On sait que nos énoncés sont biaisés par quelques siècles de mélange entre des idées émancipatrices et leur récupération systématique par nos soi-disant représentants, et, leurs forces économiques. On sait aussi que des lignes de fractures idéologiques peuvent sembler parfois infimes en regard d’aspirations pourtant communes, et être néanmoins particulièrement délétères. Un aspect donc remarquable de la pensée contemporaine est la rencontre des analyses critiques post-modernes et anti-industrielles s’agissant de l’Homme, celui qui se considère comme supérieur (aux animaux, plantes, races, autres genres, etc.). Mais Dieu n’est pas mort, il n’en finit pas de mourir, aussi d’aucuns « ont d’excellentes raisons de se défier de ce qui viendrait mêler biologique et politique : pour elleux, c’est l’idée même de nature qui doit être abandonnée. Car les combats féministes ont toujours besoin de défaire les idées de naturalité des genres, plus que jamais à l’œuvre dans l’argumentaire réactionnaire qui légitime par la biologie des standardisations comportementales, malgré les acquis des mouvements féministes passés. » [1]
De mon point de vue, la quadrature du cercle qui nous étouffe un brin, ce pourrait-être que le mélange entre biologique et politique n’est pas le fait des seuls réactionnaires, c’est bel et bien l’ontologie de la « production sociale scientifique et technologique » [2] dans laquelle nous vivons, celle qui, par-delà l’idée de nature, s’attache à faire descendre l’Humain de son piédestal en unifiant vivants et machines, lesquelles n’ont par ailleurs ni relations dites sociales, ni amoureuses, même si, dans leurs versions les plus sophistiquées, elles sont genrées .
Comment, donc, se défaire de l’idée de « nature » de façon politique si c’est justement ce qui a cours au sein de l’idéologie capitaliste ? De la même façon, comment donner une portée émancipatrice à l’idée que le « vivant » (animaux, plantes, etc.) s’équivaut s’il s’agit, là aussi, de l’idéologie du moment ? Les chausse-trapes conceptuels sont possiblement vertigineux, et l’on pourrait presque sans fin se renvoyer la balle, du biologique au biotechnique, par exemple.
S’inscrire dans un au-delà de la nature tout en dépassant les impasses idéologiques du capitalisme néolibéral, c’est ce qu’en 1985 Haraway se proposait de faire, en faisant reposer son geste sur un nouveau mythe, non plus Freudien et sexuel (Œdipe), mais social et politique (Cyborg). Ses analyses précises de la violence technologisée, de réalités économiques, politiques et sociales, restent, par bien des côtés, puissamment éclairantes aujourd’hui. Haraway précise la place depuis laquelle elle énonce ses vues : « En essayant de construire des points de vue révolutionnaires, et en considérant l’épistémologie comme une chose à laquelle doivent travailler ceux qui veulent changer le monde, on démontrera les limites de l’identification. » Et elle poursuit : « On peut voir, dans les outils décapant de la théorie postmoderniste comme dans les outils constructifs du discours ontologique concernant les sujets révolutionnaires, d’ironiques alliés qui peuvent, pour la survie de tous, nous aider à annihiler nos moi occidentaux ». Cette dernière proposition est un peu problématique, par ailleurs, les « ironiques alliés » sont tout juste en passe de trouver les moyens de se rencontrer vraiment, et ceci, après bien des combats internes que l’on pourrait qualifier de fratricides. Qui sait si ce ne serait pas la volonté de « construire des points de vue révolutionnaires » qui poserait quelques problèmes ? L’avenir n’est sans doute plus dans un travail infini d’analyses et de constructions, (il serait bon d’en finir, par exemple, avec l’exploration obsessionnelle du cerveau, avec le fantasme de lui faire livrer ses ultimes secrets salvateurs). Nous sommes suffisamment documentés pour savoir à quoi nous en tenir sur l’état dans lequel nous vivons. Ainsi des réponses épistémologiques, qui seraient en mesure de construire les points de vue révolutionnaires capables de changer le monde, ne sont peut-être qu’une forme de l’auto-annihilation Harawayenne : une mise en question de la place légitime, ou non, depuis laquelle les vérités s’énoncent, et, la portée évolutionniste (presque messianique ?) qu’on leur donne.
