« Le monde peut basculer, d’un instant à l’autre »

Rencontre avec Mitia Fedotenko

paru dans lundimatin#329, le 7 mars 2022

Nous rencontrons Mitia à distance, le temps d’un échange, pour cet artiste chorégraphe en pleine période de préparation autour de son nouveau projet « Roulette Russe » : l’invasion russe du territoire ukrainien ordonnée par Vladimir Poutine vient de débuter depuis seulement quelques jours au moment de notre entretien. Tandis que le monde est suspendu aux nouvelles du front, sidéré par l’éclatement d’une guerre sur le sol européen, nous éprouvions le besoin de proposer un autre regard sur les événements – une vision singulière qui permette de comprendre et de penser cette épreuve commune.

Mitia nous accorde cet entretien durant son seul et unique jour de repos, alors qu’il consacre la majeure partie de son temps à son travail de création. « Je vais bien ? C’est difficile à dire. Je vais bien c’est une phrase banale à la française » nous répond-t-il en esquissant un sourire gêné. Depuis sa position, le contexte actuel ne peut qu’être générateur d’inquiétudes : Mitia vit à cheval entre la France, où il a construit son parcours d’artiste chorégraphe, et la Russie, pays où il est né dans les années 1970 du temps de l’union soviétique. Présent en métropole depuis 23 ans, son parcours de vie symbolise à lui seul la dimension fratricide du conflit ukrainien : de nationalité russe et d’origine ukrainienne, il rencontre son épouse Natacha à Moscou – elle-même née en Ouzbékistan de parents russes et biélorusses – et travaille depuis toutes ces années entre la France, la Russie, l’Allemagne ou encore la Suisse. A cette identité multiple s’ajoute celle d’artiste, avec toute sa dimension transnationale « Je suis artiste, cela signifie que dès le départ je suis prêt à aller là où mon art me mène. Ma conclusion sur cette question est que je suis avant tout un citoyen du monde. »

Au fil de notre échange avec Mitia Fedotenko, l’art apparait toujours comme intrinsèquement lié à aux enjeux politiques et historiques. Quand on le questionne sur ses liens avec l’opposition en Russie, il souligne à plusieurs reprises son positionnement : artiste avant tout, son langage demeure celui des corps en mouvements. Il nous décrit les années précédant le durcissement du pouvoir de Vladimir Poutine comme une période relativement floue, un temps où la fable « d’une démocratie un peu différente, à la russe » pouvait encore subsister. Les manifestations n’étaient pas encore interdites, comme la possibilité d’exprimer son désaccord avec le pouvoir politique. Mais, les dernières années constituent pour lui un véritable point de bascule : « Jusqu’à présent je me considérais comme un artiste en exil volontaire, de la même manière qu’Anatoly Vassiliev, un compatriote et grand metteur en scène. Je veux dire par là que je pouvais vivre physiquement en Russie, mais sans pouvoir exercer mon métier et m’exprimer librement. »

L’empoisonnement de l’opposant Alexeï Navalny en août 2020 marque alors une rupture : si auparavant la nature criminelle du régime ne faisait déjà aucun doute, avec notamment l’assassinat de nombreux journalistes ou opposants politiques – Anna Politkovskaïa en 2006, Natalia Estemirova en 2009 ou encore Pavel Cheremet en 2016 pour ne citer qu’eux – aujourd’hui le Kremlin ne s’encombre plus du moindre ornement démocratique, que ce soit devant le peuple russe ou face au monde occidental. « L’enquête diligentée par l’Allemagne a révélé au grand jour la véritable nature de Vladimir Poutine : depuis il ne peut plus faire semblant. Les gens ont vu le vrai visage du gouvernement, ils savent que les autres dirigeants ne sont que des marionnettes et que les décisions ne sont prises que par une seule personne. Ce n’est pas un Conseil de Sécurité qui décide de l’invasion en Ukraine comme on l’a vu à la télévision : c’est lui qui décide tout cela ! »

