Le gouverneur, le vulcanologue et la Vierge - Jérémy Rubenstein

« Qu’est-ce qui déclenche une insurrection ? Pourquoi ce qui était acceptable ne l’est, tout à coup, plus ? »

paru dans lundimatin#170, le 19 décembre 2018

En 1999, afin d’éviter une catastrophe imminente, hypothèse émise par les scientifiques, les autorités équatoriennes ont décidé l’évacuation complète de la petite ville de Baños. Quelques mois après, ses habitants, singulièrement peu politisés auparavant, ont affronté l’armée pour rentrer chez-eux, s’en remettant à la protection de la Sainte Vierge face à la menace d’une éruption volcanique que gouvernement et vulcanologues annonçaient apocalyptique.

C’est une question, voire La question, qui occupe bien des esprits révolutionnaires et contre-révolutionnaires : qu’est-ce qui déclenche une insurrection ? Pourquoi ce qui était acceptable ne l’est, tout à coup, plus ? Comment se fait-il qu’une population relève soudainement la tête et devienne peuple, protagoniste de son destin ? Je ne vais bien sûr pas répondre à ces questions, juste vous raconter l’histoire d’un improbable soulèvement populaire, remontant au 5 janvier 2000 et circonscrit à la petite ville de Baños en Equateur.

Baños de Agua Santa (1800 m) est un village, devenu petite ville au cours des trente dernières années à la faveur d’un essor du tourisme d’abord international puis national. La ville, engoncée entre des montagnes, doit son nom aux sources d’eaux thermales, chaudes et froides, liées au volcan Tungurahua (5 000 m) qui la surplombe. Elle se présente aussi comme la porte vers “el oriente”, un orient désignant localement la selva amazonienne qui apparaît en contrebas, à quelques heures de voiture en poursuivant par la route Panamericana qui la jouxte.

Ce 5 janvier 2015, les habitants se réunissent, précisément sur la Panamericana, à trois kilomètres en amont de la ville, pour une procession qui doit les mener au centre, jusqu’à l’Eglise. La manifestation s’arrête de temps à autre afin que deux groupes, l’un grimé de militaires et l’autre de villageois, théâtralisent une scène de combat qui montre les civils armés de machettes vaincre les soldats qui se constituent prisonniers, non sans avoir auparavant tué un des villageois. La scène festive commémore les 15 ans de la récupération de Baños par ses habitants contre les militaires qui l’avaient entièrement investi.

15 ans plus tôt donc, la cité avait récupéré sa ville. Tout commence environ six mois auparavant, entre juillet et septembre 1999, par des fumerolles se dégageant du Tungurahua et que chacun pouvait observer depuis Baños. Les interprétations vont alors bon train, pour les uns il s’agit d’une activité normale du volcan, pour les autres le signe annonciateur d’une éruption. Mais, dans l’ensemble, ce n’est pas un sujet de préoccupation, on commente le phénomène comme on commente le temps qu’il fait ou la saison touristique particulièrement calamiteuse. A ce moment-là, seuls les vulcanologues se montrent franchement alarmistes. Il y a en effet une petite équipe de scientifiques, pour la plupart internationaux, qui observent l’activité du Tungurahua depuis une montagne en vis-à-vis. Mais, soit que leur communication soit bridée, soit que leurs observations ne se révèlent pas concluantes, ils ne rendent aucun rapport public. Les informations qui parviennent de ce groupe se diffusent uniquement par le bouche-à-oreille, quand les scientifiques reclus dans leur montagne viennent se détendre en ville. C’est, par exemple, en sirotant son digestif qu’un vulcanologue français enjoint la patronne d’un restaurant (français aussi) de ne pas investir dans un agrandissement de son local [1]. Aussi, l’interprétation des scientifiques internationaux, annonçant une très prochaine explosion, ne se distingue pas des autres, elle ne fait que s’ajouter aux différentes rumeurs et opinions sur les fumerolles.

Le statut de cette interprétation scientifique change du tout au tout à partir du mois de septembre, durant lequel les autorités (nationales et régionales) communiquent sur l’activité du volcan, en décrétant d’abord l’alerte “blanche” (9 septembre) puis la “jaune” six jours plus tard. A ces alertes succèdent bientôt des exercices d’évacuation de la ville, auxquels moins d’un quart des habitants participent [2]. Pour les autorités politiques, les rapports des vulcanologues semblent être passés du statut de soucis à minorer afin de préserver l’industrie touristique à celui d’annonce d’un danger mortel et imminent. Il faut dire que les manifestations du volcan sont chaque jour plus évidentes, les fumerolles alternent désormais avec des jets de matériaux incandescents. Le 5 octobre, le guide touristique Angel Barriga et un client, encore disposés à faire l’ascension du Tungurahua, sont blessés par des éboulements du volcan [3].