Le « Manifeste Cyborg » a quarante ans, il reste pleinement d’actualité s’agissant de la description du régime ontologique néolibéral contemporain. Bien des écrits et bien des tourments ont été publiés ou vécus depuis, mais, quoi qu’il en soit, la prise de conscience et les actes politiques – notamment ceux des chercheuses – qu’Haraway appelait de ses vœux, n’ont pas trouvé, dans la période concernée, à se traduire dans les faits d’une façon telle que nous aurions vraiment des raisons de nous en réjouir aujourd’hui. Manière de dire que le régime de production du savoir contemporain n’est sans doute pas de nature à provoquer les actions collectives que nous espérons. Et, parmi ceux qui nourrissent ces espérances, chacun est bien conscient de la nécessité de nous frotter les uns aux autres par l’action (quelles que soient nos différences de race, de classe, de genre, de fonctions, etc.) pour inventer des réponses ensemble, et, elles sont urgentes.
De façon à préciser ces vues fort générales, il peut être utile de décrire un peu le mécanisme principal d’hybridation biologique (tel que celui décrit et soutenu par Haraway), soit le trait commun à l’ensemble du « vivant » contemporain. Son principe s’affiche sur tous nos outils connectés, dans nos recherches épistémologiques, linguistiques, dans la barre d’outils PDF ; il est au cœur des principales approches managériales ; à présent, et depuis l’école maternelle jusqu’à l’université, il sert de méthodologie dans l’enseignement [3] ; il est au cœur des modèles de gouvernance ; il fait tourner les IA ; sert en physique quantique, en biologie, en sociologie, en écologie, en neurosciences, etc. Sous la forme graphique la plus simple, il s’agit des cycles, le cycle maître étant la boucle de rétroaction : ⟳. Son concept sous-jacent est celui des systèmes biologiques autorégulés (homéostasie) : notre corps, par exemple, revient quoi qu’il arrive à 37°, c’est donc un système déterminé : il contient sa propre norme et sait y revenir par échange d’informations internes. Et, tout est possiblement systèmes organisés en communication, c’est-à-dire en échange d’informations (numériques, biologiques, chimiques, électriques, etc.), qui agissent par interaction (action/réaction) : c’est, principalement, ce qui produit l’évolution. Il existe des formes non homéostasiques de rétroaction, celles qui, plutôt que de réguler un système, l’emballe, en produisant des réactions en chaîne. Bien des phénomènes délétères provoquant le réchauffement climatique procèdent de ce type de cercles vicieux (rétroaction positive), mais l’accouchement, lui aussi, relève de ce même phénomène.
Quoi qu’il en soit, et au risque d’aller un peu vite en besogne, on peut faire l’hypothèse que, sous ces auspices, nous vivons dans une sorte de rétroaction inqualifiable (évolution ou cercle vicieux ?), qui renvoie au mécanisme d’hybridation cher au capitalisme, c’est-à-dire à l’infini cycle d’augmentation de la plus-value, couplé au cycle infini de la production de savoirs probabilistes. Car les modèles (devenus l’approche formelle de la recherche) sont autant d’hypothèses à tester, et, avec l’avènement de la théorie de l’information et de l’informatique, ils se multiplient. Or les réponses qu’ils apportent sont principalement technologiques, et statistiques : le système brasse des données qui seront sources de production de réponses, lesquelles constitueront des données pour l’étude à suivre. Un exemple parlant nous est fourni justement par les langues, ainsi, des chercheurs en modèles linguistiques dans le domaine de la traduction semblent s’inquiéter quelque peu [4]. Car en effet, le niveau de personnification et la variété syntaxique décroissent à l’occasion de la traduction d’un texte original, par l’IA, vers une autre langue. L’originalité individuelle et la syntaxe s’appauvrissent donc dans la version traduite et, avec l’approche statistique du traitement de bases de données, c’est la langue même qui en vient “naturellement“ à se normaliser et à s’appauvrir. Car, que ce soit en matière de traduction, ou d’une façon plus générale, ce phénomène est nécessairement croissant : avec la production grandissante de textes générés par IA – qui lui serviront de façon exponentielle à produire de nouveaux textes – les langues se dénatureront (ou se normaliseront) tout aussi exponentiellement. Il s’agit là d’un phénomène de rétroaction positive.
Au plan économique, David Graeber [5], par exemple, fait remarquer qu’il y a contradiction dans les termes : un système économique ne peut pas être en croissance constante sur une planète finie (la crise écologique en est la démonstration la plus souvent citée) ; au plan de la production de savoirs, on peut faire remarquer, d’une part, qu’une majorité de savoirs financés sont devenus strictement productifs, d’autre part, qu’il y a fort à parier qu’un régime de production de savoirs soumis aux approches managériales néolibérales, ainsi qu’aux modèles exponentiels et technologisés, trouvera ses limites écologiques (comme pour le reste), mais aussi créatives [6].
