Le spectre du chaos

« La destruction de l’ordre actuel n’entraîne pas le chaos mais un ordre différent »

paru dans lundimatin#171, le 29 décembre 2018

« Un tas de gravats déversés au hasard : le plus bel ordre du monde »

Fragment 124, Héraclite

Imminence du chaos ou chaos de l’immanence ? En vrac : un autre ordre d’idées ou des idées d’un autre ordre.

Spontanément, il nous semble évident que l’ordre succède au désordre, le Cosmos au Chaos, la Création aux Ténèbres. Nous pensons le monde comme le résultat d’un processus, d’un passage du moins au plus d’ordre, d’un agencement croissant.

Ce processus est supposé intentionnel, est censé relever d’un pouvoir organisationnel, celui d’un grand ordonnateur qui fait naître le monde ex nihilo et que nous appelons Dieu. Fiat lux, que la lumière soit ! De l’obscurité des ténèbres originelles, un pouvoir vertical, transcendant, fait émerger la lumière, un monde ordonné, éclairé, visible et tangible, compréhensible.

Nous portons en nous cette pensée magique, ce long atavisme religieux, cet héritage judéo-chrétien. De ce fait, nous ne pouvons nous empêcher de concevoir le Cosmos, la Nature comme le résultat d’un agencement. L’agencement de celui qui sait. En effet, tout processus intentionnel semble supposer un savoir préalable, un plan de construction, une technique, une volonté savante qui réalise un objectif. Il semble que tout acte suppose une délibération en amont.

Nous plaquons cette manière de penser, ce schéma narratif, sur l’ordre actuel des choses, sur les rapports sociaux, les institutions, le domaine du politique ou gouvernement de la Cité. Nous supposons en effet, et ceci malgré nous, de façon automatique, irréfléchie, que cet ordre résulte d’une intention créatrice, qu’il suppose une connaissance législative, ordonnatrice qu’un pouvoir vertical et exécutif met en œuvre. En ceci, nous sommes encore héritiers des textes bibliques pour lesquels le Verbe précède l’Acte.

Or, je crois que toutes ces pseudo-évidences nous conduisent à de multiples erreurs de jugement. Il faut donc tenter de les détruire et ainsi, comme l’aurait dit Nietzsche, de philosopher au marteau :

L’acte se suffit à lui-même. Un plan préalable ne peut qu’être dogmatique et anti-démocratique, se présentant comme le programme de celui qui sait. La question « et après ? » est un frein pour l’action car la certitude du bien fondé d’une tactique, d’une stratégie et de ses conséquences n’est jamais acquise, indubitable. Lorsque César franchit le Rubicon, il ne peut savoir avec exactitude et certitude les conséquences d’un tel acte, la série causale précise qu’il entraînera. C’est une « illusion rétrospective » pour Bergson que de penser que le possible préexiste au réel. On fait comme si l’acte réel, ce qui s’est passé, avait pu ne pas se passer ainsi. On rejette le réel dans le passé en faisant comme si ce dernier eût été possible avant que d’être existant.

L’ordre précède le désordre. Effectivement, l’illusion que dénonce Bergson est la même concernant les rapports de l’ordre et du désordre et de l’être et du néant. En effet, le désordre est second, non premier, il est la négation de l’ordre. Il y a plus dans l’idée de désordre que dans l’idée d’ordre, le désordre étant l’ordre plus l’acte de le nier. Supposer que le désordre ou chaos est premier relève donc de ce que Bergson appelle un « faux problème », problème ici « inexistant » pour lequel nous prenons le plus pour le moins. La négation de l’ordre actuel n’entraîne pas le chaos c’est à dire la négation de l’ordre en général (ce qui n’existe pas !) mais celle d’un ordre en particulier, celui de ceux à qui il profite.

La destruction de l’ordre actuel n’entraîne pas le chaos mais un ordre différent. C’est assez parménidien : le non- être n’est pas.

Le spectre du chaos ou de l’anarchie est brandi par ceux qui ordonnent le monde et à qui cela profite. Anarchie et chaos sont identifiés et cette identification relève de l’illusion que la négation de l’ordre entraîne le chaos. Ce qui est nié par la révolte ou la révolution n’est pas l’ordre en général mais cet ordre particulier. Proudhon déclare à juste titre que « l’anarchie c’est l’ordre sans le pouvoir », elle ne s’oppose pas à l’ordre mais au pouvoir qui l’institue. Cette dernière cherche donc à destituer ceux qui se présentent comme ceux qui savent, les bergers du peuple qui ne sait pas ce qui est bon pour lui. Au besoin, écrit Rousseau, on pourra même « forcer » un individu récalcitrant à être libre. Et ceci pour son Bien ! De la même façon que l’on contraint un enfant à ne pas engloutir un paquet de bonbons avant de passer à table. C’est bien connu : le peuple est un grand enfant !

