Le retour du mythe national

In memoriam Suzanne Citron.

paru dans lundimatin#140, le 3 avril 2018

Retour sur l’ouvrage de Suzanne Citron, Le Mythe national (éditions de l’Atelier, Paris, 2017 [1987]). Par Antiopées.

Un officier du GIGN a été tué le 24 mars dernier dans l’exercice de ses fonctions, exercice qu’il a accompli avec un sens particulier du sacrifice, dit-on. Je n’ai ni le goût ni l’envie de tirer sur un corbillard, mais je dois cependant dire que je n’ai guère apprécié le délire tricolore qui s’en est suivi. Le nom de ce militaire, que je me garderai de citer ici car je n’en ai pas après lui, son nom, donc, a dit le président de la république, « est devenu celui de l’héroïsme français, porteur de cet esprit de résistance qui est l’affirmation suprême de ce que nous sommes, de ce pourquoi la France toujours s’est battue, de Jeanne d’Arc au général De Gaulle ». Selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, ce Président a été élu par 43,61% des inscrits sur les listes électorales. Je ne suis pas sûr que cela lui donne la légitimité de s’exprimer en notre nom (« ce que nous sommes », dit-il). Je n’ai pas non plus le goût ni l’envie de lui disputer ce nous qui me paraît très abusif, voire boursouflé. Je pense néanmoins qu’il devrait parfois descendre de son Olympe afin de retrouver le sens d’une réalité certes prosaïque, mais qui, justement, peut bien plus être dite « nôtre » par nombre de ses compatriotes que ce « roman national » à deux balles qu’il nous ressert après François Fillon, auquel, on ne le rappelle pas assez, il doit en grande partie son élection. Il apprendrait ainsi que l’on a enregistré cinq cent quatorze décès dus à des accidents du travail en 2016 [1]. Je l’entends déjà rétorquer : « Mais ces gens-là n’étaient pas des héros, voyons ! Ce qui leur est arrivé est très triste, mais ne mérite en aucun cas la reconnaissance de la nation… euh, enfin, je veux dire, peut-être, si, mais ça ne mérite pas de médailles à titre posthume, de funérailles nationales ni de discours enflammés. » Ces cinq cent quatorze morts demeureront anonymes, comme tant d’autres avant eux. Oubliés sans jamais avoir été connus, sauf bien sûr de leurs proches et de leurs collègues de travail. Évanouis, disparus. Un peu plus de cinq cents chaque année (il semble que ce nombre diminue lentement au fil des ans). Je sais bien que ç’a toujours été comme ça. Déjà du temps de Jeanne d’Arc… et jusqu’à De Gaulle. Combien de morts inconnus pour un héros ? Et puis, Jeanne, je ne sais pas trop, on a raconté tellement de choses, mais De Gaulle, quels risques a-t-il pris, lui ? Qu’est-ce que c’est que cette fixation élyséenne ? Ah oui, c’est vrai, il est parti en Angleterre – imaginez que l’appel du 18 juin ait fait un bide, bon, il aurait dû terminer sa carrière avec une maigre pension de retraite, voire même sans solde, quelle horreur ! Mais ce n’est pas tout : le grand Charles joua quelques années plus tard son retour au pouvoir sur un coup de poker, misant sur la bêtise crasse des militaires fascistes à Alger, qu’il encouragea (manipula ?) en sous-main via ses « réseaux », ce qui lui permit de se faire passer pour le sauveur de la République en métropole. À combien ce tour de passe-passe coûta-t-il la vie, on ne le saura jamais. Quoi qu’il en soit, encore une fois, le héros, ce fut lui.

Trouvez-vous pas, vous aussi, que ça commence à bien faire, ces contes à dormir debout que l’on nous débite à flux continu depuis l’école maternelle jusque dans les isoloirs ? Suzanne Citron, elle, ne les supportait pas. Historienne, elle avait compris que quelque chose était pourri au royaume de Clio, ou au moins dans son enseignement. Et c’est contre cet état de fait qu’elle écrivit son maître livre, paru en 1987 : Le Mythe national. L’Histoire de France revisitée.

Empruntons lui pour commencer quelques mots tirés de ce livre, justement, par lesquels elle explique ce qui la motiva à « revisiter » l’histoire de France :

« Issue d’une famille “française israélite”, j’ai été élevée dans une culture laïque, patriote, qui honorait la France révolutionnaire comme le premier pays à avoir émancipé les juifs, une France qui, cependant, avait été cassée en deux par l’affaire Dreyfus toujours évoquée par mon père. La débâcle de 1940 m’a arrachée à une adolescence heureuse. Dès le 17 juin, j’ai honni le maréchal à la voix chevrotante de toute la force de mes presque dix-huit ans. De Gaulle et Londres ont, dès les premiers instants, cristallisé pour moi la certitude que tout n’était pas perdu. Londres et la Résistance ont sauvegardé l’image de la France héritée de ma famille, dont Vichy était la monstrueuse usurpation. Cette France survivait virtuellement dans la certitude que l’avenir la rétablirait en la reconstruisant autrement.