L’exode

Le 16 octobre 1999, l’évacuation de la ville, ainsi que d’une cinquantaine de petites localités avoisinantes, est décrétée par le président de la République, venue en personne à Baños annoncer sa décision. Les jours précédents, la population a été un peu préparée par la visite de plusieurs ministres, de gros titres alarmistes dans des journaux [4], ainsi que l’observation quotidienne du volcan. Il y eut aussi des « personnes de la Défense Civile, venues supposément pour nous préparer. Mais ils nous montraient des vidéos d’autres volcans, et ils nous disaient que Baños serait pareil, que la lave la recouvrerait et que nous allions mourir brulés. Au lieu de nous apprendre à comment nous protéger, ils répandaient l’effroi, ils nous inculquaient la peur. » [5].

Le climat de peur qui règne depuis plusieurs jours favorise ainsi la ruée quand les autorités décrètent l’évacuation, supposément conduite par l’Armée envoyée à Baños et ses alentours. La scène est celle d’un grand capharnaüm, Soleya Perez Criollo la décrit comme « un cirque, avec des caravanes d’autos remplies à ras bord qui sortaient de la ville, d’autres voitures qui cherchaient à rentrer pour aller chercher plus de monde ». Elle même est prise de court, son fils s’étant cassé le bras quelques jours plus tôt elle se trouve dans l’hôpital du chef-lieu de la province, Ambato, quand l’évacuation commence. Aussi, « je suis revenue d’Ambato à pied avec mon fils, des heures à marcher au milieu de ces voitures qui venaient à sens inverse ». En arrivant enfin chez elle, elle devient l’une des premières résistantes à l’évacuation. En effet, « il y avait des camions pour faire sortir les gens, mais pas pour évacuer les animaux. Alors moi j’ai dit : “quand on me donnera un camion pour sortir mes bêtes, j’y vais. Sans quoi, c’est non. C’est mon outil de travail.” J’ai fermé la porte et je suis restée. » [6]. Elle ferme alors la porte à des militaires qui ont tâché de la faire monter dans un camion d’évacuation. Ceux-là traitent les habitants avec une rudesse de caserne, “allez ! foutez le camp !” sont les mots qui restent dans la mémoire de divers témoins. Pour Soleya, les jours suivants sont difficiles : « nous n’avions plus de quoi manger avec mon fils parce que tout était fermé. Il n’y avait plus une âme, que du vent et de la cendre qui tournoyait. C’était comme un film d’horreur, avec des bruits bizarres, des chuintements de partout ». Elle finit par s’en aller quelques jours plus tard, non sans se faire voler quelques têtes de bétail par un lointain cousin qui, profitant de la situation, s’était proposé de les lui garder sur son terrain près de Puyo (petite ville d’Oriente). Auparavant, elle a aussi dû payer le transport de ses animaux au prix fort d’une vache.

Ainsi donc, Baños est devenu une ville fantôme, un paysage de Far-West désolé, dont le silence est troublé par les formidables explosions volcaniques (le bruit des rochers qui roulent après chaque explosion est assourdissant). Officiellement, il ne reste que des soldats sensés protéger les biens des habitants exilés et de s’assurer que ces derniers ne reviennent pas [7]. Il reste cependant des irréductibles qui ont refusé de partir. D’une part, quelques individus se sont cachés dans des maisons, parvenant à échapper aux battues militaires [8]. Il y a aussi, d’autre part, des religieux qui, invoquant la protection de la Vierge, ont refusé de sortir de l’église, menaçant les militaires d’un incident diplomatique avec l’Église catholique, s’ils leur venaient l’idée de les y forcer. Prudentes, autorités militaires et politiques, laissent les trois dominicains et leurs adjoints préposés aux besognes terrestres (une petite équipe de cuistots, si j’ai bien compris) rester dans leur église.

