Le plan d’évasion

« Enjoy the ride » VI • Final Part • #ProseÀStreamer

paru dans lundimatin#363, le 12 décembre 2022

Avec ce sixième et dernier épisode, on achève ici la série « Enjoy the ride • Terrorisme des sentiments moraux » [1] entreprise avec le peintre Lawand. Il aura fallu la découverte du prophète de « l’art de ne pas écrire de livres » Mircea Cărtărescu pour comprendre ce qui s’y jouait : un plan d’évasion. Mais il n’y a jamais eu rien à comprendre. Tout est à expérimenter.

Chaque fois que j’ai lu le Solénoïde de Cărtărescu, il m’a semblé que je buvais à la paille la cervelle d’un caméléon panthère (furcifer pardalis, qu’on appelle « l’endormi » partout où on ne sait plus rêver, même sur les îles) et que la pensée caméléonidée atteignait alors sa forme hypercubique de la quatrième dimension. Parfois, le corps à demi-baigné dans cette cervelle, je marchais le long d’une ligne à dépiquer les rêves, les formes et les couleurs qui persévéraient à vouloir naître ailleurs. Parfois, la paille me servait à respirer cet air d’ailleurs. D’ailleurs ! J’ai gravé à l’épingle sur mon cerveau, comme en tatouage, la seule question qui vaille la peine qu’on s’y penche (et qu’on y tombe peut-être, qu’on s’y noie, ce serait quelque chose au moins, peut-être un événement) qui est celle de toute littérature : « Comment sortir de ton propre crâne en peignant une porte sur la surface intérieure de l’os du front, lisse et ambrée ? ». Parce que... les amibes mangent le cerveau (Naegleria fowleri) et Wikipédia fait de la poésie au sujet du règne ancestral des Excavés hétérotrophes, qui se déplacent en se déformant et en émettant des extensions membranaires (pseudopodes), ainsi infestent ta tête en remontant la voie Nord-Nord-Est de la muqueuse nasale, leur Mont Analogue à elles, jusqu’à la Grande Lésion de ta pensée, la fêlure-eucaryote et ses éons étranges, l’invasion des pixels polychromes : les augures et les promesses à soi, confuses, de grandes cavales. Parce que... la pensée fatigue en son calvaire, toujours pleine d’impatientes nomenclatures et de cartes toutes plates qui fournissent l’image fausse du monde. L’échelle microscopique des énormes erreurs de perception. Et l’échelle à côté, qui ne repose sur aucun mur mais qui tient droite toute seule à la verticale, l’échelle infinie qui permettrait de s’évader de l’horrible monde qui nous enserre. Le monde émondé, dépeuplé, raboté par la connaissance du monde, émondé, dépeuplé, raboté par la connaissance du monde, émondé, dépeuplé, raboté par la connaissance du monde, émondé, dépeuplé, raboté par la connaissance du monde, émondé, dépeuplé. Etc, etc ! À l’aide ! À l’aide ! À l’aide ! J’ai entendu ou bien j’ai dit je sais plus. La déflation véritable de la valeur de la vie symétriquement proportionnelle à l’inflation de son putain de coût. Tu le sais aussi comme chacun, car personne n’est dupe. Chaque soir, les longs manteaux de baves opiniâtres en guise d’épiderme, qu’on dépose enfin dans l’armoire au porte-ment-peaux, dégoulinants et translucides, parce qu’il faut bien les faire reposer pour y renaître demain (ou y crever on ne sait plus). Mais d’abord les ouvrir pour s’en dégager, la peau dentelée par une ligne d’ouverture qui la coupe en son milieu, zippe d’un coup et glisse chaque dent comme chaque écueil rencontré dans la journée, déjà oublié, déjà passé, déjà perdu. Tout le ment-peau du jour est là, surchargé de pensées nulles, pellicules accumulées et pas même reçues de l’atmosphère, dix-mille rencontres mondaines, humaines, non-humaines, et non-non-humaines, déposées en surface comme un immense puzzle d’écailles – mais sans forme et sans figure. Et sans merveille. Ta peau même pas morte, de n’avoir jamais été vivante, mais imprimée aux couleurs artificielles de tous les signes du monde, saturée de tous les pixels du monde à demi-transparents. Alors : fermer la porte de l’armoire et lancer la machine. Et s’allonger, léger, le cerveau éclaté qui vi-revolte quand vient l’examen de minuit et la descente aux pays des rêves. Nus, dépouillés, peut-être même enfin désoeuvrés, c’est-à-dire délestés du poids des mots et des choses, libérés de l’intention du Dieu de vouloir en Sa parole incompréhensible, son petit idiome à lui, pas le Verbe, son charabia, nous édifier et finalement nous féconder : la morale et la philosophie. #Metoo j’ai connu Ses agressions. #Metoo j’ai béni la science et le droit à l’avortement, comme un cheval marin filmé par Painlevé, et qui expulse, et qui expulse mille et un tout petits hippocampes connectés à sa poche ventrale par un système d’électrodes et de ventouses, dont le tissu enserre et nourrit chaque embryon : tout un réseau sanguin aléatoire, incolore, mais réclamé par la vie. Une certaine image de la pensée de derrière ; derrière l’apparence de ta vie folioscopique. Car il doit y avoir d’autres biais, d’autres mondes et d’autres dimensions. Sinon, ce serait à désespérer de tout. Pour l’instant, c’est à désespérer de tout. Mais ce n’est pas assez : il faut désespérer du reste. Donc aussi du désespoir, qui cache toujours un soupçon d’espoir.

Un des facteurs qui nous poussent à écrire, notait un jour Michel Leiris, c’est l’incapacité dans laquelle nous sommes de trouver un livre qui nous satisfasse pleinement. Tout cela est malheureusement vrai. Et le fait est que ce livre, c’est-à-dire le livre à venir comme une insurrection, n’existe pas. Mais il existe Solénoïde et Mircea Cărtărescu. C’est pourquoi, nous pouvons tous cesser d’écrire. Nous pouvons ne pas exercer ce pouvoir. Et non seulement supporter en nous le vide mais le bâtir et l’habiter. Trouer la langue pour en sortir plutôt que jeter des ponts entre nous. Ça n’a jamais été que ça la destination véritable du désir d’écrire qui, c’est vrai, a longtemps retardé l’oeuvre impossible : sortir sans s’en sortir. Trouer « la vie » comme on dégueulerait l’horrible monde, entré en soi comme en excès, le verre de trop qu’on n’en peut plus, et comme les sarcoptes chatouillent les hommes dessous leur peau. Ça n’a jamais été que ça la littérature, la poésie, le sexe, la drogue, la boisson, et tout ce qui mérite un peu qu’on continue à vivre : un plan d’évasion. Le contraire de l’utopie et le contraire de la réalité. Le contraire de la politique et le contraire de sa critique critique critique ! Un témoignage de la fatalité et de sa réussite pris ensemble. Un prodige. Sans mystique. Car, le mystère... le véritable mystère, c’est qu’il y ait tant de désirs d’écrire chez ceux-là même qui peuvent écrire et, pour cette raison, ne veulent plus arrêter. L’art de ne pas écrire de livres n’est pas encore tout à fait inventé. Mais on peut lire Cărtărescu, qui en est déjà le prophète.

Oncléo

Illustration : LAWAND, brou de noix sur papier, 65x50cm, 2022.

[1La série est à streamer gratuitement dans son intégralité ici : https://youtube.com/playlist?list=PLdGlPCOzDRMJJOSx-K8b8UzVH1pKcszcs

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