Avant de poursuivre, gageons que l’usage, dans ces lignes, du terme « ontologie », a d’ores et déjà eu un résultat fort positif : il a dû rallier contre lui absolument toutes les formes de sensibilités radicales, si opposées soient-elles ! Je le justifie en ce qu’il redonne de l’air à l’agencement d’autres possibles que ceux totalisés par l’ontologie capitaliste. Ce terme suggère de plus que l’Humain, celui de l’anthropocène et du Capitalisme, met notoirement de côté, en les fragilisant (voir en les annihilant), d’autres manières de considérer et de vivre ce que nous appelons l’Être ; ainsi l’urgence qui nous tient – dangers pour la « planète » ou « système terre », et, pour les « espèces » – trouverait possiblement, selon moi, tout autant de traductions politiques nécessaires si le sentiment d’urgence s’appuyait sur la priorité de l’autonomie économique et sociale, la nôtre, mais aussi celle de nos semblables, si distants soient-ils, socialement ou culturellement. À cet endroit il faut faire remarquer, qu’outre les positions de surplomb liées aux disparités économiques et l’exploitation qui en émane, le terme « évolution » sert encore (notamment dans bien des écrits en sciences sociales) à placer sur une échelle de valeur les différentes ontologies passées (celles de chasseurs cueilleurs par exemple), en les inscrivant au bas d’une échelle de progression culturelle. Et ceci alors même que certaines des ontologies concernées perdurent (difficilement) en toute conscience des choix qu’elles font contre des régimes dominants [7]. On peut comprendre ce déclassement évolutionniste (souvent discrètement relayé par des approches marxisantes) en considérant que le régime de véridiction scientifique est par essence évolutif. En effet, la vérité y est reconnue comme valide précisément car elle n’est pas définitive, mais, en remaniement constant.
Par ailleurs, comme le montre David Graeber [8] le racisme contemporain trouve bien des ressorts puissants dans la mise en concurrence entre employés des entreprises délocalisées et ceux qui, ici, y ont perdu leur emploi. C’est une forme contemporaine de l’étranger détesté : celui qui met en danger l’économie personnelle, avec les conséquences que cela a, notamment en termes de chômage. On peut aussi remarquer que ce qu’il reste ici de niveaux de vie supérieurs repose en très grande part sur l’exploitation de cette main d’œuvre « invisible », car distante, celle qui produit l’essentiel des biens de consommation que nous achetons. C’est la forme aveuglée de l’étranger esclave : le plus souvent une femme, que l’on préfère ne pas voir, tout en profitant de ses productions. L’une des angoisse qui nous hante serait que les machines soient placées en avant de nous, sur une échelle temporelle évolutive, que par ailleurs elles en viennent, elles aussi, à nous remplacer définitivement au boulot, et qu’en plus il faille les regarder dans les « yeux », ceux qu’elles sont en passe d’avoir (et bien des pratiques les rapprochent de fait d’une forme d’esclavagisme). Cependant, l’angoisse de l’équivalence, celle du vivant bio-mathématisé, me semble objectivée en première instance par le déclassement humain (l’envers triste de l’Humain descendant de son piédestal) qui s’opère du fait de la position de supériorité de la production de savoirs : ceux-ci sont en apparence inatteignables (parfaitement abstraits), pourtant productifs comme jamais, et leurs traductions concrètes (technologiques) sont strictement imposées. C’est, en soi, un régime de savoir hyper hiérarchisé (savoirs utiles), inscrit au cœur d’un système autoritaire (politiques, économie, et technologies, notamment de contrôle). Partant, il faudrait peut-être envisager de crier partout, en toutes occasions, que les machines relèvent, elles aussi, d’une nécessaire libération ! Resterait, à cet endroit, la question du nucléaire, ce monstre de puissance militaire, économique et politique (et il faut noter, au passage, qu’en France, les luttes récentes le concernant on notoirement été rejointes par les féministes queer [9]).
