Le mouvement des Gilets Jaunes à la Réunion

Le déclencheur d’un réveil historique

paru dans lundimatin#167, le 29 novembre 2018

Vous l’avez sûrement déjà lu quelque part : « la Réunion est à feu et à sang », « émeutes », « explosion de violences à la Réunion ». Depuis le début du mouvement, le 17 novembre 2018, et depuis neuf jours aujourd’hui, la Réunion connaît une révolte sociale d’une ampleur jamais connue jusqu’ici. Un couvre feu a été instauré le 20 novembre, et levé ce dimanche, suite à une accalmie. Une nouvelle semaine de blocage s’annonce aussi bien sur les routes que sur les points stratégiques, tel que le Port Est, la préfecture ou l’aéroport de Gillot.

Les médias et politiciens déroutés, tentent de diaboliser le mouvement à l’aide de phrases chocs, de quelques rumeurs de racisme anti-blancs teintée du discours habituel visant à séparer les « gentils-Gilets-Jaunes » des « méchants-jeunes-casseurs ». La réalité est cependant bien plus complexe que ne laissent l’entendre les médias réunionnais et métropolitains.

Car la dépeindre serait admettre une forme d’échec, celui que les tentatives de « nationaliser » l’île à l’aide de manoeuvres politiques et sociales n’ont atteint qu’une partie privilégiée de la population créole, la classe moyenne, celle qui gagne à peine plus que le smic et roule en Dacia Duster à crédit. Ce serait admettre que les créoles ne sont pas ce peuple naïf, bon seulement à accueillir les touristes, à fournir des Miss France métissées et à produire du rhum. Ce serait mettre à mal un univers post colonial agréable pour tout le monde, convenable, un modèle de réussite républicain après des siècles de domination, de déportation et d’esclavage. A la Réunion, y’a bon, tout est beau, tout est joyeux et les zorey marchent pieds nus, sirotant leur Dodo sur le front de mer de St Leu tandis qu’un magnifique soleil couchant disparait derrière les vagues. Quel merveilleux tableau, qu’on ne doit absolument pas ternir, sous peine de perdre la poule aux oeufs d’or, le Graal : le tourisme, principale économie de l’île. D’ailleurs, les politiques le savent et tiennent cet argument comme une épée de Damoclès au dessus de nos têtes. Certains élus en ont donc fait leur cheval de bataille, préserver ces quelques emplois au détriment de toutes voix raisonnables. Le littoral, de St Pierre à St Paul, est à la solde des restaurateurs, hôteliers, bars, boîtes de nuit et magasins de vêtements coûteux, et gare à celui qui désirerait remettre en question ce monopole.

Aéroport de Gillot. Source : IMAZ Presse Réunion

Dans le même temps, l’île est complètement dépendante de ses automobiles. Avec un réseau de bus dysfonctionnel, voir quasi inexistant dans certaines zones de l’île, et avec la disparition progressive des emplois et des commerces de proximité, le créole aime sa voiture, car même lorsqu’il est précaire, elle lui garantit sa liberté de mouvement. Et ça, c’est quand il en possède une. Car nous approchons du coeur du problème. Ici, plus de 40% d’entre nous vivent sous le seuil de pauvreté, et la moitié de la jeunesse est sans emploi. D’ailleurs, même avec un bac en poche, il est très difficile de trouver autre chose qu’un contrat aidé, ou un « contrat pro ». Ainsi la jeunesse réunionnaise ne possède que deux choix : vivre en dessous du seuil de pauvreté à la Réunion, ou s’exiler en métropole dans l’espoir de gagner un SMIC. Pourtant, ces dernières années, la Réunion est présentée chez les cadres de métropole comme l’endroit idéal pour une mutation sous le soleil. Ainsi, 70% des cadres à la Réunion... sont métropolitains. C’est sans compter les renovations dans les zones balnéaires, la créations de routes flambant neuves et au coût exhorbitant, la corruption flagrante des élus (causant un taux d’abstention qui ne cesse d’augmenter au fil des élections), tout cela au détriment d’une population de plus en plus stigmatisée par les médias, précaire et dont les quartiers populaires sont abandonnés, amas de logements insalubres où la criminalité augmente dans l’indifférence générale, avec comme seules réponses des politiques une répression toujours plus violente.

