaitable. Non seulement les traces de l’échec sont indélébiles et rendent une nouvelle mobilisation d’ampleur structurelle improbable, mais il est impossible de développer une capacité de violence comparable à celle de l’adversaire.

Deuxièmement, un tel mouvement confronté à la violence, ne dispose pas d’issue idéologique évidente. Car, justement en émergeant, il aura nécessairement rassemblé, de façon explicite ou implicite, le soutien de tous ceux qui souhaitent un changement structurel [4], et se composera par définition des tendances qui n’adhérent pas à un positionnement idéologique précédent. Si tel était le cas, il aurait par là-même été intégré dans la configuration politique établie en devenant ainsi un mouvement à visée partisane spécifique. Il existe donc un vacuum dans lequel les participant.e.s d’un mouvement à visée structurelle pensent, et se pensent, après leur échec. Dans ce cadre ils et elles devront considérer la suite.

Obstination et retrait

La suite peut comprendre un certain degré de persévérance, notamment pour la minorité des participant.e.s ayant pensé le mouvement non pas simplement comme une force de renversement du statu quo, mais comme un levier pour l’émergence d’une réalité sociopolitique précise. De ce fait, ces participant.e.s peuvent difficilement adhérer à des voies appartenant au spectre politique établi ; par conséquent, la persévérance est leur seule voie pour absorber l’échec sans avoir le sentiment de trahir leur propre engagement. Hormis la survenance d’un changement aléatoire favorable, il s’agira ici d’une impasse exprimée par l’obstination. Plus le mouvement est original, donc étranger à la configuration établie, et plus la fréquence et la durée de l’obstination seront importantes ; car, il sera difficile pour les participant.e.s attaché.e.s aux valeurs spécifiques du mouvement de trouver un refuge idéologique auprès des acteurs déjà présents [5].Cette obstination peut bien faire émerger des postures oppositionnelles qui restent marginales sans s’associer à des courants de pensée ou d’action identifiés. In fine, elles se joindront à la masse des postures qui parcourront leur environnement afin de trouver une condition plus ou moins compatible avec la transformation individuelle subie en conséquence de la participation au mouvement.

Notons ici que la posture de l’obstination, malheureusement ignorée par la recherche en sciences sociales, est une condition des plus fréquentes dans une société où l’individuation s’approfondit à vue d’œil [6]. L’individu se considérant comme une force politique en soi, affranchi des cadres prédéterminés et capable de choisir ses préférences à la carte, procède de façon indépendante à l’ajustement de son intégration sociopolitique. Ainsi, il ou elle se trouve guidé.e par la conjoncture qui l’entoure en explorant la compatibilité de ses choix individuels avec les courants socioculturels qui traversent son environnement. Cela ne signifie pas que chaque participant.e en retrait du mouvement, fluctue de façon aléatoire sur les diverses vagues postindustrielles, mais i.elle navigue dans ces eaux en gardant un cap plus ou moins déterminé et en rapport avec la conjoncture. Il s’agit ici d’un processus de normalisation progressive qui rebat les cartes des postures politiques en influençant aussi bien celles et ceux qui ont éprouvé l’échec du mouvement, mais aussi les environnements qu’ils et elles peuvent influencer par l’expression de leurs avis. La normalisation conjoncturelle est donc une réserve de contestation, capable aussi bien d’alimenter des oppositions à visée spécifique que de verser à terme dans les deux autres grands courants auquel l’échec du mouvement donne lieu.

Mise à jour idéologique

Pour la majorité des acteurs, toujours et partout, les voies ouvertes déterminent les directions possibles. Si un mouvement a produit un certain impact public, les forces politiques et les acteurs qui les portent adaptent leurs discours et pratiques. La sphère politique postindustrielle est structurellement orientée vers la démocratie représentative, fortement frelatée par des systèmes électoraux non proportionnels, capables de produire des gouvernements jouissant d’une majorité parlementaire. Transformer une minorité en majorité absolue, implique presque toujours un avantage pour des positionnements relativement conservateurs. Car, l’existence même d’un système où les citoyens ont leur mot à dire, signifie souvent qu’une majorité souhaite sa continuité, ou du moins la tolère. Dans le cas contraire, il s’agit de ce que l’on appelle une « crise », à savoir une mise à nue de la non représentativité gouvernementale, ou du moins, une critique du pacte qui conduit à sa tolérance.

