J’avais quelques jours de libres dans le sud de la France, entre une conférence à l’Université de Montpellier et une autre au sein de l’AAAA (Association Arlésienne des Archéologues Amateurs) et je décidais de mettre ce temps libre à profit pour ranimer mes vieilles connaissances ornithologiques, et aller en Camargue observer hérons, aigrettes, foulques, tadornes, ibis, les fascinants rapaces et les flamands roses à l’air stupide.
J’avais donc pris pension dans une modeste auberge à Sommières, très jolie ville médiévale aux petites ruelles étroites et ombragées, dominée par un majestueux château fort.
Après avoir défait ma malle dans la chambre fraîche aux volets clos et aux toilettes sur le palier, je descendis pour m’offrir une petite absinthe. On m’installa sous une tonnelle fort agréable, et l’on me servit mon absinthe. Commençant à la déguster, je remarquai à une table proche de la mienne un monsieur qui semblait très âgé. Son visage tanné par le soleil était sillonné de rides profondes. Il avait un geste étonnant : il portait régulièrement ses doigts à sa bouche, d’une façon très particulière. Ecartant les lèvres, il rentrai son pouce et son index dans sa bouche comme s’il y repoussait quelque chose. Je compris très vite qu’il portait un dentier qui, mal ajusté, devait sans cesse être remis en place.
Comme je suis d’un naturel avenant, et surtout très curieux, je lui fis un salut de la tête et un sourire, qu’il me rendit sans ouvrir les lèvres mais avec une lueur engageante dans le regard. Après avoir échangé quelques banalités sur la chaleur, les bienfaits de l’ombre et les vertus de l’absinthe dont il fallait cependant se méfier, nous fîmes plus ample connaissance. Il me raconta qu’il avait travaillé toute sa vie dans une manade, aux tâches les moins nobles, charrier le fumier, réparer les clôtures, soigner un cheval blessé resté l’écurie ou un jeune veau dont la mère ne voulait pas... Il n’avait jamais aimé ça. C’est à dire qu’il avait bien aimé s’occuper des bêtes, mais pas ce à quoi elles étaient destinées : les courses de taureaux, qu’il considérait comme une barbarie, ce à quoi j’acquiesçais. Bien sûr il me demanda en retour quelle était mon activité. Je lui expliquais donc que je parcourais les contrées du pays, les campagnes, les villes et les villages, et que je récoltais chansons populaires, légendes diverses, histoires réelles ou imaginaires, et que ces connaissances étaient précieuses pour comprendre notre beau peuple de France. Il me regarda longuement, puis eut un rire silencieux, lèvres serrées, rire qui faisait vibrer son ventre étonnamment proéminent pour un corps vieux certes, mais encore svelte et vigoureux.
Devant mon regard interrogatif, il approcha sa chaise de la mienne, et à voix basse, m’assura que je ne connaissais certainement pas l’histoire interdite, histoire de tauromachie qui porte malheur à qui la raconte, et à qui l’écoute. Je restai coi, mais vous vous doutez bien que ma curiosité tant naturelle que scientifique fût émoustillée au plus haut point. Je n’avais bien sûr que faire des superstitions, et la tauromachie est un terrain d’étude magnifique pour qui s’intéresse à la nature humaine. Je voulais en savoir plus, je le lui fis savoir. Il me dit qu’il voulait bien me revoir, le lendemain, à la même heure, mais pas ici. Chez lui, au 3 Passage de Bombe Cul, au cœur de la vieille ville. Il me dit qu’il s’appelait Pierre, se leva, et partit sans me saluer, et sans me laisser le temps de me présenter à mon tour. Autant vous dire que la nuit et la journée suivantes me parurent longues, et que je ne sortis même pas de leurs étuis mes appareils d’observation des oiseaux, dont un puissant télescope avec lequel je pouvais compter les plumes sur la tête d’une huppe à cinq cents mètres.