Cela fait trente ans que chaque mouvement social provoque, dans ces mêmes quartiers, des émeutes de la part de cette jeunesse oubliée, moquée, souvent réduite au stéréotype du jeune fumeur de zamal, fainéant et avide des aides sociales. Qu’est-ce qui le lie alors au Gilet Jaune « originel », qui, bien qu’issu de la classe ouvrière réunionnaise, souvent salarié, véhiculé, subit lui aussi les affres de la situation économique de l’île ? La réponse est simple : le coût de la vie en général est bien plus élevé qu’en métropole. Que ce soit le prix des courses, de l’immobilier ou des loisirs, tout est excessivement cher. L’accès à la propriété et l’ascenceur social sont bloqués, accessibles seulement à une classe moyenne supérieure qui s’est depuis longtemps désintéressée des problèmes sociaux de l’île et qui se satisfait de ses privilèges tout en regardant de haut leurs compatriotes plus démunis, qui subissent de plein fouet les moqueries et railleries : le créole serait alcoolique, fainéant, jaloux, pas assez sophistiqué, assisté par les aides sociales... et j’en passe. La moindre revendication passe alors pour de la convoitise. L’amour des créole pour leur patrimoine naturel ? Du racisme anti-blanc. Car oui, ici, refuser que les espaces naturels soient détruits par le tourisme de masse, est considéré comme raciste. Réclamer plus d’égalité et d’opportunités, afin d’être traité au même titre que les métropolitains ? De l’assistanat ou pire, de la jalousie. L’homme et la femme créole sont alors dépeints comme des êtres grotesques, en retard sur leur temps, réduits à leurs problèmes sociaux et leurs addictions dans les médias locaux, qui aiment à mettre l’accent sur les faits divers extrêmes.

Aussi, lorsque les Gilets Jaunes commencent à bloquer les routes, viennent se joindre à eux les gens des quartiers, et pas seulement les jeunes. La population réunionnaise précaire descend sur les axes routiers, et partage sa colère. Sa colère d’être oubliée, moquée, soumise à l’humiliation de la pauvreté et du manque d’avenir, sa colère de n’être au final qu’un ensemble de citoyens de seconde zone, comme si la Réunion n’était que cette image de carte postale sur papier glacé, un parc d’attraction géants pour les touristes et métropolitains en manque de soleil et d’exotisme.

Les émeutes le soir, ne touchent que les symboles d’ultra consommation, les fast foods, concessionaires auto, vendeurs de téléphonie mobile ou supermarchés. Certains aimeraient lire ici que ce sont deux population distincte : une qui manifeste pacifiquement la journée, et l’autre qui brûle et détruit la nuit. La réalité, c’est que c’est un mouvement spontané et global, et il n’y a pas de scission radicale entre ces deux entités. Je ne dis pas là que tous les Gilets Jaunes se joignent aux émeutes du soir, la majorité ne le font pas, mais ce serait mentir que de dire que ce mouvement a exclu les « casseurs », qui en font partie intégrante. Ce serait mentir que de dire qu’il ne s’agit que de jeunes de cité stéréotypés. Les médias réunionnais eux même peinent à imposer cette vision des choses dans la population, et ont depuis le début du mouvement, perdu pour beaucoup de créoles le peu de crédibilité qu’ils leur restaient. Une certaine radio, pour laquelle en 1991 certains s’étaient battus, émeutes comprises, a été accusée en direct de filtrer ses appels, afin de ne faire entendre que les avis négatifs sur le mouvement, et de relayer des intox comme par exemple que les bloqueurs de route s’en prenaient aux automobilistes zorey.

D’ailleurs, les politiques eux-mêmes peinent et échouent à récupérer le mouvement. Durant les rassemblements, on leur retire le micro des mains, afin de les empêcher d’amener l’attention sur eux, et souvent, finissent par quitter le lieu sous les huées des manifestants excédés. Pour la plupart, c’est une certitude : oui à des portes paroles, ceux qui sauront retranscrire sans concession les revendications du mouvement, non aux politiciens corrompus, qui selon les Gilets Jaunes réunionnais, n’auront en tête que leur propre réussite dans la hiérarchie politique.

