Le jeu du calamar et la vraie vie

« Netflix va adapter Squid Game en télé-réalité »

paru dans lundimatin#344, le 20 juin 2022

Nous avouons n’avoir vu Squid Game que la semaine dernière. C’est en effet le propre du boomer : toujours une longueur de retard sur la vie mondialement connectée. Néanmoins un retard, cela peut se rattraper en quelques nuits. Nuits de sueurs froides, de voyeurisme, d’enthousiasme et de tristesse, de colère… Rien cependant, jusque-là, ne justifiait l’écriture d’un article. S’apitoyer sur la sauvagerie sanguinaire du capitalisme ? Sur les barbaries racistes et patriarcales ? Sur la servitude volontaire ? Rien de nouveau sous ce dément soleil. Jusqu’à ce qu’une vidéo Brut., le jeudi seize juin au matin, vienne nous surprendre sur Instagram (puisqu’il faut chercher à se déboomeriser) : « Netflix va adapter Squid Game en télé-réalité ».

Seize juin disions-nous : ce n’est pas le premier avril. Et malgré un bref instant de doute, nous sommes bel et bien éveillé. Site officiel [1] de la firme internationale de Reed Hastings (chiffre d’affaires pour l’année de la « pandémie » : vingt-cinq milliards de dollars) : « Squid Game. The Challenge – A Netflix Reality Competition – With the largest cast in reality TV history, 456 real players will enter the game in pursuit of a life-changing cash prize of $4.56 million. Do you have what it takes to win Squid Game ? For this round, the Front Man is in search of English-language speakers from any part of the world. The stakes are high, but in this game the worst fate is going home empty-handed.  »

La dernière phrase permet de comprendre après une petite gymnastique mentale qu’aucune vie humaine ne sera menacée. Si et seulement si du moins, ajouterait-on volontiers, les dispositifs de contrôle mis en place ne connaissent aucun dysfonctionnement, aucun défaut, aucune faille : ce qui n’est le cas d’aucun dispositif de contrôle. Mais reprenons notre point de départ. Qu’est-ce que le squid game ? Le traditionnel jeu du calamar (un jeu de mains, partant, de vilains) était pratiqué par les enfants sud-coréens dans les années soixante-dix, quatre-vingt… et sans doute de nouveau aujourd’hui, puisque la face du monde semble bien avoir été changée par le succès de cette fiction, « the most popular (Netflix) series ever ».

Dans la très cruelle série de Hwang Dong-Hyuk, le 오징어게임 (« squid game » en hangeul, alphabet coréen) ainsi qu’un ensemble d’autres jeux de cour d’école deviennent un moyen de s’entretuer afin d’obtenir une colossale somme d’argent. Une énorme firme hors-la-loi organise cette sorte de Hunger Games adapté aux réalités du capitalisme contemporain, en attirant sur une île de la mer de Chine des marginalisé.e.s venu.e.s de tous horizons. Des pauvres, des endetté.e.s irrécupérables, des immigré.e.s en déroute, des orphelin.e.s, des malfrats en cavale ; en somme, toute personne pour qui la vie au dehors n’est plus vivable. « La vie au dehors c’est l’enfer de toutes façons. » À partir de là, un processus de barbarisation généralisée, à différents niveaux – celui des joueur.euse.s, des ouvrièr.e.s, des contre-maîtres, etc – se met en place en neuf épisodes haletants. Sous les yeux ébahis des « VIP », richissimes tyrans à qui ces jeux sont donnés, pour les distraire – car un roi sans divertissement est un homme plein de misères.

Il faut bien comprendre que la critique du capitalisme mondialisé, mais aussi d’un ensemble d’autres rapports sociaux – patriarcat, sexisme, racisme, validisme, âgisme – est très voire trop présente dans Squid Game. Trop, parce qu’elle est parfois assez peu subtile ; la téléspéctacteurice a pourtant compris l’allégorie. Mais a-t-iel vraiment compris ? C’est ce que se demande à juste titre Alice Carabédian dans Utopie radicale. Par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines, avec bienveillance et sans la moindre pédanterie : « Que veut dire un tel engouement mondial pour une série violente ? Dans les cours de récréation, on ne joue plus seulement à ’1, 2, 3, soleil’ mais à ’1, 2, 3, soleil version Squid Game’, le perdant se voyant roué de coups par ses camarades ; […] on voit maintenant apparaître les costumes des gardiens de Squid Game, ceux-là même chargés d’exécuter les perdants, sans messages politiques cette fois-ci, mais simplement parce qu’ils sont ’drôles’ et font référence à une série devenue référence. » [2]

Alice Carabédian écrivait ces lignes quelques mois avant la tonitruante annonce de la firme multimilliardaire ; elle écrivait donc en visionnaire. Le jeu du calamar dans la vraie vie, voilà l’avenir de l’humanité. Do you have what it takes to win ? L’autrice parle de Squid Game à la faveur de sa réflexion sur la dystopie. En matière de fiction et de science-fiction, la culture populaire ne produit de nos jours que des dystopies, presque exclusivement. Les dystopies sont certes parfois critiques, mais trop souvent impuissantes. Car il y a (1) une réalité de la dystopie, et inversement, (2) un devenir dystopique de la dystopie fictionnelle.