A l’heure de l’absinthe, je me trouvais dans le passage de Bombe Cul, un coupe gorge très en pente qui portait bien son nom. La porte du numéro trois se trouvait sous une sorte d’arcade, un peu enfoncée dans le mur de vieilles pierres dont les tailleurs avaient rendu l’âme depuis belle lurette. La porte massive, en chêne, avait un huis. Je le heurtai. La porte s’ouvrit aussitôt, comme si le monsieur dépositaire d’histoires secrètes et interdites m’attendait juste derrière. Il jeta un coup d’œil dans la ruelle à droite et à gauche, et sans prononcer un mot me fit rentrer, referma rapidement, et donna deux tours de clé. Il me regarda, hocha la tête, et il me semblait que quelque chose avait changé dans son visage. Je compris lorsque j’aperçus posé sur un tabouret auprès d’une couchette rudimentaire, un verre douteux rempli d’eau dans lequel baignait son dentier aux dents jaunies. Sans cette prothèse, j’avais l’impression qu’il avalait ses lèvres. Son sourire était un peu pathétique, mais son regard plein de bienveillance.
Il me tendit une chaise, posa sur la table une bouteille de vin et deux verres en s’excusant de ne pas m’offrir d’absinthe, celle ci étant au dessus de ses moyens. Son élocution était particulière, chuintante, mais je lui sus gré de ne pas rééquiper devant moi ses mâchoires de leur appareil peu ragoûtant.
Pendant qu’il versait le vin, je jetais un œil autour de moi. La pièce était petite, éclairée par une fenêtre qui donnait sur ce que je supposais être une cour, et je fus étonné de trouver chez un homme de sa condition tout un pan de mur recouvert de livres, dont je ne pouvais, de ma place, lire les titres. Il y avait aussi épinglées, une affiche de la Confédération Nationale du Travail, une autre de l’IWW, le puissant syndicat américain, et une photo d’un personnage que je reconnus comme Buenaventura Durutti, l’anarchiste espagnol. Pas de doutes, mon homme aimait les anarchistes ! Mais je décidai de passer outre ce détail fâcheux. Il attendit la fin de mon inspection, et je vis de la malice dans son regard. Sûrement avait-il perçu que mon visage s’était assombri devant ma découverte, et il me dit de sa voix chuintante : « Eh oui, j’aime les anarchistes et j’en suis, et cela n’est pas étranger à l’histoire que je vais vous raconter. Je me doute que vous vous demandez quel rapport il peut bien y avoir entre la tauromachie, la superstition, les anarchistes et un vieux bonhomme comme moi. Vous allez comprendre, mais s’il vous plait, ne m’interrompez pas. Et sachez que vous êtes la première personne à qui je fais part de ces faits enterrés, et que vous ne trouverez plus personne pour vous en parler ». Je le remerciai d’un hochement de tête, et il se lança.
« L’homme dont je vais vous raconter l’histoire s’appelait Manuel y Fuentes. Comme beaucoup de personnages qui eurent, au cours des siècles, des gestes forts et dangereux pour les ordres établis par les religions, les systèmes politiques, les traditions, il fût effacé des mémoires, et malheur fût décrété à quiconque évoquerait sa simple existence.
Manuel y Fuentes était né en Espagne. Il avait quatre ans quand la guerre civile éclata. Son père, anarchiste, fût assassiné par les franquistes avant qu’il eut le temps de se réfugier en France. Seule sa mère réussit à fuir, emportant le petit Manuel, un balluchon où ce qu’elle avait de plus précieux était une photo du père de l’enfant. »
Pierre se leva, ouvrit un tiroir, et me montra une vieille photo jaunie où l’on voyait un groupe de six jeunes hommes en tenues dépareillées, portant des armes. Tous riaient. De son doigt tordu par l’âge, Pierre désigna le plus grand du groupe. C’était le père de Manuel y Fuentes.