Sur le terrain, les bloquages sont spontanés, et s’organisent par quartier, à travers les réseaux sociaux et le bouche à oreille. La plupart des manifestants mettent un point d’honneur à rester, y compris après le couvre feu. Aujourd’hui les axes routiers sont toujours bloqués, à raison de plus ou moins 30 barrages routiers par jour. En fonction du quartier, et de sa population, les barrages peuvent aller d’une dizaine de personnes à une centaine de participants. Certains barrages sont même entièrement organisés par des personnes ne portant pas le gilet jaune. Il s’agit généralement de barricades, faites de barrières, palettes, panneaux de signalisation mobiles, branches ou rochers, mis sur la route afin de dissuader ceux qui aimeraient accélerer. Le couvre-feu est ici considéré comme une plaisanterie, peu prennent l’obligation de rester chez eux au sérieux, et à 21h, tout le monde est toujours dehors, familles et badauds aussi. D’ailleurs, pour motiver les troupes, des sounds system sont venu poser du son, open mic compris, au Port Est, devant préfecture et à d’autre barrages... On est bien loin de l’image de la population effrayée et terrée chez elle.

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L’économie de l’île a été sérieusement ralentie. Si certains commerces de proximité, bazardiers ou petites supérettes, ouvrent en journée, la plupart des magasins, boulangeries ou restaurants ont le rideau baissé depuis une semaine. Certains supermarchés ouvrent quelques heures dans la journée, mais il est impossible d’y faire de vraies courses, tant les queues sont longues, et les étagères bien moins fournies. Les gens se contentent donc du minimum, et, toujours sur les réseaux sociaux, la solidarité s’organise ici et là : les gens partagent les lieux où des agriculteurs vendent leur production, où trouver des oeufs, du lait pour les enfants, où un convoiturage afin de désengorger les routes. La stratégie du préfet actuellement est de monter la population bloquée contre les bloqueurs. Elle échoue encore lamentablement, car au barrage de Gillot, c’est même des transporteurs de marchandises qui, alors qu’ils attendent dans la file comme tout le monde, descendent offrir des vivres aux manifestants. Des riverains viennent donner des repas et de l’eau, les agriculteurs installent des stand aux barrages un peu partout sur l’île pour écouler leur production. Il y a une prise de conscience de la part de la population : consommer autrement devient possible.

Port Est. Source : IMAZ Presse Réunion

Des points de blocages hors des axes routiers se sont organisés ces derniers jours, afin d’empêcher l’accès à des points stratégiques, notamment celui de Port Est, où les marchandises arrivent par bateau, ou même l’aéroport de Gillot. Un des points clés, la SRPP, est une zone de conflits réguliers entre les CRS et les manifestants. En effets, la police, aidée de renforts militaires et de CRS, bloquent la zone afin d’assurer des convois de camion citerne ou du ravitaillement. Leur sous effectif les empêchent d’être présents aux autres zones de blocage, mais les hélicoptères cadrillent régulièrement la zone et la tension reste forte. Certains barrages routiers ont fait l’objet d’affrontements violents entre les CRS et les Gilets Jaunes. Pourtant, ces affrontements se sont souvent déroulés face à des rassemblements pacifistes, et les zones touchées par les émeutes ont souvent été épargnées.

Il semble que l’effectif ne sois pas suffisant pour qu’ils osent approcher des lieux où les rassemblements concentrent plus de monde et où le rapport de force ne jouerait pas en leur faveur. Ils se contentent donc pour le moment de tirer au flashball, de gazer et de charger des familles et des militants qui lèvent les bras face à eux, en chantant. Outre le ridicule de la situation, il semblerait que compte tenu du mouvement actuel se déroulant en métropole, ils ne soient pas en mesure d’assurer la répression promise par Emmanuel Macron. Pourvu que cela continue.

Aesha Guillon

SRPP, 24 novembre 2018. Source : IMAZ Presse Réunion
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