C’était trois jours avant l’évacuation de La Commune Libre de Tolbiac par la police dont la préfecture retarda le lancement jusqu’au dernier jour avant les vacances de Printemps. « C’est un vrai capharnaüm, la violence, la drogue, le sexe même, et la prostitution » martelait le Président de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Georges Haddad au micro de CNews. Les mobilisés qu’on qualifiait partout depuis des semaines d’agitateurs, de « minorité d’extrémiste » dont certains ne seraient « même pas des étudiants » étaient déjà presque noyés sous les diffamations. Ce fut le coup de grâce d’une guerre médiatique nécessaire avant de faire parler la poudre. Éluder les modes d’action des étudiants mobilisés et leurs revendications, guetter le moindre débordement en marge de l’occupation pour le médiatiser en long, en large et en travers, tels furent les autres moyens employés pour médiatiser l’occupation des étudiants de Tolbiac depuis ses débuts. Ainsi, seuls quelques articles des médias dominants ont fait par exemple état des cours alternatifs organisés chaque jour dans les amphis du centre et des actions de soutien aux cheminots [2]. Quand aux voix de Georges Haddad Président de Paris 1 et des étudiants positionnés contre le blocage, elles furent souvent privilégiés à celles des étudiants mobilisés eux-mêmes. Les coups portés furent incessants, chaque polémique provenant de près ou de loin des occupations d’universités étant comme autant de brèche à exploiter aussi bien par l’administration, la ministre de l’enseignement supérieure Frédérique Vidal [3] et les médias pour discréditer les occupants. C’est le saccage du local de l’Union des étudiants juifs de France qui en fut le pinacle. Un reportage du Quotidien tenta de démontrer l’antisémitisme des militants. Pourtant, ces derniers condamnèrent promptement et collectivement cet acte de vandalisme anonyme qui, sous couvert d’antisionisme, s’attaque tout bonnement aux étudiants juifs [4].
Cette offensive médiatique toucha l’ensemble des mobilisations, toujours avec la même virulence contre les grévistes [5]. À Tolbiac, elle occasionna beaucoup de tensions au sein même du mouvement. Les étudiants mobilisés ont en conséquence restreint tant bien que mal l’activité des journalistes au sein de la faculté. Il s’agissait d’éviter de nouvelles intrusions malveillantes. Martin, étudiant en master d’histoire à Paris 1, explique la démarche collective pour combattre les médias traditionnels hostiles à la mobilisation. « Pour filmer l’intérieur de la fac, on a proposé que ce soit moi qui tienne leur caméra. Cela a très bien fonctionné avec France 3. » Une méthode à double-tranchant. « France 2 a été beaucoup plus hostile avec nous. On les avait interdit de rentrer car ils n’acceptaient pas nos conditions. Ils ont ainsi fait un reportage très négatif sur le mouvement en disant notamment qu’on était trente à l’intérieur la nuit, un mensonge. C’est ce qui a clairement donner des ailes aux fascistes pour nous attaquer, le jour même de la publication de ce reportage le 6 avril [6] ». Le bras-de-fer médiatique fut ainsi le nerf d’une guerre presque perdue d’avance face aux médias dominants qui, surplombant la mobilisation, ont comme déroulé le tapis rouge devant Tolbiac pour l’arrivée de l’extrême-droite puis des CRS. Les méthodes de restriction des médias ont été ainsi peu à peu renforcées par les étudiants, mais le mal était fait. « On a finit par restreindre la présence des journalistes à quelques heures dans la journée. Cela s’est mieux passé quand on a commencé à leur imposer notre calendrier ».
De cette prise de conscience que les journalistes comptaient parmi les pires ennemis du mouvement étudiant [7] est née une autre initiative que leur filtrage par les militants. Celle, inédite, de « Tolbiac Auto-Média », diffusée sur la page Facebook « Paris 1 mobilisée contre Macron et la sélection ». Son registre, tantôt parodique et tantôt plus traditionnel, a imposé sa présence sur les réseaux sociaux et a su d’adapter aux intempéries. Martin nous décrit son origine. « L’idée était de contrôler les images produites à l’intérieur de la fac en les faisant nous-mêmes pour les proposer aux journalistes sur une banque de données. Puisqu’ils ne s’en sont jamais servis, nous avons commencé à publier des productions vidéos sur Facebook pour nous médiatiser nous-mêmes ». Avec quels objectifs ? « On voulait réagir à la politique de l’administration qui tentait de nous décrédibiliser par des mails incessants aux étudiants. Déjà, il fallait prouver qu’on était bel et bien des étudiants et pas des gens venus de l’extérieur. Pour que les étudiants qui sont prêts à nous suivre nous suivent. Que les cheminots, les hospitaliers leur emboîtent le pas ». Les premières vidéos, au ton humoristique et décalé, s’adressaient donc d’abord au personnes susceptibles de grossir les rangs de la mobilisation tout en répondant directement aux diffamations médiatiques. « Pour répondre à ces mensonges absurdes, on ne peut répondre que par l’absurde, qui est un très bon outil de communication sur les réseaux sociaux. Et cela a très bien fonctionné, on a cumulé plus d’un million de vues avec les cinq premières vidéos. Plus que ce qu’on aurait atteint avec des vidéos plus conventionnelles ». En détournant les méthodes traditionnelles du journalisme à la manière du Gorafi [8], ce média auto-géré par les étudiants a démontré qu’on pouvait utiliser efficacement une forme journalistique divertissante pour combattre des préjugés plutôt que de les entretenir. Quitte à en faire surgir d’autres. « BFMTV a comparée notre première vidéo à celles du FLNC (Front de Libération National Corse). Des militants traditionnels nous ont aussi critiqué avec des arguments parfaitement recevables. Nous avons donc évolué vers des vidéos plus sobres pour rendre compte des événements ».