Il reprit :
« Sa mère réussit à passer la frontière, et redoutant les gendarmes français républicains qui enfermaient les républicains espagnols dans des camps du côté de Rivesaltes, elle ne se déplaçait que la nuit en cherchant les chemins de traverse, portant la plupart du temps le petit Manuel affaibli qui n’avait plus la force de marcher. C’est ainsi qu’elle arriva à la manade où je travaillais. J’avais treize ans, et je n’oublierai jamais. Je poussais une brouette de fumier lorsque je la vis venir par l’allée bordée de platanes qui menait à la grande maison. Elle était vêtue d’un corsage rouge déchiré à l’épaule, d’un pantalon en grossière toile bleue trop grand pour elle, retroussé aux chevilles et retenu à la taille par un gros ceinturon de cuir auquel était fixé une sacoche de type militaire. A ce ceinturon était aussi accroché son balluchon qui battait sur sa hanche à chacun de ses pas. Un foulard noir retenait ses cheveux, et sur son autre hanche, elle portait le petit Manuel. Dans sa main libre, une paire de chaussures qu’elle économisait, noires avec une lanière fine, une boucle dorée, et un petit talon.
Pierre s’arrêta un moment, et je vis ses yeux briller dans la faible lumière de la pièce.
Puis il reprit :
« J’eus l’impression d’une apparition tant elle était belle malgré son air épuisé, et pour ne rien vous cacher, mes treize ans en tombèrent amoureux.
Il n’y avait que le Papé à la maison. Les hommes étaient aux taureaux et aux chevaux, et les deux femmes qui vivaient là, Sonia, la femme du fils qui prenait la succession et Dolorès, la gouvernante elle aussi d’origine espagnole, étaient au marché de Lunel.
Ce fût donc le Papé qui l’accueillit. Il ne l’écouta pas lui dire qu’elle était solide, qu’elle pouvait travailler comme un homme, qu’elle savait coudre et cuisiner. Avec beaucoup de douceur, il lui prit des bras le petit Manuel, et l’invita à le suivre dans la cuisine. Il les installa tous les deux à la grande table devant une grosse miche de pain, une grande assiette de fromages et un pichet de lait.
Mais au retour des femmes, du fils et des gardians, les choses ne furent pas si simples. Les femmes ne voyaient pas d’un bon œil celle qui d’évidence, serait une concurrente, et le fils ne prévoyait que des ennuis à laisser son équipe de rustres manadiers côtoyer une femme aussi belle, libre qui plus est.
Bref, tout le monde voulait la remettre sur la route, voire aux gendarmes, à l’exception de moi-même dont l’avis ne comptait pas, et du Papé qui avait encore l’autorité du fait de son œil infaillible pour repérer le cheval exceptionnel ou le taureau formidable, domaine dans lequel son fils ne lui arrivait pas à la cheville. Et ce fût le Papé qui l’emporta.
En fait de concurrence avec les femmes, il n’y en eut pas. Anita, ah oui, elle s’appelait Anita je ne vous l’avais pas dit, Anita était une travailleuse appliquée et efficace, elle ne rechignait devant aucune tâche, et les deux femmes de la maison ne purent bientôt plus se passer d’elle.
Et en fait d’ennuis avec les hommes, il n’y en eut pas non plus. Chaque fois que l’un ou l’autre la serrait d’un peu près, il était reçu par sa voix rauque, qui en espagnol lui servait une virulente tirade. Bien qu’aucun ne parla espagnol tous comprenaient qu’il était risqué de chercher la bagatelle avec Anita. »
Pierre se pencha un peu vers moi
J’étais le seul, dit-il, du fait sûrement de mon jeune âge, à pouvoir passer de longues soirées à ses côtés, et quand je ne jouais pas avec Manuel, elle me parlait de liberté et de révolution.
Lui, le petit Manuel, était la coqueluche de toute la manade. Il était beau comme un dieu, câlin, rieur, s’entendant avec tout le monde. Il y avait cependant des moments où il n’était pas du tout sociable : c’était quand les gardians ramenaient dans le corral quelques vachettes ou quelques taureaux. Manuel restait des heures, accoudé à la palissade, fasciné, absent du reste du monde. Voyant cela, le Papé l’emmena assister à sa première corrida dans les arènes de St Laurent d’Aigouze. Ce fût une révélation. Dès lors, Manuel ne parlait plus que de toréer il se passionnait pour les grands noms de l’arène, pour les lignées de taureaux de combat, et le Papé, heureux de connaitre enfin ce qu’il n’avait pu connaitre avec son fils, alimentait cette passion de toute la science et de toutes les anecdotes qu’au cours de sa vie, il avait acquises sur la tauromachie.
