Le kapo n’aime pas les dominos

Zemmour, les Juifs et la colonisation
Jérémy Rubenstein

paru dans lundimatin#308, le 11 octobre 2021

Eric Zemmour est un falsificateur de l’histoire, dont l’objectif central est de rassembler deux droites historiquement ennemies, gaulliste et pétainiste. Cette falsification se fait à travers l’occultation de l’antisémitisme du régime de Vichy. Néanmoins, la trajectoire personnelle du pamphlétaire s’inscrit dans une autre histoire : celle du colonialisme français en Algérie, qui a œuvré à la séparation des juifs et des musulmans afin d’asseoir sa domination. C’est en tant que produit de cette histoire que nous nous intéressons à ce falsificateur.

Dans une série uchronique, The plot against America, adaptée du roman éponyme de Phillip Roth, John Turturro joue le rôle du rabbin Lionel Bengelsdorf. Juif conservateur, il fait le choix délibéré de soutenir Charles Lindbergh, célèbre aviateur des années 20 et 30, membre du comité America First qui militait activement pour un rapprochement des États-Unis avec l’Allemagne nazie. Dans la fiction, il devient le président des États-Unis en 1940. Lors de cette ascension, on y voit le rôle toujours plus acharné du rabbin (Turturro) voulant tantôt convaincre la communauté juive du bienfait de Lindbergh pour les USA, tantôt de juif de service devant d’autres publics, puis nommé à la tête d’un programme – de déportation - visant à « mieux assimiler notre peuple au sein des États-Unis ».

Ce personnage de fiction renvoie certainement au rôle des judenrat en Europe : les institutions juives mises en place par les nazis pour gérer puis exterminer les leurs. Cette réalité, si elle est bien documentée, est cependant très nuancée et renvoie à des attitudes extrêmement différentes, depuis la coopération zélée aux déportations jusqu’aux suicides de membres des judenrat pour ne pas participer à cette horreur. Quoiqu’il en soit, cette figure du juif participant à la destruction des Juifs hante l’histoire du génocide, si bien que le Judenrat est resté comme une sorte d’insulte suprême (similaire à “l’Oncle Tom” chez les Noirs, avec peut-être une charge plus forte encore de traîtrise). À la fois victime et bourreau, cette figure nous plonge toujours dans un abîme d’incertitudes gluantes.

Aujourd’hui, Eric Zemmour a endossé ce rôle pathétique. Ses déjeuners en ville avec le négationniste Jean-Marie Le Pen et la fille du haut-dignitaire nazi Ribbentrop [1] semblent tout droit sorti d’une scène de Plot against America [2]. On peut presque imaginer la viscosité de ce repas, où l’obséquieux monsieur Z cherche ses traits d’esprit, comme autant de courbettes de bon kapo divertissant ses maîtres. Bengelsdorf attendant un signe d’acquiescement, un sourire, de Lindbergh.

Par ailleurs, c’est entendu, monsieur Z falsifie l’histoire afin de rassembler les deux sœurs ennemies de la droite française, pétainiste et gaulliste. Et cette opération de falsification s’articule précisément sur l’antisémitisme de l’État français. S’il était besoin, les rares interventions médiatiques (ou peut-être la seule) de l’historien Laurent Joly rétablissent les faits sur Vichy et établissent les intentions de monsieur Z [3].

Monsieur Z s’inscrit cependant moins dans l’histoire du génocide perpétré par l’État allemand avec l’aide de ses satellites que dans l’histoire coloniale française. Issu d’une famille juive d’Algérie, il semble s’être donner pour mission de parachever la séparation voulue par la République impériale entre musulmans et juifs du Maghreb. Ou, pour mieux dire, il est le produit achevé de ce projet colonial.

La mesure emblématique de cette politique est le décret Crémieux (1870), qui a octroyé la citoyenneté française aux juifs d’Algérie, alors que les musulmans restaient des sujets coloniaux relevant de l’indigénat (et intégrés au compte-gouttes à la citoyenneté). Ce décret (d’ailleurs abrogé par Pétain en 1940) fut probablement promulgué dans un esprit progressiste, dans un contexte de république renaissante (le décret est d’octobre, la république a été proclamé en septembre et il s’agit probablement de renouer avec la tradition d’émancipation des Juifs voulue par la Révolution avec sa Constituante en 1791). Néanmoins, ses effets s’insèrent surtout dans une gestion coloniale de l’Algérie. Il peut être lu comme une tactique coloniale très classique consistant à rallier une minorité locale afin de la faire participer à la domination métropolitaine.

Dans ce sens, la haine affichée de monsieur Z envers les musulmans creuse cette brèche ouverte par le colonialisme français au Maghreb il y a un siècle et demi. Il participe ainsi d’un grand effacement de l’histoire : l’occultation de la coexistence entre juifs et musulmans dans le pourtour méditerranéen dominé par l’Empire ottoman. Cette coexistence, si elle ne fut pas exempte de frictions, n’en fut pas moins longue (depuis au moins l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492) et globalement pacifique.

Cette longue histoire d’entente ne fut cependant pas totalement balayée par le colonialisme. Encore durant la guerre d’Algérie (1954-1962), des juifs algériens combattaient la France dans les rangs des indépendantistes, comme Pierre Ghenassia assassiné par l’armée française en 1957. Dans la dernière lettre à ses parents, ce dernier écrivait : «  je milite au milieu de milliers de jeunes qui comme moi ont rejoint le maquis et dans un magnifique élan d’enthousiasme tendent tout leur être vers la réalisation de leur idéal. » À près de 130 ans de la conquête française et 90 du décret Crémieux, Ghenassia était d’abord un jeune Algérien, hermétique au projet colonial dont monsieur Z est l’aboutissement. Autre exemple, quelques années avant que ne débute la guerre menant à l’indépendance, mon grand-père, Georges Choukroun, juif de Ténès, résumait ainsi la situation : « si les Français n’étaient pas venus nous emmerder, Juifs et Musulmans on serait encore en train de jouer aux dominos » [4]. Visiblement, le kapo colonial n’aime pas les dominos.

Jérémy Rubenstein (Merci Benjamine)

Cet article a d’abord paru dans le journal en ligne Hiya.

[2Curieux télescopage : dans la fiction, le ministre des Affaires étrangères du Reich –le père Ribbentrop donc-, est en visite officielle chez le pays ami étatsunien. À la Maison Blanche, il danse, à des fins propagandistes, avec la compagne du rabbin Bengelsdorf jouée par Wiona Ryder.

[3Les chaînes d’info-en-continue (et pas que) ont largement abandonné le ratio de “l’objectivité” telle que la définissait Godard (« l’objectivité c’est cinq minutes pour Hitler, cinq minutes pour les Juifs »), elles préfèrent désormais quelques micro-interventions de vérités documentées au milieu de leurs océans de propagande. Voici donc quelques minutes d’intervention de l’historien Laurent Joly sur BFM-TV : https://www.bfmtv.com/replay-emissions/le-live-toussaint/zemmour-le-role-de-vichy-dans-la-deportation-28-09_VN-202109280207.html

[4Pierre-Jean Le Foll-Luciani, Les juifs algériens dans la lutte anticoloniale. Trajectoires dissidentes (1935-1965), Presses Universitaires de Rennes, 2015, p.285 (le nom de pépé n’apparaît pas dans le livre mais son auteur m’a assuré qu’il s’agissait bien de lui).

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