Enfin, l’usage du terme ontologie permet de suggérer cette contradiction : nous vivons dans un régime hyper-matérialiste prétendument sans ontologie (un grand système productif et rationnel de sous-systèmes bio-mathématisés), lequel régime, en phagocytant nos imaginaires, provoque une sorte de regain de nécessités métaphysiques (ontologies, sacré, religieux, mythologies, etc.) avec leurs cortèges d’affrontements. Et, pour en finir vraiment, ce terme peut servir d’explication simplificatrice pour décrire un phénomène d’évolution ontologique contemporaine, celle qui semble nous concerner : du naturalisme vers l’analogisme (tels que formalisés par l’anthropologue Philippe Descola).
Je tente de m’expliquer : La cybernétique, qui présida à l’introduction des machines dans l’ordre de l’homéostasie (celui du « vivant ») a émergé dans les suites de la seconde guerre mondiale, de l’atome et de la manipulation de la matière. Tout comme en physique, en biologie, en sociologie, en écologie, etc., la cybernétique repose sur une approche systémique. Sa particularité est de faire entrer la machine dans le continuum biologique par la théorie (homéostasie), et, par le langage de la communication, les abstractions mathématisées et l’informatique, d’être parvenue, assez récemment, à la transposition physique (réseaux de neurones) de ce qui, de façon contemporaine, est qualifié d’intelligence (celle des plantes, par exemple, est en pleine expansion théorique).
La “vérité“ contemporaine serait celle-ci : le vivant est intelligent (machines comprises donc).
Descola s’est rendu célèbre en proposant un modèle avec quatre ontologies. La nôtre est naturaliste (tous les corps physiques sont équivalents, seuls les esprits diffèrent, et celui de l’Homme est supérieur.) Le naturalisme contemporain, en décrétant le vivant comme équivalent (bio-mathématisé), suggère que l’Homme descend ainsi de son piédestal (et, vrai, on découvre des choses fort intéressantes sur les intelligences animales par exemple). Ainsi, le naturalisme contemporain évacue sa partie critiquable (hiérarchie des esprits) en unifiant le vivant via la notion d’intelligence partagée (bio-mathématisée). Il s’offre au passage le loisir d’être plus matérialiste que quiconque, d’être hyper matérialisme, c’est-à-dire concrètement apte à agir sur la matière, à concevoir, par exemple, de nouveaux matériaux qui n’existent pas à l’état naturel [10].
Ce naturalisme du ’vivant’, parle le langage du sujet de la science, c’est-à-dire nous-mêmes. Ce sujet qui tente, depuis toujours, de répondre à l’infini à la question du pourquoi (en décrivant ce qu’il observe-comprend) et en trouvant des réponses évolutives. Le sujet scientifique, à force de sonder les vérités de l’évolution biologique et cosmique, en arrive à se rencontrer lui-même : il est déterminé, comme tout le reste, par l’évolution. Il fait donc partie, comme tout le reste, du ’vivant’ en évolution : il est systémique et/ou communicationnel (relations : actions/réactions).
Ramenée au modèle systémique qui vaudrait pour tout, l’évolution semble pouvoir être LE paradigme indépassable, même les révolutions politiques y trouvent leurs phénomènes explicatifs [11], et, vrai, à part des religieux et les politiques franchement réactionnaires, voire fascisants, qui irait contester toutes les vérités mises à jour grâce à la compréhension des phénomènes de l’évolution ? Mais là où il y a, en quelque sorte, un tour de passe-passe un peu vertigineux, c’est que la théorie du ’vivant’ semble faire sortir de l’ontologie (l’un des souhaits les plus chers de la science, et de longue date : dire le vrai sur le réel). C’est pourtant bien toujours de naturalisme qu’il s’agit, à ce qu’il semble : l’esprit est remplacé par la notion d’intelligence du vivant, qui est ’unifiante’ (les “corpsesprits“ sont Un et équivalents, et sont biomathématisables). Mais la puissance du langage mathématique pour expliquer des phénomènes bio-naturels – et puisque bien des phénomènes naturels sont prouvés – tend à faire oublier que les mathématiques sont, d’une part, un langage humain, et que d’autre part elles sont d’essence universelle.
Le réel répondant à des caractéristiques biomathématisées est celui du sujet actif de la science, celui qui a les moyens économiques et techniques de démonter l’irréfutabilité des abstractions. La suprématie critiquable de l’esprit humain ainsi remplacée par le langage biomathématique ’naturel’, serait sans sujet humain différent du reste. Ce naturalisme semble donc ne plus comporter qu’un seul pôle unifié par la notion d’intelligence, et, le sujet qui l’énonce en est “disparu“. Le vivant humain sans adresse, qui s’en déduit, relève de l’identité personnelle, c’est un agencement de procédés biologiques différenciés et de savoirs, savoirs-faire, savoirs-être. C’est un système constitué de compétences spécifiées, qui sont optimisables, ce qui correspond précisément à l’approche managériale.
