« Moi je joue de la guitare. Je joue parfois dans des festivals à Marrakech et même chez toi en France. Je suis allé à Dijon, à Besançon et à Lyon », me raconte Brahim en traversant une palmeraie située à 40km de son lieu de naissance. Nous sommes jeudi 5 février 2025, il est 10h. Le soleil est encore bas. C’est l’hiver mais les palmiers sont jaunes comme en été et leur ombre s’étire sur le sable comme des âmes en peine. Certains ont même perdu leur tête. Après une heure de marche, une route pavée apparait sous nos pieds. Elle fend un hameau en deux. Au loin, une femme tire un caddie entre les habitations mortes. À part elle, il n’y a personne. Pas même un super marché ouvert d’où elle aurait pu surgir après avoir fait ses courses. « La plupart des maisons sont inhabitées. Les gens sont partis en ville et reviennent seulement l’été pour la fête du mouton », m’explique mon hôte. Derrière la petite mosquée une clôture de parpaings délimite un terrain jonché de pierres. « Ça c’est un cimetière. Il faut deux pierres pour un mort, une à la tête et une au pied », précise-t-il. Puis Brahim pointe son doigt vers le haut-parleur juché sur le minaret haut d’à peine 3 mètres. « Même dans nos villages isolés il n’y a plus d’appels à la prière par le muezzin. Tout est automatique. » La peinture ocre de la tour a été mélangée avec des copeaux de verre. Ils brillent comme des diamants dans la lumière du matin. « Au Maroc nous avons un ministre de la Religion. C’est le Roi qui le choisit. Ça fait dix ans qu’on a le même. Un homme très riche, né dans les montagnes lui aussi. Sa mission est d’entretenir un contact rapproché avec les Imams du pays. C’est comme ça que le gouvernement contrôle la radicalisation. D’ailleurs votre Président a signé un accord avec notre Roi pour que vos Imams soient formés chez nous », m’apprend-t-il alors que nous passons devant un puits scellé. Ça fait six ans que Brahim a arrêté de prier cinq fois par jour, d’aller à la mosquée et de faire le Ramadan. « S’il n’y a pas l’amour entre toi et Dieu, il y a la peur. À partir du moment où j’ai arrêté de croire en Dieu et que j’ai cru en ma liberté je suis devenu bien plus heureux. Maintenant je fais mes propres prières, mes propres pèlerinages dans les hauteurs. Je crois en la nature comme d’autres croient en Allah. Bien sûr quand il y a une fête traditionnelle je prie avec ma famille et mes amis. Pour la communion et le partage, pas par crainte de la miséricorde. » À la sortie du village la route nous lâche nette, face au sable. Les boucles noires de Brahim se découpent sur un ciel éclatant. 26 degrés, mais pas une goutte de transpiration sur nos fronts malgré la charge sur nos épaules. L’air est sec. Nous longeons ce qui étaient des potagers collectifs : des petits terrains arides de 5 mètres par 4, séparés les uns des autres par des lignes en cailloux. On dirait des spots de pétanque.
— Aujourd’hui la pluie est mal répartie dans l’espace et dans le temps. Tu peux avoir un village où il n’a pas plu en dix ans et un village où il va y avoir plusieurs jours d’orage après une longue période de sècheresse. Il y a trois mois, Aoukrrda a disparu à cause d’une inondation. Ce village était construit au milieu d’un pli et le courant de l’eau a emporté l’école, les maisons. Il a même arraché les palmiers et les arganiers. Il y a eu 25 morts. Presque la totalité des habitants qui y résidaient encore.
— Quelle tristesse, je murmure.
— C’est la nature qui reprend le pouvoir.
— C’est le Mektoub ? je demande.
Brahim se fout de ma gueule avec tendresse : « Tu parles arabe toi ? ». Je souris à sa moquerie et l’écoute me répondre :
— Les gens disent que c’est le mektoub. C’est l’avantage de la religion : tout est bien puisque tout vient d’en Haut. Malheureusement le problème ce n’est pas seulement la sècheresse. C’est que les villageois ont arrêté de labourer la terre, poursuit-il.
— Parce qu’ils sont partis, parce qu’il ne pleuvait plus, dis-je pour compléter son explication.
— Voilà. Sauf que labourer permet de garder la terre souple et de laisser l’eau - lorsqu’il y en a - s’infiltrer. Si on ne laboure pas, le sol se serre et les orages terminent en inondations.
Après un court silence, Brahim reprend :
— Surtout pourquoi labourer si on peut acheter l’orge au souk ?
— Et les légumes qu’on voit au marché ils viennent d’où ?
— Ils viennent des fermes d’Agadir.
— Donc là-bas il pleut ?
— Ils ont commencé à dessaler l’eau de la mer.
— Ha.
— Ça fait partie des raisons pour lesquels le Roi a signé la normalisation des relations avec Israël. Parce qu’eux ont la technologie et les systèmes pour dessaler l’eau. Et le gouvernement parle aussi avec Poutine pour faire un accord sur l’énergie nucléaire. Car pour rendre douce l’eau de mer il faut beaucoup d’énergie.
Le vent qui souffle sur le plateau nous fait avancer tête baissée. Côte à côte nous marchons dans l’immensité rouge tachée çà et là de détritus. Une bouteille d’eau de l’Atlas - la plus pure du Maroc -, un sac rose en plastique, un pot vide de Jamila à boire. Il est identique celui que j’avais dégusté sous l’auvent d’une épicerie de Taroudant, quelques jours plus tôt. Quant enfin nous nous arrêtons à l’abri d’énormes rochers de granit, le soleil a dépassé le zénith. Adossé à la pierre rose, Brahim épluche un kaki et m’en donne la moitié. À une centaine de mètres devant nous, un rocher seul retient mon attention. L’ombre portée par ses courbes lui donne l’expression de Trump. Je le dis à Brahim qui essuie le jus ruisselant du coin de sa bouche. Et dans un rire las, il me répond : « On a beau essayer d’y échapper, le poison nous rattrape même au paradis ».
Valentine Fell