Le printemps des plans B

« Il faut replier l’économie »

paru dans lundimatin#47, le 8 février 2016

Parce que mes amis ne croient plus du tout à l’économie.

Profitant de l’hiver chaud de la catastrophe climatique, bourgeonnent les alternatives économiques et fleurissent les plans B.

Simultanément (au moins) deux programmes s’élancent dans le ciel des idées. Le plan B de Jean-Luc Mélenchon ; le programme du mouvement DiEM25, Democracy in Europe Movement 2025, du si sympathique pugiliste Yanis Varoufakis.

Nous n’entrerons pas dans le détail de ces programmes de gouvernement, qui sont des instructions de gestion. Car l’un et l’autre reposent sur un axiome :
Qu’il existerait deux domaines séparables : celui de « la politique » (le pouvoir souverain, redonné « au peuple ») et celui de « l’économie » (disons la puissance infrastructurelle, pour rappeler les anciens canons).

Nous voulons contester cet axiome.

Il existerait, donc, deux sphères de logiques dissociables. Et, en particulier, il serait concevable que « la politique » (le souverain) réoriente, réorganise, etc., « l’économie ». Cette conception, dite de « la reprise en main », s’appuie même sur une histoire mythifiée, celle d’un État providence fantasmé, celle de « la politique au poste de commandement ». Cette légende est une idéalisation des évolutions historiques. Et, précisément, compose une théorie de l’histoire.

C’est cela qu’il faut critiquer : l’idée de séparation en deux sphères, l’idée qu’il y aurait eu un moment politique où le souverain aurait commandé à l’économie. Souvent cela est ramassé sous le titre de « démocratie économique » ou de « démocratisation de l’économie ». Le souverain populaire pourrait diriger l’économie.

Pourquoi critiquer cet idéalisme généreux et sympathique ? Au risque de démoraliser les bonnes volontés réformistes ? Pourquoi critiquer ce qui se nommait, depuis la fin du XIXe siècle, « planification » ? Ou : organisation démocratique supérieure de l’économie ? Parce que ces programmes ne contiennent aucune invention nouvelle ; mais sont plutôt des contes (et des comptes) nostalgiques. Le patrimonial nostalgique étant la maladie de langueur, le spleen de ce début de siècle, immobilisé par cette maladie qui frappe tous les occidentaux. Et frappe également les nouveaux convertis à l’occidentisme (à l’économisme), comme ces nouveaux riches chinois qui copient ou transportent les villages de la Bavière profonde, muséifiée et déplaçable.

Depuis plus de deux cents cinquante années, depuis le XVIIIe siècle, s’est constitué un complexe où « l’État souverain » et « l’économie libérée » (délaissée) dansent ensemble une sorte de tango, cette danse si charnelle.

Le mercantilisme français, le colbertisme, avec ses guerres incessantes, ses productions massives d’armement, avec l’invention de la concession (et des concessionnaires protégés), cet économisme est le prototype de ce complexe qui, autrefois, se nommait « militaro-industriel » (Eisenhower). L’État souverain et l’économie militarisée étaient si bien à la colle qu’une nouvelle génération de nobliaux « industrieux », grands favoris des cours royales, conseillers courtisans, finit par recomposer un système dynastique parallèle.

L’aveuglement des plans B est celui-là : de démocratie il n’y a jamais eu, de souveraineté populaire il n’y a jamais eu (sauf « événements rares » à la Badiou).
L’État est l’État de l’économie aussi bien que l’économie est le socle (concédé) de la puissance politique régalienne (militaire). Ce complexe (ex militaro-industriel) doit se penser comme un ordre politique. Le régime du despotisme économique.

Comment concevoir que l’État protecteur inféodé de l’économie, défenseur du marché, pour faire contemporain, puisse transformer l’économie sans se détruire lui-même ? Puisse faire autre chose que marginalement modifier, par des réformettes ou des recettes réactionnaires de gestion, ce qui le traverse ? Et de ce point de vue, le plan B du si sympathique pugiliste Varoufakis est bien plus pénétrant que le plan B des fronts de gauche. Il pique là où ça fait mal : la question de la démocratie !

Qui peut prétendre qu’il pourrait exister une économie « démocratique » ? Une gestion « démocratique » ? Une entreprise, une usine, « démocratiques » ? Le sympathique Varoufakis pousse à soulever la question de « la démocratisation » autrement que comme une question technocratique (pour juristes d’État), autrement que comme une question « institutionnelle », autrement que comme la question d’une nouvelle république ou d’une nouvelle constitution. Assez des constitutions et des institutions pensées depuis la stratosphère des plans macro-structurels.

Il est temps de penser autrement. Autrement que par l’impasse de l’alternative économique (qui est encore de l’économie). Autrement que par un réformisme tiède, adapté au nouveau climat, d’alternances sans aucune alternative politique (une nouvelle république est encore une république, une pièce du complexe économique).

Comment guérir de la maladie de langueur conservatrice ? Comment promouvoir l’innovation politique plutôt que l’innovation techno-économique dépolitisante (Agamben) ? Plutôt que d’inventer un nouveau nouveau logiciel d’ubérisation ? Plutôt que de participer au concours Lépine des nouvelles techniques sécuritaires (biopolitiques et transposables à l’économie) ? Comment inventer, et non pas réinventer, la démocratie et la nécessaire mise à distance de l’économie ? Comment créer, au plus profond des forêts, des parcs à thème pour les industrieux et les ingénieux de tous poils ? Des parcs à thème où l’on mènerait les enfants, dans le cadre des cours de « morale démocratique », pour leur faire découvrir la zoologie de la cupidité (de la vanité, aurait-on dit autrefois) ?

Le déploiement du capitalisme a été, est encore, un processus historique sans sujet (l’automate fétiche). Le rêve « socialiste » a été de promouvoir un sujet maître souverain de la planification et, par là, de ce processus, désormais main-tenu (mais inchangé au fond). Le déploiement de l’émancipation, la sortie de l’état de minorité imposé par le despotisme économique, le mouvement pour l’autonomie ou la démocratie, est aussi un processus historique, long, imprévisible (sans planification).
Mais s’il n’a pas de sujet, il a un projet : REPLIER l’économie. Et ce projet associe de vieux amis (qui ne croient plus du tout à l’économie). Dans les failles et les fissures nombreuses poussent les magnifiques orchidées sauvages et destituantes du futur.

L’idée de déployer une économie alternative démocratisée est le modèle de la fausse bonne idée. Même, et surtout, si cela paraît « réaliste », voire le seul « réalisme » – mais en fait le « vrai réalisme » est le conservatisme le plus glauque, comme le montre notre époque formidable. Car une économie alternative démocratisée, si la chose prend sens, ne peut rien être d’autre que la libération —hors de l’économie et de ses calculs cyniques— du monde nouveau de l’innovation éthique. Donc politique.

La démocratisation de l’économie implique la dissolution de l’économie. La neutralisation, la désactivation des « motifs économiques ». Il faut REPLIER l’économie, plutôt que déployer des alternatives économiques, aussi bien intentionnées soient-elles. Effacer le marché et les comptes, annuler les dettes et supprimer la monnaie et, surtout, guérir de l’évaluation.

Mais alors ? Comment tenir le mythe mité de la liberté par la voie de l’abondance ?

Profitez de l’hiver chaud de la catastrophe climatique pour enchanter la disparition de l’espèce économique, chaque jour plus menacée.

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