Le président muet

« Il ne peut plus rien dire. Cela veut dire qu’il a perdu. »

paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018

Depuis son élection, beaucoup ont glosé sur la communication du président Macron. BFM parlait de sa « communication à l’américaine » ; le journal La Croix analysait quant à lui une « communication politique très calculée ». Bref, ce n’est un secret pour personne : Macron a fait de la com un aspect central de son mandat et, une année durant, elle a semblé plutôt efficace. Ce que les Gilets Jaunes rendent évident, c’est que la communication ne fait pas tout. Que les mots et les images ne suffisent pas. Voici un article qui propose d’analyser le silence du président non plus comme une marque de mépris (comme les premières semaines) mais comme une défaite.

Il ne peut plus rien dire. Cela veut dire qu’il a perdu.

Leurs mots, c’était leur pouvoir, que ça. 

Macron, celles et ceux qui le suivent,sont pourtant tellement intelligent.e.s ;leur langageet tout ce qu’il acte ontune telle force d’intimidation…

Ils ont réussi à écraser par leurs mots les manifestations précédentes, articulées dans le langage ancien des luttes sociales, contre la réforme du travail, de la sncf : leur rhétorique les avait balayées.

Cette force de leurs mots aujourd’hui se retourne en fin contre eux : Macron se fait avoir par celles et ceux sans voix qu’il n’attendait pas, par un mouvement protéiforme qui le rend aujourd’hui comptable de chaque expression, de chaque mot de mépris lâché gaillardement ces 18 derniers mois. 

Le voici donc muet, ou presque. Il se passera du temps avant que le président ne reparle, peut-être ne le fera-t-il plus… certainement plus comme avant.

Parce que son arrogance possible, c’était la vérité même de son pouvoir, sa meilleure preuve, son exercice et sa perfection comme force de domination et d’intimidation. Performatif, dès le début : il suffisait de marcher lentement dans un Louvre désert pourdevenirempereur… Même à un Plenel remonté, avec un Bourdin fort en gueule, Macron avait tenu tête crânement, ils devaient l’écraser, et seul il les avait défaits. 

Les gilets jaunes eux n’offrent aucune espèce de prise. Aucune rhétorique définie, aucun visage, aucune biographie politique comme armes à retourner, parade favorite du jeune énarque. 

Quand le langage des gilets jaunes s’entend sur les plateaux télé, il est aussitôt désavoué, désactivé par tou.te.s les autres. Et chaque fois ils et elles finissent par ne s’exprimer que pour elles.eux-mêmes, comme tout le monde. Par une formidable intelligence collective - parce qu’elle ne semble l’initiative de personne en particulier, d’aucun.e chef.e d’orchestre - ce mouvement des gilets jaunesse reconfigure ailleurs, autrement, sitôt qu’on lui donne une direction, des mots, des noms. C’est une créature redoutable.

De quoi perdre les habitus des politiques qui ne fonctionnent depuis longtemps qu’en storytelling, qu’en phrases choc et éléments de langages contagieux. 
La vérité du langage des gilets jaunes en face c’est, à égalité, tous les mots de colère qui sortent en vrac des bouches des unes et des autres, chez qui les médias et les politiques cherchent désespérément un.e leader possible.

Egalité effective déjà dans le langage, peu importe qui l’émet. 

Mais bien que ces mots n’aient ni noms définitifs, ni visages identifiables, personne aujourd’hui ne se trompe sur ce qu’ils disent, pas même le pouvoir : une tenace volonté d’égalité.

C’est peut-être ce qui avait perdu Nuit Debout : ces personnalités très vite mises en avant, ces figures connues, attendues, ces visages. Ces deux ou trois personnes que les médias accueillaient avec soulagement au bout de quelques jours pour enfin ’comprendre ce qui se passe’.

Il est sans cesse demandé aux gilets jaunes de synthétiser,choisir leurs revendications... sauf qu’elles pourraient être infinies. Elles sont vouées à être infinies parce qu’elles nient chacune l’intégralité du monde du pouvoir. Voici pourquoi le dialogue ne passe pas. Pourquoi négocier est impossible. Et plus encore la ’pédagogie.’

Parce que rien, dans la vision du monde que le pouvoir agite et prononce de moins en moins depuis quelques jours, rien n’est compatible avec l’égalité. C’est une vision du monde heurtée à une autre. Deux weltanschauung inconciliables. Mot connu quand on a fait quelques années de sciences humaines à la fac. Mais on s’en fout. Les gilets jaunes l’ont empiriquement et intellectuellement parfaitement compris.

Ce ne sont pas des miettes qui sont réclamées, c’est aujourd’hui tellement clair dans toutes les voix. Il est réclamé, sans accommodements possibles, la fin d’un système qui ne peut qu’être inégalitaire, jusque dans son insultante version chimérique et ’heureuse’, jusque dans ses ’en même temps’ et autres ’ruissellements’ de farce et attrape.

Ronan Chéneau, dramaturge.

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