Ce faisant, le naturalisme qui ne dit pas son nom (corps=bio/esprit=abstractions) effectue un glissement vers un régime ontologique analogique : tout est équivalent à la différence près de petites différences [12]. Il suffit de consulter des publications scientifiques contemporaines pour voir le terme « analogie » y revenir de façon récurrente, et en effet, on compare des phénomènes, on transpose des études faites sur des animaux ou des robots dans le domaine humain et inversement, on compare des données, on raisonne par vérités statistiques, etc. Une autre traduction de l’analogisme est que l’on peut à présent étudier un concept managérial et être sûr de lui trouver un équivalent dans l’industrie culturelle, dans les médias, dans des technologies, et dans les recherches les plus avancées en neurobiologie ou en robotique, par exemple. Cela est vérifiable jusque dans l’étude considérée comme la plus stratégique à l’heure actuelle, celle des « émotions ».
Se poseraient donc les questions de la suprématie (économico-politique) du modèle “naturel“ unifiant, qui est également celui capable de manipuler la matière, de produire des objets et un réel de plus en plus complexes ; celle de la séparation, à juste titre critiquée, entre nature et culture/corps et esprit, dans un contexte où cette séparation est dépassée concrètement puisque le cerveau est traité en tant qu’organe à étudier au même titre et aussi précisément que n’importe quel autre partie de corps et/ou phénomène naturel ; celle du devenir de l’imagination dans un modèle qui rabat le subjectif sur le cerveau naturel en nous outillant avec des objets de nature ’équivalente’ ; celle des choix strictement humains (politiques) ; la question du retour massif de la métaphysique et du sacré, sans doute provoqué notamment par une évolution ontologique ; et, celle de la possibilité, ou non, de sortir effectivement d’une ontologie ou d’une autre… [13]
Vous êtes toujours là ?
Parce qu’il faut encore préciser que le modèle de Descola (qui est principalement systémique [14]), peut être considéré comme provenant ’du dedans’ des sociétés hiérarchisées. L’ontologie ou la métaphysique par exemple, proviennent d’un certain mode de pensée. On peut s’en passer, en quelque sorte, c’est ce que montre l’étude de peuples différents des nôtres, notamment au plan de ce que nous nommons les systèmes politiques (avec ou sans Etat) [15]. Il n’est évidemment pas question d’ériger ces différences en modèles (ni même d’adhérer à toutes les analyses les concernant), mais elles offrent des possibilités intéressantes de distinguer, de comprendre, et aussi, de se trouver des points communs, lesquels sont toujours pleinement actifs dans nos façons contemporaines de vivre d’autres modes de relations et d’actions communes que ceux qui nous sont imposés par le capitalisme néo-libéral.
Mais si nous sommes anarques [16], pourquoi une telle déprime ambiante ? Amusons-nous donc un peu en voyant les perspectives qui nous sont proposées, en revenant sur le fantasme ’humaniste’ du cybernéticien inaugural bien connu, Norbert Wiener [17]. Son souhait le plus cher était de différer au mieux l’entropie, soit l’horizon final de la planète, lorsque tout se fondra dans l’indifférencié. À cette fin, il convient de s’organiser de façon systémique, la caractéristique d’un système étant précisément d’être organisé, et selon les lois de l’amélioration continue (rétroaction) et/ou de l’émergence. Ce fantasme évolutionniste lutte donc contre… l’inéluctable évolution (qui est à l’horizon de plusieurs milliards d’années, faut-il le préciser). Il semble que cela puisse faire tourner en rond quelques têtes… Où j’en arrive à conclure que c’est peut-être bien le régime de véridiction bio-mathématique qui fait tourner en rond, notamment au plan politique… En effet, comment faire évoluer politiquement l’évolutionnisme efficace ? (lequel intègre la question des normes en tant que phénomène biologique [18]) Et, quel est le devenir politique d’un régime analogique ? Comment se met-on d’accord sur ce qui fait tenir ensemble toutes les petites différences identitaires que cette ontologie produit nécessairement pour son bien ? (Question qui est provoquée, en première instance, par un régime naturaliste univoque et triomphant : celui qui prétend unifier tout, en décrivant le “vivant“ à l’infini des réponses possibles. Car, comme chacun le sait, « c’est la différence indéfiniment démultipliée qui est l’ordinaire du monde » (Descola)).