Pour les participants d’un mouvement à visée horizontale qui a réussi à générer une crise mais échoué à provoquer un changement structurel, les forces critiques déjà établies représentent un véritable salut. Lors du mouvement, et à l’aune de son influence, ces forces auront ajusté leur discours afin de bénéficier de sa dynamique critique et, dans la mesure du possible, l’instrumentaliser en augmentant leur propre influence. On peut aisément séparer ces forces critiques en deux camps, déterminés respectivement par leur priorité idéologique ou communautaire. Pour nos besoins ici, donnons une définition lapidaire de ces caractéristiques. La caractéristique idéologique concerne un cadre normatif qui devrait s’appliquer à la vie collective humaine, toujours et partout ; donc, un ensemble de projections, y compris politiques, prétendant à une validité externe à la collectivité concernée. En revanche, la caractéristique communautaire puise son cadre normatif à l’intérieur du lien collectif, qui devient la raison d’être de ce cadre et le socle de sa projection politique. Les deux camps possèdent bien sûr les deux caractéristiques, idéologiques et communautaires, mais ce qui les distinguent est la priorité donnée à l’une de ces deux caractéristiques.

La voie idéologique est donc ouverte après l’échec, à deux conditions. Premièrement, l’existence d’un acteur établi, par exemple un mouvement ou un parti politique, assez critique envers le gouvernement pour accepter tacitement qu’un changement structurel serait légitime. Ceci implique donc que cette critique traverse plusieurs domaines ; par exemple, les domaines économique, social, environnemental, etc. Deuxièmement, il est nécessaire que cet acteur établi n’ait pas exprimé d’opposition au mouvement ou qu’il ait montré une sympathie pour sa cause, voire un certain soutien. La rencontre est ainsi mutuellement souhaitable. Pour l’acteur établi, le bénéfice est majeur et multiple. S’il s’agit d’un parti politique, l’avantage électoral est évident. Mais en tout état de cause, le fait que les participants d’un mouvement majeur s’y intègrent en grand nombre renouvelle les lettres de noblesse de radicalité de l’acteur établi en le consacrant en tant que porteur authentique des demandes critiques venant spontanément de la société. Pour les participants du mouvement ayant échoué, le rapprochement constitue un compromis salutaire, en ce qu’il permet de « continuer la lutte » et ne pas être obligé de faire face à l’échec. En s’appropriant cette continuité comme une mise à jour idéologique, on transforme un échec net en réussite relative, puisque la critique du système se trouve augmentée. De plus, cela permet de conserver l’identité symbolique du mouvement. Cette posture est représentée dans notre exemple par l’entrée croissante des membres de la France Insoumise et du Nouveau Parti Anticapitaliste dans le mouvement des Gilets Jaunes quand ce dernier commençait à s’affaiblir, et le refuge idéologique et électoral que plusieurs membres des Gilets Jaunes ont trouvé auprès de la France Insoumise. Il est important de noter ici que ce choix – qui écarte des acteurs au discours plus historique ou théorisé, et moins spécifiquement anti-gouvernemental, tels que le NPA ou le PCF – marque la préférence pour maintenir l’espoir déçu d’un changement structurel imminent, d’un renversement rapide qui constituerait non seulement une mutation profonde mais aussi une démonstration de force ; autrement dit, une victoire qui laverait l’affront des sacrifices non récompensés lors du mouvement.