Face à ce tournant, Mitia tente d’apporter sa propre contribution depuis Montpellier : des performances proposées devant le cinéma le Diagonal à la défense de son ami et metteur en scène Kirill Serebrennikov, il met à profit dès que possible sa position d’artiste russe vivant en occident. Il nuance quant aux personnes qui ne prennent pas directement position en Russie, avec une clairvoyance particulière sur l’évolution de la société française « Moi je vis en Europe, dans un certain confort, même si la démocratie a reculé en France ces dernières années – notamment depuis les gilets jaunes. Ce n’est plus la démocratie que j’ai connue quand je suis arrivé en 1996, mais les choses restent incomparables. Ici je ne suis pas poursuivi, je peux parler avec vous en m’exprimant librement sans craindre de représailles. »

Lorsqu’on l’interroge sur les risques encourus par les citoyens russes qui manifestent actuellement contre la guerre en Ukraine, ses précisions font froid dans le dos. Impossibilité de se réunir à plus de trois sous la forme d’un « piquet » sur le papier, arrestation et prison systématique pour le moindre opposant dans les faits. Malgré une répression féroce, le monde culturel et artistique russe semble se mobiliser depuis le début de l’invasion « Certains citoyens sont en train de créer un mémorandum : des artistes, des dirigeants de théâtres, des journalistes… Des personnes qui ne veulent pas être associés à cette politique meurtrière, des personnes qui ne veulent pas avoir les mains tâchées de sang, qui ne veulent pas être liées à ce dictateur. Je suis touché de voir que ces gens existent, que le monde se réveille. Elena Kovalskaya, qui dirigeait le centre de Meyerhold à Moscou vient de démissionner pour marquer son opposition à Poutine – rien que le nom est parlant, il faut connaitre Meyerhold, son histoire et comme il fût assassiné par Staline. » Les liens entre passé et présent se manifestent régulièrement dans notre conversation : pour comprendre ce qui se trame en Ukraine, impossible de faire l’impasse sur l’aspect historique. « Il faut connaitre l’histoire de la Russie qui débute à Kiev… Nous sommes deux peuples fraternels, avec une histoire commune. »

Il y a d’une part l’émotion, de l’autre un regard limpide sur les réalités géopolitiques qui se jouent en Ukraine. Il comprend le souhait des ukrainiens d’intégrer l’OTAN, seule protection viable face à ce « fou furieux de Poutine » tout en contrastant les résultats de cette alliance, qui ne représente en aucun cas « une panacée pacifique ». Avec prudence, Mitia nous précise tout de même que ses mots « sont ceux d’un citoyen russe, non d’un politique »  : une position qui demeure liée à son statut d’artiste tant son travail occupe une place importante dans sa vie : « Actuellement je rentre au théâtre à 9h et j’en sors à 21h… Le reste du temps je m’informe par internet, en particulier sur les rassemblements de soutien à l’Ukraine qui se déroulent sur Montpellier. »

Depuis ce lundi, la maison des relations internationales montpelliéraine se mue en centre de coordination des aides à destination de l’Ukraine avant leur acheminement sur place. Mitia nous explique s’être entretenu avec le vice-président de la métropole à ce sujet : il existait déjà trois associations russes, mais aucune ukrainienne. Si la nécessité d’une telle structure parait évidente, le rôle des associations russes peut également être crucial « Si l’on récupère des dons, de la nourriture, du matériel médical et tout ce dont les ukrainiens ont besoin cela peut passer par des associations russes. Je dirais même que symboliquement c’est très fort. Un bras tue, l’autre essaye de réparer : mais on sait bien que la tête est pourrie et cette tête s’appelle Poutine. C’est donc aux russes de se montrer et de se positionner au plus vite pour aider l’Ukraine à surmonter cette épreuve, avec le moins de victimes possibles. » Au moment où nous écrivons ces lignes l’association SOS Ukraine-Montpellier vient de naitre, avec une première assemblée générale tenue à la maison des relations internationales.