Et pour Manuel, qui approchait les dix ans, tout cela passait avant la lecture, le calcul, et les leçons d’Anita sur l’histoire des luttes, la liberté, le pouvoir, l’organisation sociale et l’émancipation, leçons dont je profitais avec le plus vif intérêt.
Pierre vida son verre d’un trait, le remplit à nouveau, se gratta la gorge et reprit :
« Il m’arriva plusieurs fois de surprendre Manuel taquinant des vachettes dans le coral, et d’être moi-même subjugué par son élégance, sa souplesse, sa vivacité, et le plaisir immense qui émanait de tout son petit être quand il esquivait la charge à la dernière seconde.
Le Papé l’envoya auprès de quelques maitres de référence dont il buvait les conseils, les recommandations. Il s’astreignait sans cesse à des exercices affûtant sa souplesse et sa vivacité. On le voyait parfois traverser la cour en dansant. Il ne dansait pas, il toréait. Il faisait tourner autour de lui un taureau imaginaire, il esquivait sa charge, le corps tendu comme un arc, il reculait à petits pas et l’on voyait la muleta qui entraînait, comme dans un pas de deux, le taureau devant lui.
Il participa très vite à plusieurs novilladas, au cours desquelles il se fit remarquer pour son jeune talent, puis il reçu l’alternative d’un de ses maitres et eut droit à sa première mise à mort. Il se surpassa et reçut une ovation. Son nom était sur toutes les lèvres des aficionados, et lorsqu’il était au programme d’une corrida, des trafics s’organisaient pour revendre les billets au marché noir. Les femmes se pâmaient quand il entrait dans l’arène et les hommes, et non les moins virils, bien qu’ils ne l’avouassent jamais, lorgnaient d’un œil rêveur sa cambrure de reins et son joli petit cul moulé dans la soie. »
A ce moment, Pierre me jeta un regard malicieux, en riant de son rire silencieux.
Puis il reprit :
« Manuel toréa dans toutes les arènes de France, du Mexique, en Colombie, au Pérou, au Vénézuela, au Portugal, mais malgré les ponts d’or que lui proposaient les producteurs espagnols, il refusa toujours d’aller combattre en Espagne. Dans son esprit, toute personne qui avait un peu de pouvoir dans ce pays, avait quelque chose à voir avec l’assassinat de son père. Mais sa conscience politique s’arrêtait là, car contrairement à moi qui profitais pleinement des leçons d’Anita, Manuel ne montrait aucun intérêt pour les rêves d’un monde plus juste. Il vivait dans le luxe, pilotait des voitures de sport, fréquentait les milieux les plus huppés et les plus riches, et ne connaissait aucune limite à ses dépenses somptueuses. Anita en était dépitée, mais elle respectait trop le libre arbitre de chacun pour faire quelque reproche à son fils. Simplement, quand il lui proposait de lui acheter une maison et de lui verser de quoi vivre sans travailler, elle refusait gentiment en lui donnant son beau sourire.
Manuel avait vingt huit ans, il était au sommet de sa gloire quand la chose arriva. C’était dans les prestigieuses arènes de Béziers, remplies de monde, et les spécialistes savaient que Manuel aurait à affronter un taureau formidable, puissant, haut du garrot, aux cornes redoutables. Dans la manade où il était né, on l’avait baptisé Conquistador, tant il s’était imposé avec panache devant tous les autres taureaux pour affirmer sa place de maitre du troupeau. Et sa réputation l’avait précédé, et tout le monde attendait de découvrir Conquistador.
On le fit rentrer dans l’arène, et il y paraissait invincible, ce qui n’empêcha pas les banderillos de lui planter dans le dos les pointes acérées de ces stupides et cruelles banderilles. »
Pierre, comme me faisant une confidence, me dit à voix basse : ’On dit souvent des animaux qu’il ne leur manque que la parole. Il vaut mieux, ce qu’ils auraient à nous dire choquerait sûrement nos oreilles éduquées et civilisées !’