Or, la démocratie est à l’origine un aveu d’ignorance : ce type de gouvernement repose sur le principe selon lequel nul ne sait quel est le Bien recherché ni comment l’atteindre avec certitude. La politique n’est pas une science exacte. La démocratie suppose donc le peuple souverain et elle est alors censée s’en remettre au mieux au consensus ou, par défaut, à un acte de violence inévitable pour faire accepter le choix du grand nombre, de la majorité qui exercera alors son autorité sur une minorité qu’il faudra bien contraindre.

C’est au peuple d’indiquer ce qu’il veut, où est son Bien, et à ses représentants d’exécuter. Le seul qui sache, c’est le peuple souverain mais il ne sait pas d’un savoir qui se situerait en amont de l’acte. Il sait pour ainsi dire en acte, à travers son mouvement, le processus historique.

L’idée que sans la Loi et la police, le pouvoir coercitif, nous deviendrions tous des êtres livrés à des instincts criminels, des pulsions destructrices n’est qu’une croyance au service de ceux à qui l’ordre actuel profite. C’est une vision essentialiste : Homo homini lupus est, l’homme est un loup pour l’homme. La manipulation de la fameuse « nature humaine » qui fait le terreau des totalitarismes est à manier avec d’infimes précautions.

Le seul ordre légitime est immanent (ne relève pas d’une transcendance, de ceux qui savent) et horizontal. Il est le résultat des relations entre les individus d’une communauté, des rapports qui se créent nécessairement en réponse aux contraintes inhérentes à notre condition. Il faut se nourrir et travailler, se reproduire et penser le mariage, organiser la vie sociale, etc.

Là où le pouvoir est horizontal et immanent, entre amis, c’est à dire là ou aucune verticalité ou transcendance ne pèse sur les relations, le consensus règne car nul ne désire imposer une majorité à une minorité.

La démocratie , celle qui s’appuie sur le scrutin majoritaire repose donc sur la possibilité de la violence. Le vote lui-même suppose que la majorité aura le pouvoir coercitif de son côté. Sans cette violence possible qui légitime la majorité, l’obligation du consensus se ferait sentir, le scrutin majoritaire n’existerait pas.

Le seul pouvoir légitime est celui que chacun a sur lui-même. Par la démocratie directe, consensuelle, la Loi se dessine sous nos yeux, en acte, elle ne provient d’aucune connaissance préalable. La communauté découvre au moment même de la décision collective ce qui est décidé.

La destruction d’un ordre établi, la révolution n’attend plus un individu providentiel guidant le peuple. On a pu lire sur les murs ces temps-ci que les « casseurs » étaient les sans-culottes prenant

la Bastille en 1789. L’arme favorite des politiques (ceux à qui cet ordre profite) est la connaissance technique des rouages du pouvoir, savoir économique, technocratique. Leur question favorite est donc celle qui consiste à demander à celui qui se révolte : « et après ? ». Comme si lui-même le savait !

On a toujours raison de se révolter même si on ne sait pourquoi que de manière confuse et même si on ne sait ce que l’on attend de cette révolte. Les sans-culottes savaient-ils répondre à la question « et après » ? C’est ce que Hegel nomme la « ruse de la raison », c’est à dire que chacun croyant poursuivre ses intérêts particuliers, participe à une sorte de marche de l’histoire qui renaît sans cesse de ses cendres.

Et si on ne sait ce que l’on veut précisément pour après, on sait, et c’est le plus important, ce que l’on veut maintenant : la chute de cet ordre-là ! Et le chaos dont on nous menace n’est qu’une fiction qui consiste à faire peur, à faire penser que nous nous transformons en bêtes sanguinaires sans Police. J’en profite d’ailleurs pour rappeler qu’Aristote nomme Police l’organisation naturelle entre individus d’une même communauté, un lien horizontal, immanent et non une force extérieure à ce groupe.

J’entends aujourd’hui 22/12/2018 en écoutant les chaînes d’information à la solde de l’ordre en place que les Gilets Jaunes « déambulent au hasard », « sans objectifs » et que la police ne sait comment réagir.

Mais oui, nous sommes ingouvernables !

Koubilichi

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