Le revenant - Eric Chauvier - [Bonnes feuilles]

Charles Baudelaire réapparaît en zombie dans le Paris d’aujourd’hui

paru dans lundimatin#157, le 19 septembre 2018

Dans les rues de Paris, en 2018, Charles Baudelaire est de retour parmi les vivants. Monstrueux, effroyable et décati, le zombi erre au milieu d’une foule d’abord indifférente puis amusée et finalement terrorisée. Personne évidemment pour reconnaître le célèbre poète, loqueteux. Comment est-il arrivé là ? De quelle mystérieuse malédiction est-il la victime ? Impossible de le savoir. Son dessein par contre, s’éclaircit au fil des pages et des badauds déchiquetés : il recherche la beauté, une certaine idée de la beauté, en vain.

« Ce qu’il y a d’unique
dans la poésie de Baudelaire,
c’est que les images
de la femme et de la mort
fusionnent en une troisième,
celle de Paris. »

C’est par cet exergue de Walter Benjamin que s’ouvre Le Revenant d’Éric Chauvier, anthropologue que nous n’avions, à tort, jamais lu. Il ne s’agit pas d’une fiction post-moderne et branchée pour lecteurs d’Usbek & Rica ou de Télérama ni de littérature nostalgique et désabusée comme aiment s’en repaître les réactionnaires « cultivés ». Le zombi de Baudelaire n’est pas anachronique, il est messianique : « Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds ». Le Revenant vient de paraître aux éditions Allia, nous vous proposons ici quelques bonnes feuilles.

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Mais les forces lui manquent à nouveau et il s’affale bientôt, baveux et vaincu, sur l’asphalte gras d’une ruelle évoquant des formes oubliées de Paris. L’artère est à ce point étroite qu’elle pourrait lui permettre de s’endormir sans crainte, si la crainte lui était un sentiment concevable. Mais il ne peut à cet instant que balbutier des sensations primaires héritées de mondes anciens. Sur ce point, un zoologiste constaterait que la constitution de l’être étendu là n’est pas plus avancée que celle d’un macaque. Il se tromperait en partie ; on le voit spumeux et délirant sans savoir qu’il a un jour imploré une entité divine, à la fois Ange-gardien, Muse et Madone, dont il a mis tout le restant de son existence et de son orgueil à chanter les louanges, et qu’autour de lui, toujours, ce fantôme dans l’air dansait comme un flambeau. Alors, quand, dans la ruelle, une pauvre femme se pique de s’arrêter pour sauver son âme – son âme à lui s’entend —, en lui proposant je ne sais quels réconforts de bigotes, dans je ne sais quels cercles vertueux, son regard s’éclaire soudain d’une inquiétante lueur. Elle en fait des tonnes, s’adresse à lui comme à un tout petit enfant ou à un débile. Elle va même jusqu’à caresser sans haut-le-cœur ses cheveux rares et graisseux. Elle dit : quelle époque quand même, qui laisse mourir les gens dans les rues de Paris. Elle s’offusque, lève les yeux au ciel, mais il ne faut pas s’y tromper, la pitié n’empeste pas moins que le mépris. Car c’est bien son propre salut qu’elle recherche en vérité. Tout cela n’est qu’une comédie hypocrite telle qu’en jouent ceux qui ont atrocement peur de la mort. Elle s’intéresse aux pauvres depuis un an. Sera-ce suffisant pour convaincre le Tout-puissant ? Elle a même un jour sauvé toute une famille d’Africains en leur envoyant 500 euros, ce n’est pas rien. La prochaine étape coule de source : une famille de Syriens. Voyez-vous, dit-elle, je fais aussi cela pour moi, c’est donnant-donnant comme on dit. Je fais le bien et je vais bien, sourit-elle. Mais l’abominable angoisse revient tout à coup, c’est injuste, reprend-elle, de disparaître quand on a traversé comme moi une vie à peine vécue. J’ai 72 ans, mon pauvre ami, l’âge d’en finir bientôt. Persuadée que Charles peut accueillir ses confessions sans moufter (comme une sorte d’esclave de sa rédemption), elle se penche vers son oreille puante, convaincue que braver la pestilence la rapprochera de l’Entité omnisciente et bienveillante, puis, dans un tremblement, chuchote : « J’ai peur. » Il ne l’entend pas. Il évolue dans les effluves stagnantes de sa propre mémoire. Obscurément, elles lui évoquent cet esprit divin qui valait tout à la fois pour Ange-gardien, Muse et Madone, et qui dans la nuit et dans la solitude, dans la rue et dans la multitude, lui ordonnait, en son nom propre, de n’aimer que le Beau. Et la désespérée maintenant le supplie : sauvez-moi, sauvez-moi monsieur, en accueillant ma bonté. C’en est pathétique et cette insistance importune Charles, l’obligeant à pressentir que le Beau qu’il traquait jadis avec une dévotion totale ne se trouve pas dans les yeux de cette femme perdue. Comme elle est sans aura ni avenir, pas plus sur une terre maudite que dans les cieux incertains, vouée à n’être rien, le métabolisme de Charles se régénère et se durcit. Il ne le sait pas, mais côtoyer la laideur des âmes décuple ses effroyables pouvoirs mortifères, au point de devenir une menace colossale. D’une main ferme, prolongée de griffes tranchantes comme des rasoirs, il serre contre son cœur déchu le corps inutile de la fausse généreuse, l’étreint, l’étouffe puis le dévore.

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