« Le choc vint de la guerre d’Algérie qui fut pour moi, après celle d’Indochine, le révélateur du colonialisme français, de ses bagnes (Poulo-Condor), de ses indigènes exclus de toute citoyenneté. Les élections de 1948 à l’assemblée algérienne truquées par le gouverneur général Naegelen, la République qui torturait et, de surcroît, pourchassait ceux qui dénonçaient la torture, ont déchiré mon image de la France, pays des droits de l’Homme. Le 28 mai 1958, j’ai, avec toute la gauche, manifesté pour la “défense de la République” [contre les généraux putchistes d’Alger], mais je n’ai cessé, depuis ce jour, de me demander quelle République nous défendions là. Le traumatisme de la guerre d’Algérie a été le point de départ de ma réflexion critique sur l’écriture du récit scolaire. La crise de l’identité nationale ne peut être dissociée d’une crise de la culture “républicaine”, qui se manifeste par des références abusives à l’exceptionnalité de la nation et par l’usage incantatoire du mot “République”. L’imaginaire historique forgé par le récit du XIXe siècle sous-tend des nationalismes et des souverainismes mystificateurs. »

Voilà qui a le mérite d’être clair. Dans ce livre, Suzanne Citron déconstruit cet objet fétiche qu’est « la France » telle que la présentent les manuels scolaires , depuis la IIIe République jusqu’à nos jours : « Les repères, les événements, l’“ordre chronologique naturel” mettent en scène un personnage, la France, présente “des origines à nos jours”, suite de sketches dans lesquels un passé lointain entremêle Gaulois, Romains et Francs mais où Basques, Occitans, Bretons, Béarnais, Corses, Antillais, juifs... n’ont aucune épaisseur historique. Les “autres” n’existent qu’en tant qu’ennemis : Arabes de Charles Martel, Saxons de Charlemagne, Normands pilleurs, Turcs sacrilèges, Anglais, Bourguignons, Espagnols, Autrichiens, Allemands. » Et bien sûr, elle s’élève contre le culte des héros qui occulte systématiquement la vie quotidienne du peuple. Elle se montre même critique vis-à-vis de l’expression « roman national », qui a connu un regain de fortune durant la dernière campagne électorale présidentielle [2] : « [Le Mythe national] présente les textes des manuels comme témoins de “la légende républicaine”. Le mot “légende” dans son sens de fable, de fiction, implique le démontage critique des récits et de leur implicite. L’expression “roman national” est plus ambivalente : visage vrai, unique, du passé de la France, mais simultanément objet littéraire faisant appel au rêve d’une multiplicité d’imaginaires. »

Suzanne Citron est décédée le 22 janvier dernier. Encore une personne dont la disparition n’aura pas fait les gros titres. Au reste, ce n’est pas ce qu’elle cherchait. Elle était née en 1922 et avait été la compagne de Pierre Citron, lequel fut le biographe de Jean Giono. Ils avaient d’ailleurs une maison dans un petit village perché des environs de Manosque, et cette proximité (j’écris de par-là) nous avait donné l’occasion de les croiser parfois. La combativité de Suzanne, demeurée intacte dans ses vieux jours, nous manquera. À coup sûr, cette disparition me touche de plus près que celle du gendarme cité plus haut. Et cependant, parce que je crois, comme dit à peu près Sartre à la fin des Mots, que cet homme valait tous les autres et que n’importe qui le valait, j’aimerais lui dédicacer, en même temps qu’aux anonymes morts au travail, et à Suzanne bien sûr, Who by fire [3], cette chanson de Léonard Cohen dont il disait qu’elle lui avait été inspirée par une prière en hébreu entendue, enfant, à la synagogue, une prière « chantée le jour de l’expiation ou plutôt la veille de ce jour, “Qui par le feu, qui par l’épée, qui par l’eau” » « Si l’on en croit la tradition, poursuivait-il, le Livre de Vie est ouvert et à l’intérieur sont inscrits les noms de ceux qui vivront et mourront durant l’année. Et dans cette prière sont répertoriées les différentes façons dont on peut… quitter cette vallée de larmes. […] Mais évidemment, la conclusion de la chanson telle que je l’ai écrite est quelque peu différente : “Qui est-ce qui appelle ?” » À la question « Qui appelle ? » qu’on lui posait alors, Cohen répondait : « C’est ce qui… C’est ce qui fait de cette chanson une prière pour moi et qu’on peut résumer par : “Qui est-ce… ou plutôt qu’est ce que c’est qui décide de qui vivra et qui mourra ? »

[1Selon la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés.

[2Ainsi, Laurence de Cock, membre du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH), et qui est l’une des continuatrices du travail de Suzanne Citron, avec laquelle elle avait fondé en 2011 le site Aggiornamento Histoire-géo, offrit-elle « en direct » Le Mythe national à François Fillon lors de L’Émission politique de France 2, le 23 mars 2017. Je profite de l’occasion pour signaler la parution récente chez Libertalia du livre de Laurence de Cock Sur l’enseignement de l’histoire.

[3Texte original et traduction ici. On trouve de nombreux enregistrements de cette chanson sur le web. En voici un, accompagné du texte anglais de la prière dont elle est inspirée.

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