Dans un tel contexte, on peut faire l’hypothèse que la complexité tant vantée est en grande part produite par le système, il est donc par essence difficile de s’y mettre d’accord. Par ailleurs, les moyens (organisation, technologie) de lutter pour l’autonomie et la défense collective sont pris sur le système lui-même, on n’en connait pas d’autre. Se réinventer à cet endroit est une nécessité permanente (de Sainte-Soline à Melle), et, sans se prendre la tête, il faut sans doute envisager que l’enthousiasme généré par les réussites soit lui aussi constamment à réinventer, c’est-à-dire, sans perdre de vue qu’une réussite techno-politique porte en germe ce contre quoi elle se bat.
Donc, on en était à Un tout naturalo-analogique qui émiette et sépare. Il faudrait « s’efforcer de comprendre la véritable nature de la machine du travail mondiale et les rapports qui existent entre des domaines de la vie artificiellement séparés : l’économie, la politique, l’écologie, etc. » nous dit Graeber [19], qui pensait par ailleurs que le Capitalisme est kamikaze, qu’il est prêt à aller jusqu’au point où il se sape lui-même, et aussi, que c’est une entreprise à produire de la déprime. Macron par exemple (ce maître des systémiques : de l’innovation organique en politique), lorsqu’il se sape, et bien il ne craint pas d’afficher qu’il va couper quelques vivres aux capitalistes en leur interdisant d’employer des “sans-papiers“ (possibilité qu’il leur avait largement offerte jusque-là si l’on considère les statistiques d’entrées sur le territoire des années passées). Côté déprime, on peut avoir milité pour la régularisation des exilé.e.s sur les chantiers des JO, puis constater que le seul résultat vraiment concret est un renforcement des violences qui leurs sont faites (voir la phrase précédente, et, ça ne va pas s’arranger avec Barnier !). Sans parler de la paupérisation ambiante dans un contexte de renforcement du temps de travail, pourtant économiquement contreproductif comme le montre Graeber, et sans oublier la majorité de plus en plus effective de ceux que l’on voit encore travailler lorsqu’on fait ses courses, qu’on prend les transports, qu’on va au resto, à l’hosto, etc… Vous m’avez comprise… le pouvoir de s’acheter des travailleurs augmente tandis que leur pouvoir d’achat baisse en proportion, en bonne part car le travail gratuit de plus en plus conséquent que nous fournissons (caisses automatiques, achats en ligne etc.) permet de dégager des bas salaires tout en faisant des profits “gratuits“.
Voilà, je suis toute retournée et ne suis plus certaine de savoir ce que je dis, car en fait, tout en décriant la systémique, je ne fais qu’enfoncer le clou dans la déprime du même nom. Mais, on fait comment pour éviter ça, et sans créer un mythe civilisationnel ? On fait la grève planétaire illimitée des salariés, des pensionnés et des commerçants, criant tous d’une seule voix : « On n’en veut plus de votre monnaie de merde ! ». On entrerait alors dans le règne de la dette devenue recevable, celle qui concerne, non plus les moyens (notre servitude volontaire), mais les relations. Un « tous doivent tout à tous »… dans le périmètre des existants de toutes sortes et de genres, constituant l’horizon élargi de chacun tout au long d’une existence. Un dette des pratiques en commun, qui s’annule dans le même mouvement. Quelque chose d’un passage de la logique de l’échange à la pratique du partage [20]. On peut bien rêver n’est-ce pas !
Tout ce que j’ai proposé ici comme pistes de réflexion n’est que pur jus de cerveau, et vous l’avez bien compris, je ne suis pas comptable des abstractions infligées, encore que, qui sait ? Du reste, il y aurait encore pléthore à élucubrer sur, par exemple, l’économie politique de la conception (de modèles, de produits, etc., la joliment nommée « innovation »), sur ses fantasmes de puissance viriliste. Mais il faut conclure, et donc nécessairement rétropédaler en direction de l’introduction : on a assez causé et coupé les cheveux en quatre, nous sommes des animaux à la fois bien moins et bien plus complexes qu’il se prétend, et ce doit être ça, du reste, qui les emmerde ; et aussi ce fait que l’on sait fort bien que le temps est aux frottages et aux .comme.une.commune., et, à l’attention mutuelle, car les attaques de plus en plus violentes qui nous sont faites par le système profitent largement de nos divergences de vues (en bonne part provoquées par cela même qui attaque).
Amitiés,
Natalie