Si une telle démarche a su faire parler d’elle immédiatement par son ton provocateur, c’est bien sa capacité d’adaptation qui lui a permis de se pérenniser. Les nombreuses évacuations des universités par la force entre mi-avril et mi-mai ont ainsi désorganisé l’ensemble de la mobilisation, mais ne l’ont pas fait mourir, tout comme la volonté de construire un média étudiant autogéré. C’est ainsi que la page Facebook
« Dernier·e·s de Cordée », a été créée le 28 mai par des étudiants provenant de plusieurs facultés parisiennes, épaulés sur le plan logistique par des membres de TV Debout. Voulant sensibiliser un public plus large qu’avec leur précédent média, ils publient des reportages aussi bien sur la mobilisation étudiante et ses blocages de partiels que celles des hospitaliers ou des salariés de McDonald’s, dans une logique de convergence des luttes. Même si le ton adopté ressemble plus à celui des médias traditionnels, ils ne renient pas leurs origines parodiques. En témoigne la description de la page. « Jeune start-up autogérée composée de professionnel·le·s du désordre, il s’agit pour nous de rendre compte de l’actualité qui est écrite par les “dernier·e·s de cordée”, dans les gares, dans les bureaux de poste, les hôpitaux, les universités, et partout où se rassemblent les différents secteurs en lutte. Car c’est notre projet ». Surtout, le principe de refuser la personnification du politique dans le champ médiatique est respecté jusqu’au bout. En effet, c’est ce refus qui motiva les militants à porter des masques d’animaux dans les premières vidéos de « Tolbiac Auto Média », s’inspirant des zadistes en lutte contre l’enfouissement de déchets nucléaires dans la ville de Bure. En voulant élargir son public, le média étudiant abandonna cette idée, mais tout en évitant avec soin de fabriquer des représentants attitrés des différents foyers de lutte. En cela, cette autogestion médiatique renforce la logique de refus de toute représentation politique qui fait la spécificité des derniers mouvements sociaux, de Nuit Debout aux Black Block. Un refus qui lui permet aussi de se distinguer de l’appropriation d’internet par les médias télévisuels, les partis [9] et les personnalités publiques avec leurs chaînes Youtube, où la personnification du politique est toujours de mise.
« Le mouvement de 2018 est la copie d’une copie, l’imitation d’une imitation » [10], assène Alain Finkielkraut dans les colonnes du Causeur. Considérant l’auto-proclamation de La Commune de Tolbiac, de Censier, etc., la référence permanente et presque religieuse dans les AG au mouvement étudiant de mai 68 et à la « convergence des luttes », il ne semble pas si évident au premier abord de lui donner tort. Les expériences autogestionnaire à Tolbiac, que ce soit les très nombreux cours alternatifs ou bien la naissance d’un média autogéré, viennent pourtant réfuter une telle critique, tant ils permettent de décloisonner et de se réapproprier de manière nouvelle la fabrication du savoir et de l’information. Certes, l’opinion publique n’a pas été suffisamment sensibilisée à la cause des étudiants, notamment car les réseaux sociaux restent une vitrine de l’actualité moins légitime que les médias traditionnels. Le semi-échec des mobilisations de ce printemps ne doit pas nous faire oublier qu’il s’inscrit dans une vague de fond qui, depuis des années et particulièrement depuis deux ans, ne cesse de grandir. Et qui surtout ne cesse de faire germer des moyens d’action mieux adaptés à notre époque. À l’heure de la surinformation, de la post-vérité et d’une crise générale des médias, la volonté des mouvements sociaux de s’auto-médiatiser est vitale. C’est cette démarche qui permet et permettra à l’avenir d’éloigner le spectre de Mai 68 pour faire vivre le présent des manifestations et marquer l’histoire de leurs empreintes.