Quand on pose la question du rôle que peut jouer le peuple russe face aux agissements meurtriers de Vladimir Poutine, la réponse se veut sans équivoque « Si ce n’est pas nous, citoyens russes, qui avons permis l’arrivée de ce dictateur au pouvoir, qui va se lever contre lui ? C’est notre part de responsabilité. Moi, je le dis ouvertement, j’ai honte d’être russe aujourd’hui. Désormais je ne porte plus seulement le poids des conneries de l’union soviétique mais aussi celles de Poutine. Comment se fait-il que ce dictateur dirige le pays depuis 21 ans ?! 21 ans qu’on le supporte ! Cela fait déjà une génération qui est née sous ce pouvoir, une génération qui n’a rien connu d’autre que Poutine… Ils ne savent pas qu’une autre direction est possible. Ces gens qui peuvent voyager, qui peuvent obtenir des visas et voir comment les gens vivent ailleurs dans le monde, en France, aux États-Unis, ces amis que j’invite chez moi avec ma femme, qui visitent Montpellier, qui vont dans les beaux restaurants… Ces gens-là ne se rendent pas compte que toutes ces libertés ne viennent pas toutes seules, elles ne tombent pas du ciel. Il faut se battre pour avoir tous ces droits. C’est un peu la fameuse phrase : si tu ne t’intéresse pas à la politique, il y a de grandes chances qu’elle finisse par s’intéresser à toi. »

En ce qui concerne l’attitude des dirigeants occidentaux, Mitia critique le double-jeu qui était jusqu’ici la règle – entre attaques sur les aspects dictatoriaux de Poutine, et négociations, afin d’obtenir l’acheminement de gaz russe vers l’Europe à moindre coup. Dans le cadre actuel, les « sanctions nutritionnelles » qui concernent les flux financiers ne sont pour lui pas à la hauteur de l’enjeu « C’est par notre absence et notre inaction que nous en sommes là. On ne peut plus reculer. Je ne parle même pas de la démocratie, il s’agit de la possibilité même de la vie dans le monde de demain. » Il est vrai que de notre point de vue d’européen de l’ouest, le réveil est amer : comment justifier l’absence de réactions concrètes face à Vladimir Poutine, avant même le début de l’invasion russe ? Nous nous étions accommodés des affres du personnage en échange de quelques broutilles pécuniaires. Nous voilà maintenant face au mur, pris dans une guerre que nous pensions cantonnée aux livres d’histoire.

Avant de se quitter nous demandons à Mitia Fedotenko quel pourrait être l’avenir des initiatives artistiques conjointes qu’il a développées entre la France et la Russie. Depuis 2017 et la signature du pacte de jumelage entre la région de Kalouga et la métropole de Montpellier, le chorégraphe s’est joint à cette alliance – amenant une véritable dimension artistique au sein d’un échange à vocation économique avec l’aide de Nathalie Brun, co-fondatrice de la structure dansePlatForma. « Depuis 2019 où nous sommes allés faire une recréation d’une de mes pièces qui s’appelle Génération (pomm)ée – une œuvre franco-russe – nous étions à l’initiative, Nathalie et moi, de la structure dansePlatForma, un projet très important pour moi en tant qu’artiste russe qui vit dans le paysage chorégraphique français et notamment montpelliérain. Ce projet a deux facettes : d’un côté une aide apportée aux chorégraphes russes, leur donner de la visibilité en Russie et la possibilité d’une structuration mais aussi d’ouvrir une fenêtre sur la France afin de pouvoir s’exporter, en particulier sur Montpellier. »

La première édition s’est déroulée en juillet 2021 au Domaine d’Ô avec la présentation de trois lauréats choisis dans le cadre de cette initiative. Forte de cette première expérience réussie, la compagnie décide de revenir cette année avec « Open call » depuis le 17 février – soit quelques jours avant le début de l’offensive russe. « Aujourd’hui je ne peux pas vous dire avec certitude ce qu’il va se passer. On a reçu quelques candidatures mais je pense que les chorégraphes et les artistes sont fortement perturbés par ce qu’il se passe, ils ne voient clairement pas leur avenir… Ils sont dans la préoccupation quotidienne. » Malgré une actualité dramatique, Mitia tente de se raccrocher à son rêve « celui de Diaghilev » avec la volonté de faire découvrir la danse contemporaine russe aux français, chaque année, via le festival dansePlatForma.

Nous nous quittons au bout d’une heure d’entretien. Les sourires sont sincères, l’angoisse palpable. L’heure est grave : nous le savons de part et d’autre. Le monde peut basculer d’un instant à l’autre. « L’art et en particulier la danse sont des langages universels, peut-être plus que le théâtre parce que cela va au-delà de la parole. Nous avons le privilège de porter notre vision du monde et de raconter nos histoires grâce à cet instrument universel qu’est le corps. Je pense qu’il faut continuer sur cette voie : il y a de fortes chances que l’on parvienne un jour à faire taire les canons. »

Samuel Clauzier

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