Le retour de la Horde d’Or

Des gilets jaunes sur la Canebière...

paru dans lundimatin#177, le 4 février 2019

C’était samedi, sur la Canebière. Nous étions là, un peu perdus au milieu des cortèges multiples qui faisaient le pied de grue, avec leurs pancartes et leurs rituels bidons. Nous avons alors entendu des clameurs au loin et nous sommes descendus vers le Vieux Port. La place était envahie par les gilets jaunes. Devant la rue de la République et aussi sur le quai menant à la mairie, des rangées de flics et même des blindés. Nous nous sommes mêlés à la foule, nous ne connaissions personne mais je sentais là, pour la première fois dans ce pays, comme un appel d’air, quelque chose dont je n’avais pas l’habitude, une colère populaire qui venait certainement de fort loin. J’avais ressenti la même émotion quelques mois auparavant en Arménie, lorsque le peuple avait bloqué tout le pays pour obliger les gouvernants à partir. Cette même force s’exprimant de manière autonome, sans toute la merde politicienne.


Bientôt, une bande de gilets jaunes s’est élancée vers la Canebière. Ce n’était pas une manif, il n’y avait aucun mot d’ordre, aucun ordre tout court. Au milieu de cette foule, un barbu criait on y va ! On n’a pas de parti, pas de syndicat, pas de chefs ! On est le peuple ! Et j’ai soudain ressenti ce que pouvait être la grandeur de ces simples mots. Ce qui était beau, c’était qu’il suffisait d’être là, d’enfiler ce morceau de tissu, pour en être, c’était aussi simple que ça, abandonner ses vieilles certitudes, son ordre ancien pour en faire partie, inconnu au milieu d’inconnus. On a remonté la Canebière, débordant le pauvre cortège de la CGT avec son camion sono balançant les mêmes morceaux depuis mille ans et son service d’ordre tenant sa petite ficelle. Et on voyait bien qu’ils étaient finis, eux et leurs vieilles manières, leur temps était passé et cela faisait un bien fou. Toute cette gauche de gouvernement, qui cogérait la misère depuis si longtemps, s’écroulait littéralement sous nos yeux. Nous avons dépassé cette poussière syndicale. La horde en jaune poussait des cris sauvages, nous étions en deçà du langage parlé, ahou ahou, plus besoin de slogans, juste ahou ahou, ce cri de guerre, ces hurlements de bêtes, puis nous avons dépassé à leur tour, les gauchistes et post-gauchistes, groupés fiévreusement autour de leurs banderoles et de leurs tracts, et eux aussi semblaient atterrés par l’irruption de cette colère nouvelle, de ces manières ne respectant pas le protocole habituel. En fait, ils semblaient surtout outrés par le fait suivant, la horde jaune s’en foutait, oui, elle s’en foutait tout simplement, c’était tout comme s’ils n’avaient jamais existé, eux et leurs querelles de chapelles incompréhensibles, petits bourgeois qui fantasmaient depuis si longtemps sur les pauvres, les prolos et qui maintenant tordaient le nez devant ce peuple impur, devant ce langage si peu châtié (Macron enculé), devant cette foule qui emportait tout et se jouait de toutes les habitudes anciennes. C’était ça une situation révolutionnaire, lorsque des manières nouvelles apparaissaient soudain, que les certitudes se mettaient à tanguer, lorsque l’humour redevenait dangereux et que la bourgeoisie, de gauche comme de droite, commençait à trembler.

Plus haut sur l’avenue, j’ai vu alors descendre d’autres gilets jaunes. Ils étaient vieux, certains boitaient, d’autres semblaient hagards, portant de gros sacs, tirant des valises ; ils avaient affublé un vieux chien d’un gilet jaune qui pendouillait jusqu’à terre. On avait l’impression qu’ils partaient pour les croisades, que tout un peuple s’était mis en marche pour aller on ne sait où, vers une Jérusalem imaginaire peut-être, précédé de vieillards aux barbes prophétiques, de mendiants bourrés et de chiens épuisés. Que tout un peuple abîmé surgissait soudain des bas-fonds et envahissait les villes, nouveaux vandales, qu’ils étaient nombreux, planqués au-delà des ronds-points, et qu’ils camperaient bientôt sur nos places avant de continuer leur route après avoir tout ravagé. J’étais saisi par cette vision et je me suis dit que peut-être, ils ne s’arrêteraient plus. On ne s’arrêterait plus. Les responsables avaient beau parler, on ne les écoutait plus. C’était irrémédiable, un peuple s’était levé et s’était mis en route.
Ahou ahou.

Un parmi tant d’autres

[Photos : Patxi Beltzaiz]

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