La voie communautaire

La priorité donnée au lien collectif est profondément significative en général, et cruciale dans les dynamiques du conflit [7]. Elle présente l’attrait d’une posture fondée sur une opposition bien plus ‘personnelle’ que la voie idéologique, car au lieu de diluer les participants du mouvement dans des catégories sociopolitiques abstraites et durables dans le temps (par exemple, la « classe »), elle leur permet de lutter ‘en tant qu’eux-mêmes’ en maintenant le lien qui les identifie. Ainsi, ils et elles évitent la perte de leur identité, donc la perte de leur rapport à la lutte qui les a constitué.e.s en collectivité. Préserver ce lien est important à plusieurs titres.
Premièrement, on circonscrit la collectivité du mouvement en le situant dans le cadre exclusif de son action, et on garantit ainsi la continuité de sa visée horizontale et de son ambition révolutionnaire.
Deuxièmement, le principe identitaire de la collectivité permet aux participants qui ont rejoint le mouvement en tant que « révolutionnaires », sans appartenance idéologique ou politique précédente, ou en dépassant cette appartenance, à maintenir cette position et à se passer de tout examen réflexif de leur opposition au pouvoir établi.
Troisièmement, il permet l’intégration « en ses propres termes » tout en permettant le soutien à un acteur établi, notamment tout acteur politique dont le lien fondateur est aussi communautaire. Car, l’avantage des collectivités à fondement identitaire, c’est-à-dire des communautés, est à la fois d’être animées par définition d’une volonté de renversement de tout ordre ne priorisant pas l’appartenance identitaire, et de pouvoir associer à leur action toute communauté qui se reconnaît dans ce projet de renversement. Du moment où cette communauté est en conflit avec l’ordre établi et ne suit pas de cadre idéologique mettant en péril la priorité du lien communautaire, l’association est possible.

En même temps, cette association se fait au prix de la radicalisation communautaire, c’est-à-dire de la ligne de faille entre « nous » et « eux ». Cela implique une redéfinition continue des ‘autres’, qui s’opposent au projet communautaire, ou l’entravent en suivant des voies alternatives ou en étant inertes. L’avantage structurel de la dimension communautaire est de ne jamais se pencher de façon critique sur soi-même, car le sens du lien communautaire est l’appartenance, qui se suffit à elle-même.

La voie communautaire est donc la seule voie qui permet la poursuite ‘pure’ du projet révolutionnaire. Elle ne le frelate pas pour renforcer une quête de pouvoir existante, et elle n’élimine pas son identité fondatrice. Elle est aussi compatible en parallèle avec la posture d’obstination, car un mouvement identitaire plus large n’entrave pas les protestations des groupes autonomes. Son attrait est ainsi particulièrement fort pour un.e participante.e ayant certaines caractéristiques, tels que les suivantes :

1- Cherche une rupture structurelle nette.
2- Souhaite que cette rupture soit attribuable sur le plan de l’identité du mouvement et du pouvoir établi, c’est-à-dire à « nous » dans notre lutte contre « eux ».
3 - Identifie politiquement les autres par leur degré de soutien au projet de changement structurel.

La combinaison de telles caractéristiques, oriente inévitablement vers les forces qui se réclament de la discontinuité sociopolitique en justifiant leur projet sur le plan des droits d’une communauté, plus que sur une critique sociale civique. Il est facile de comprendre que cette voie rencontre de façon croissante depuis la seconde guerre mondiale l’accusation de « populisme », voire de « fascisme ». Les forces associées au fonctionnement de la démocratie capitaliste postindustrielle, le fameux « front républicain », sont obligées de constituer leur présence sur la nécessité de la gouvernance efficace, fut-elle toujours minoritaire. En transformant ainsi le sens de la démocratie, elles ne disposent plus de la légitimation démocratique évidente, irréfragablement liée à la majorité. Par conséquent, leur critique face aux forces qui se présentent comme une communauté légitime (le « peuple ») ne peut être qu’une défense sur la nature de la démocratie, par un discours qui exclue ces outsiders en tant qu’antidémocrates ! [8] La dynamique peu logique mais bien politique ainsi enclenchée, conduit à la validation de la démocratie sur la sphère publique non pas par la participation mais par la médiation des institutions – contre lesquelles le mouvement se dresse – en ne laissant à ce dernier que la possibilité de se penser en tant que « peuple » luttant contre l’oligarchie, et d’expliciter en conséquence de plus en plus cette position dans ses représentations publiques. C’est un glissement légitime, mais fatal sur le plan tactique, car il donne aux forces établies la possibilité de porter l’accusation de « populisme », c’est-à-dire de représenter la communauté des participant.e.s, et par extension le mouvement entier, en tant qu’usurpateur ; usurpateur du corps civique, de la politie dans sa totalité, et – par conséquent – menace directe pour toutes les catégories sociales de cette politie qui n’appartiennent pas au mouvement. A partir de ce point, la voie communautaire entre dans le piège de sa propre radicalisation. Plus elle se tourne vers son lien communautaire et son identité de « peuple » et plus elle se soumet à la délégitimation par ses adversaires en s’auto-suffocant.

