Le grand laboratoire de la dématérialisation : l’angoisse n’aura pas nos yeux

Philippe Tancelin

paru dans lundimatin#234, le 21 mars 2020

Les mots sont ductiles aux jardins où est bêchée la langue des consentements tacites.

C’est pourquoi il serait vain de venir ou revenir sur la terre anxiogène du discours des politiques quelle que soit ce jour leur appartenance. Sous l’unité invoquée, se réfugie la cohésion qui elle-même abrite la protection, laquelle proclame la sécurité sous la haute autorité de l’ordre que facilite la surveillance…

et tout le monde est mobilisé, responsabilisé et préventivement culpabilisé en cas d’échec de la connaissance devant la fièvre du savoir scientifique. Ainsi soit-il et tu ne te plaindras point de mourir si tôt que l’épidémie te l’aura permis.

Durant tout ce temps de la parole écrite au fer du pire, quel monde rougeoiera, quel monde s’osera encore, se risquera sans masque ?

Le même monde autrement ? Un autre monde mêmement : quand celui par lequel on survit dans le confinement serait mourant avant que d’être tout à fait mort ?

Côté cour comme côté jardin sur la scène politique mondiale, qu’on entre ou qu’on sorte, le temps du monde qui se vit à l’instant est celui de la représentation que l’on donne. Il est le temps de la « société du spectacle » écrivit un jour un certain…

Ce temps ci de ce monde là n’est pas mort, du moins pas encore et sans doute faut-il être bien velléitaire plutôt que réaliste pragmatique pour le croire. Bien sur rien ne sera pareil après le virus. Demain ne sera pas comme hier et personne sauf les faiseurs de nœuds qui étranglent le devenir, personne souligne-t-on ne confond répétition et reproduction, continuum et continuité avec constante. Ainsi chacun peut et même, doit comprendre que l’épidémie qui menace les corps jusque dans les profondeurs du commun esprit, n’est pas indéfectiblement mortelle. Elle ne l’est ni pour tous les corps-esprits ni pour l’esprit de corps d’un certain système mondial. Là encore sous toute vraisemblance, on notera une discrimination entre fragiles et robustes : quart-monde, tiers-monde, Europe, les grands blocs…

Le comité sanitaire de la haute finance, au nom d’une « éthique économiste », saura décider qui sauver en priorité, du moment que vie s’en suive pour l’équilibre mondial des places boursières…mais ce n’est pas ici notre propos.

Quel est donc ce propos au milieu du grand trouble épidémique ? Avant tout autre, celui qui avec le poète [1], regrettera qu’une fois encore, nous regardions en direction de la fin, avec la mort devant nous, ce nous confus car ne sommes jamais libres d’elle.

C’est une fois de plus l’épidémie-mur, devant et la création réduite à une fissure comme seule perspective pour entrevoir la vie, se frayer un chemin tortueux et difficile à-travers elle, au point de ne vivre que dans la peur de nous y fourvoyer. Cette façon de toujours voir la vie avec un regard d’arriéré de paiement sur la mort, nous fait chercher un monde sans cesse limité dans lequel ce qui est libre n’est que miroitement.

Bien entendu il est dit : quatre vingt pour cent d’entre nous passerons l’obstacle du pic. Nous passerons individuellement comme fil par le chas d’une aiguille-épée de Damoclès. Quant aux vingt autres pour cent, ils n’existent déjà plus. Ils sont si près de la mort, que nous ne voyons plus leur mort. Ils sont déjà morts avant de l’être tout à fait. Ils sont, comme dit le même poète : « celui qui s’en va » et toujours nous ressemble avant que nous lui ressemblions.

Au lieu de tout cela, au lieu de ce spectacle dans lequel nous ne sommes que les figurants surveillés du destin, il y a sans doute il faut le croire, une possible submersion de nous. Elle relève de ce qu’on appelle écologiquement « nature », « la nature en nous ». Et si nous percevons, organisons, voulons maîtriser, dominer la puissance de cette belle nature comme nous l’avons fait depuis plus de deux siècles au nom de notre savoir la penser comme un environnement, alors elle se rebelle avant de tomber en poussière…et nous voilà repartis pour la catastrophe. Catastrophe qui consiste à prendre congé de l’histoire, de notre propre écriture d’elle en retournant la situation et nous présentant comme les victimes du sort, d’un sinistre « fatum », de pauvres âmes bien faites soudain mises en congé de l’imaginaire.