Le (1) parce que la réalité capitaliste (mais aussi patriarcale, raciste, etc) mondialisée est d’ores et déjà dystopique (un monde, parfois nommé salariat, où il faut entre autres choses se plier aux ordres d’un riche tyran pour avoir le droit de manger est dystopique) : c’est pour coller à ce réel-là, pour être « réaliste », que l’imaginaire produit des dystopies. Le (2) parce que les dystopies fictionnelles consolident ce réel dystopique : elles nous y habituent, nous y préparent, le dédramatisent, le présentent souvent comme inéluctable, – autre exemple : Don’t look up ne propose strictement aucune alternative à l’apocalyptique être-au-monde occidental. Régulièrement, les fictions en question étendent, nourrissent, enrichissent, la dystopie déjà présente au cœur du réel : n’est-ce pas ce qui advient avec le squid game ? On crée une fiction dystopique pour critiquer une réalité déjà en elle-même dystopique. Ensuite, la dystopie réelle phagocyte cette fiction, la fait sienne tout en la détruisant en tant que fiction : « Squid Game. The Challenge – A Netflix Reality Competition  ».

Mais nous nous égarons. Notre but n’était pas de tenter de proposer à notre tour une critique constructive de notre imaginaire populaire (c’est ce que fait brillamment Alice Carabédian). Le détour nous a tout de même semblé salutaire afin de tenter de pointer les choses suivantes : ce que veut montrer la série, c’est le caractère abject, immonde, l’horreur et l’absurdité des logiques dont un nombre extrêmement réduit d’hommes corrompus par le pouvoir décident qu’elles doivent régir au quotidien nos existences collectives. Ce que fait Netflix aujourd’hui, c’est la preuve de l’échec de Hwang Dong-Hyuk – qui devrait arrêter d’écrire son œuvre. C’est aussi la preuve de ce que la réalité est dystopique : de ce que le monde occidental pourrit de l’intérieur.

Maintenant, et par-devers nous, que faire ? Pour commencer, répondre aux cyniques désabusé.e.s qui rétorqueront : « il n’y a là rien de neuf, la téléréalité ne date pas d’hier, le très affreux youtubeur Beast a déjà organisé un squid game sur sa chaîne, tout cela ne choque que les idéalistes né.e.s de la dernière averse ». À ceux et celles-là nous opposerons que la différence Squid Game n’est pas de nature mais de degré. Aucune autre série, aucune autre, n’a été autant visionnée sur Netflix, et jamais n’a-t-on autant visionné Netflix. L’ampleur du phénomène est gigantesque ; l’ironie de notre sort, catastrophique, mais vraiment presque à en rire de désespoir.

Cela dit, concédons-le, il ne sert à rien de pleurnicher. Fuck le système, à bas la machine ? Non, car il n’y a pas de système. Le monde n’est qu’un immense bordel asystématique où de multiples pouvoirs impitoyables dominent implacablement en se heurtant toujours à des résistances protéiformes. Résistons, donc. Il y aura des poursuites judiciaires ; laissons-cela aux sociaux-démocrates. Action directe ; agissons directement, de quelle façon ? Nous ne faisons ici que lancer, à notre échelle dérisoire, un appel à l’intelligence militante collective. Bloquer les lieux de tournage ? Hacker les plateformes nécessaires à la diffusion ? Séquestrer les cols blancs de Netflix jusqu’à l’annulation de leur projet mortifère ?

Que Reed Hastings, le milliardaire aux mains tachées de sang – car tel est le fardeau de tout milliardaire – prenne peur. Qu’il ne puisse jamais venir parier sur des joueuses et des joueurs du Squid Game de la vraie vie. Que ceux et celles-ci comprennent la gravité symbolique de leur geste. Qu’iels en aient honte. Et s’iels n’ont pas le choix, nous demandera-t-on ? Je n’ai pour répondre à cela que des pleurs, et la haine.

« Ils attendent la fin du monde, j’attends le début de l’humanité. »
Youssoupha

Anamas Pamous, le 16/06/2022

[2Alice Carabédian, Utopie radicale. Par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines, Seuil, Paris, 2022, p.75. En virevoltant, l’autrice révèle le lien profond qui unit utopie et science-fiction. Elle déplore le fait que les utopies que produisent les cultures de l’imaginaire sont en réalité le plus souvent...des dystopies ; en raison de ce qu’elles veulent coller à un monde réel de plus en plus dystopique. Elle défend l’utopie positive créatrice d’impossibles, sans manquer d’exemples : Ursula Le Guin, Iain M. Banks, Star Trek Discovery...
Elle montre que l’imaginaire, sous certaines conditions et n’en déplaise aux matérialistes, peut être en lui-même déjà porteur d’une transformation politique révolutionnaire. « Où la liberté de la fiction viendrait renforcer notre désir de liberté dans ce monde-ci. Où la question de la réalisation, et donc de l’épuisement des désirs, ne serait pas première. Où l’on jouerait à dépasser les frontières (de tout ordre, de genre, de race, de classe, nationales et citoyennes, biologiques et technologiques, naturelles et culturelles, conceptuelles et disciplinaires...) à l’aide de ce petit outil que sont les mots permettant de dire que le soleil brille quand le tonnerre gronde. » (extrait de la page 158)

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