Puis il reprit : « Quant à Manuel, il eut droit à son ovation. Il se sentait au mieux de sa forme et regardait la foule simplement, sans arrogance, sublime dans sa beauté et étrangement nu dans son habit de lumière. Il joua merveilleusement avec Conquistador, le faisant danser avec lui comme il faisait danser dans la cour de la manade ses taureaux imaginaires. La foule exhultait. Et vint le moment de la mise à mort. Manuel se plaça face au bel animal. La muleta basse, il leva l’épée et la pointa au milieu du dos puissant, entre les omoplates, vers l’endroit précis où la pointe peut pénetrer facilement le corps magnifique. Il se tenait cambré, tendu comme si toute sa force, tout son être étaient concentrés dans l’ultime pointe de son épée meurtrière.
Mais au lieu de garder le mufle au sol en soufflant et en grattant du sabot, comme font la plupart des taureaux, Conquistador leva la tête, et regarda Manuel. Et Manuel ne put éviter son regard. Ils se regardèrent un temps qui sembla une éternité à la foule en attente du sacrifice. Le sang rouge de la bête ruisselait sur ses flancs noirs. Et tout à coup, Manuel laissa tomber la muleta dans le sable de l’arène. La foule poussa un "ho" de désespoir et d’indignation, bien loin des "olés" d’enthousiasme qu’elle émet quand l’homme maitrise l’animal. Et sans que Conquistador ni lui même ne se quitte des yeux, Manuel tomba à genoux. La foule fût muette. Elle fût muette aussi, tétanisée, quand Manuel retourna la pointe de l’épée contre son ventre, et tel un samouraï déshonoré, se l’enfonça au travers du corps.
Pendant que Manuel s’effondrait doucement, qu’une tache de sang envahissait inexorablement les soieries et les broderies de son habit, dans un silence sidéré, Conquistador poussa un meuglement terrible, tragique, désespéré, qui ne semblait jamais finir, meuglement qui hanterait à tout jamais les personnes présentes dans les gradins. Puis il se retourna et rejoignit la porte par laquelle on l’avait introduit, porte qui lui fût ouverte sans que quiconque ne l’eut décidé, simplement parce qu’elle devait lui être ouverte.
On le ramena dans sa manade, et l’on se dit qu’un tel taureau engendrerait une fameuse lignée. Mais on eut beau lui présenter les plus belles génisses de la région, Conquistador restait impassible, tête haute et le regard fixant l’horizon, comme dans une éternelle attente.
Anita, à mon grand désespoir, tomba aussitôt gravement malade, et je savais qu’elle ne luttait pas contre la maladie. Elle rendit son dernier soupir en me tenant la main. Ses derniers mots furent pour moi et restent toujours un peu mystérieux : ’n’oublie jamais’.
Plus personne n’évoqua le nom de Manuel y Fuentes. »
Mon interlocuteur vida son verre d’un trait, me regarda, et se mit à rire de son rire silencieux qui secouait son ventre. Il me dit : « Voilà l’histoire interdite, et nous voilà vous et moi, tous les deux maudits ! » Et son rire redoubla, ce qui lui provoqua une quinte de toux qui appela un autre verre de vin qu’il bût d’un trait.
Puis il se leva, attrapa son dentier au fond du verre, se le fourra dans la bouche et me pria de l’excuser, mais il avait un rendez-vous galant. Il ajouta que je pouvais rester chez lui, que je serai sûrement passionné par les mémoires de Louise Michel, ou par les écrits de Bakounine. Je pris cette invitation pour ce qu’elle était, une provocation malicieuse, je la déclinais poliment et me retrouvai tout désemparé dans les ruelles étroites de Sommières.
J’étais dubitatif quant à la crédibilité que je devais accorder à cette histoire. Mais la cohérence des détails, la précision des faits... Je la pris comme argent comptant, et décidai de la coucher sur le papier.
Jean Christophe Herveet, 2022-2024