Si au lieu de cela, en toute conscience libre (ce qui ne signifie pas « inconscience » ou « folie » comme disent devoir « raison garder », les donneurs d’ordre), si au même lieu de la catastrophe, nous choisissions de savoir respirer sans limite projetée contre notre souffle… Si au cœur de cette épidémie, nous allons, toutes cultures confondues, comme le vent des sables par les roses éternelles contre le monde de la globalisation … Si nous ne nous courbons pas devant l’angoisse, si sans concupiscence nous repoussons l’anxiogène de la parole de pouvoir, alors peut-être serons-nous raisonnablement voyants en tout, pour toutes choses, plutôt que voyeurs de notre avenir seul, face au chas de l’aiguille.

A cet égard il faudrait certainement cesser de penser la mort subite du système capitaliste et financier qui régit ce monde, cesser de croire que sa fin viendra sans nous, presque malgré nous, grâce à une épidémie de fortune qui amènerait miraculeusement à ce qu’on ne connaisse plus jamais de l’existence ce que nous avons vécu, souffert en elle avant la mort du système. A supposer que nous pourrions n’être que peu ou presque rien dans le terme mis à un tel système qui s’autodétruirait à force de contradictions internes, nous ne serons plus seulement victimes d’un miroitement de libération de nos perceptions mais dans la cécité, la perte totale de nos sens, provoquée par notre fascination devant la représentation d’un spectacle-providence de la politique mondiale. L’épidémie bien réelle pouvant éventuellement servir et renforcer une dramaturgie sécuritaire, protectrice, avec l’unité nationale pour héros-premier-rôle et la cohésion-solidarité pour messager.

Ainsi ce qui pourrait apparaître comme fin possible d’un vécu insupportable et annoncerait un après survivant autrement et meilleur, ne serait toujours qu’une projection par laquelle nous obscurcissons notre puissance de voir.

En effet comment ne pas discerner sous le manteau déchiré de la mondialisation, son puissant corps laborantin qui pourrait s’emparer de l’épidémie pour créer un immense laboratoire expérimental de réalité augmentée, en vue de réaliser la grandiose expérience d’une dématérialisation du quotidien de la vie en commun des Hommes.

Parmi d’autres expériences qui restent à analyser dans un futur très proche, il y a celle du télétravail. Cette expérience mondiale poursuivie en France pendant les grèves contre la réforme des retraites, s’est étendue à bien des secteurs d’activités y compris la médecine. Elle se propage aujourd’hui à la faveur des mesures d’urgence prises partout dans le monde. Elle est un exemple dont il faut étudier tous les effets dévastateurs du lien social. Aux plans de l’enseignement, de l’éducation, de la culture, de la création artistique et tant d’autres, elle remet gravement en question, l’importance du « présentiel ». Bon nombre de dispositions d’exception prises sous la pression de l’épidémie et l’impératif de survie qu’elle suscite, peuvent représenter pour la mondialisation en difficulté autant d’expériences inespérées de contrôle et d’auto-asservissement par confinement consenti de la pensée et des forces humaines.

Il ne s’agit aucunement de verser ici dans une pensée du « complot », ce qui serait absurde et sans intérêt pour le devenir de l’actuelle communauté humaine. Il est beaucoup plus sérieusement question de considérer la pandémie actuelle comme une circonstance inattendue, fort opportune pour les régisseurs-ordonnateurs économiques et politiques, lesquels auraient toute raison de s’emparer et déployer cette opportunité pour retrouver leur équilibre et radicaliser leur exploitation des Hommes grâce à des gouvernances de plus en plus autoritaires.

Sachons face au déploiement de l’obscur au cœur de la moisson du réel,

ne pas faire le deuil de notre lucidité.

Mille éclairs taraudent les ténèbres.

Ils font voir du précipice des obéissances,

l’imprévisible sommet de survivants de lumière

qui conditionnent l’instant d’écrire un autre jour.

Voilà ce dont nous ne voulions pas manquer de témoigner à travers le présent texte. Sa rédaction fut réalisée sur toute sa durée, au long des chants festifs de plusieurs centaines de jeunes, collégiens, étudiants réunis à Paris qui préparaient la manifestation du 14 mars 2020.

Nous sommes alors 48h avant la fermeture des lycées, universités face à la pandémie dévalant ce terrible fil d’angoisse qui malgré tout, ne confinera pas les yeux d’une jeunesse amoureuse.

Philippe Tancelin
Poète-philosope
13 mars 2020

[1Reiner Maria Rilke en référence aux « élégies de Duino »

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