Nous sommes ici à l’origine de la dynamique autoritaire issue des mouvements fermement démocratiques et anti-autoritaires. La voie communautaire représente en effet l’asphyxie politique de ceux qui, en refusant d’intégrer l’organisation politique qu’ils combattent, sont poussés à la marge. Ils et elles, ou du moins une bonne partie d’entre eux, enfermés dans leur impasse et accusé.e.s de vouloir subvertir ce qu’ils chérissent, percevront le jeu politique de la démocratie capitaliste comme rien d’autre qu’un instrument dissimulant la force brutale des élites. Par analogie avec leurs adversaires, ils pensent donc que seule la force brutale du « peuple » pourra y faire face, pour assainir le système et le tourner vers la vraie mission, naturellement fondée sur le ‘vrai’ lien communautaire.

Nous sommes ici en pleine vision autoritaire, et à un pas du fascisme. Etre en communauté peut devenir désormais le projet politique en soi, ce qui dépend du nombre des participant.e.s frustré.e.s et des aléas politiques. Une humiliation ethnique, un scandale, un gouvernement ‘arrogant’, un parti politique rompu à ces thèses de longue date, une crise économique, sociale ou sanitaire [9], un événement violent… peuvent contribuer de façon substantielle à l’évolution autoritaire, puis totalitaire sur le plan culturel et symbolique. L’utilisation de la force devient un droit de défense populaire et le pluralisme devient suspect.

Nous avons tracé ici très sommairement les conséquences d’une démocratie capitaliste trop bien organisée pour supporter des « intrus » d’origine populaire, et capable de les conduire à la marge en les radicalisant. Cette configuration ressemble beaucoup à ce que prétendent les études sur le déclenchement des carrières déviantes violentes à partir d’une quête de justice [10] et cette ressemblance est due à la même dynamique, produite par l’indignation suffoquée. Les résultats des récentes élections françaises et les tensions qui traversent l’Europe et les Etats-Unis actuellement, devraient convaincre les classes supérieures qu’ouvrir le système politique en général, et électoral en particulier, est nécessaire, y compris pour leur propre survie à long terme. Sinon, un vent d’autoritarisme réussira là où des mouvements démocratiques ont échoué. La contraction du lien social parmi ceux qui ne peuvent devenir les individus concurrentiels et ouverts au changement mondialisé n’augure rien de positif, ni pour la démocratie capitaliste ni pour ceux qui cherchent à la remplacer par des régimes plus libres et égalitaires. Si la voie communautaire l’emporte, une opportunité sera remplacée par une tragédie au centre de laquelle se trouvera l’oppression violente.

Michalis Lianos

[2Problème à quatre solutions, qualitativement différentes.

[3Une première présentation de cette « jonction en T » a été proposée dans la série d’entretiens de l’auteur sur la Politique expérientielle .

[4En restant à l’exemple des Gilets jaunes, les minorités ethnoraciales étaient favorables au mouvement sans s’y impliquer de façon explicite et en grand nombre.

[5Toujours dans notre exemple, les Gilets jaunes, en prônant la déprofessionnalisation de la politique et l’utilisation fréquente des formes de démocratie directe pour la prise des décisions collectives, avaient développé très tôt une vision opposée non seulement au gouvernement, mais aussi aux partis politiques en général. Cela explique dans une grande mesure la longue persévérance de leurs « actes » pendant très longtemps, en dépit de l’attrition flagrante et croissante subie par le mouvement.

[6V. par exemple ici comment cette posture d’obstination refoulée peut contribuer de façon critique à des changements de grande échelle.

[7Pour une analyse approfondie, v. ici.

[8Les Gilets jaunes sont tombés sous cette critique en dépit de leur refus de déléguer leurs décisions collectives, de leurs assemblées constantes, et de leur demande d’un mode de décision référendaire ; en somme, de leur attachement ardant au principe de la majorité absolue.

[9L’exemple du comté de Shasta, enclave rurale en Californie progressiste et mondialisée, montre comment des dynamiques de conflit peuvent s’enclencher à partir d’une cause aléatoire.

[10Pour une analyse très convaincante sur ce plan, v. les travaux de Donald Black sur la structure sociale d’avoir raison ou tort et de Mark Cooney sur le côté sombre de la communauté.

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