L’exil

La période où les Baneños furent réfugiés, pour la plupart dans des villes de la région (Ambato, Riobamba et Patate), est décrite par une longue litanie de souffrances et de griefs, ainsi que de petites mesquineries et de grands abus perpétrés par les accueillants, profitant de la soudaine faiblesse de ces Baneños auparavant considérés comme démesurément prospères pour la région.

Les histoires les plus sordides proviennent sans surprise des plus pauvres. Ainsi de cette femme [9], dont le frère est décédé suite à une arnaque de profiteurs. Sa famille avait été accueillie dans un refuge de fortune (une école aménagée à la va-vite) d’Ambato. C’est là que vinrent des entrepreneurs leur proposer du travail agricole dans la région de Cuenca (au centre du pays, à plus de 300 kilomètres dans un pays particulièrement escarpé).

« Ils ont dit qu’on gagnerait 300 000 sucres [10] par mois, c’était encore des sucres à ce moment là. Mon frère y est allé avec d’autres, près de Cuenca. Mais là-bas, au bout de 15 jours ils ne leur avaient rien donné, ni prévenu qu’ils devraient venir avec de l’argent pour s’alimenter. Et ils ne leur donnaient même pas d’eau. Ils avaient faim alors ils mangèrent tout ce qu’ils trouvaient dans les champs, et burent une eau qui était contaminée. Et à la fin du mois, au lieu des 300 000 promis, ils leur donnèrent que 120 000 à chacun. Mon frère est revenu malade, avec les reins bousillés. Il avait une infection rénale. Il fallait faire des dialyses, trois par semaine, qui coûtaient 700 000 sucres chacune. Nous n’avions pas d’argent. Au bout de trois mois, il est mort. Il avait 29 ans. »

Dans ces conditions, où les seuls emplois proposés sont le fait de profiteurs (l’un offre 12 sucres par heure, soit 0,00048 dollar), ces femmes optent pour la mendicité : « certains donnaient un peu de riz, du sucre. Mais d’autres nous donnaient des oranges pourries et ils disaient “et bien si vous les voulez prenez les, et sinon c’est le même prix !” ». L’humiliation est encore accentuée par des discours politiques anti-réfugiés : « Même le gouverneur nous a taxé de voleurs et de prostituées », « Ils ont dit qu’avec la venue des gens de Baños, la délinquance et la prostitution ont augmentée. ».

D’autres témoignages sont moins dramatiques :

  • Moi, je suis partie une quinzaine de jours avant l’évacuation. Je suis allé à Riobamba. J’ai cherché du travail. Et ils nous donnaient ce qu’ils appelaient des “rations”, c’était pour les évacués. C’était les politiques qui nous donnaient ces rations. [11]
  • Oui, il y avait aussi beaucoup d’entreprises qui faisaient des donations. Il y avait la Lechera [compagnie laitière, Atún Real [compagnie de thon en boite, tous ceux-là donnaient. Par exemple, ici, monsieur Chavez, celui des poulets, il a donné tout plein de poulets [12].
  • Mais je ne crois pas que c’était des poulets, parce que ce n’était que des quarts de poulet du côté de la cuisse.
  • C’était des dindes ! [Narcisa concorde avec Fabian C’était des dindes, des containers de dindes confisqués par le gouvernement, tous pour les réfugiés. On a eu plein de dindes !

Fabian, comme la plupart des plus pauvres de la ville, s’est retrouvé dans une “auberge”, le nom que les autorités ont donné aux refuges à peine aménagés. L’une des plus grandes de ces “auberges” était un gymnase à l’entrée de Ambato, où les familles s’entassaient, séparées par des morceaux de drap qu’elles ont dressés pour gagner un brin d’intimité. À heures fixes, les personnes devaient faire la queue, assiettes à la main, pour recevoir une soupe et du riz. À 18h, le refuge était fermé par les militaires en charge du lieu, et les personnes restées dehors ne pouvaient y rentrer avant le lendemain [13]. Autrement dit, le traitement était à peu près le même que celui offert à la prison, d’ailleurs située à quelques centaines de mètre du gymnase en question.

Pour les autres, en général petits propriétaires de commerces liés au tourisme, l’exil est matériellement moins éprouvant, avec souvent des membres de leurs familles qui les accueillent, à l’instar d’Antonio Manzano : « Nous n’avons pas eu d’inconvénient majeur, puisque nous sommes arrivés chez ma sœur à Ambato. », ou de María Sanchez : « Nous sommes allés chez une tante, dans le canton de Patate [à environs une heure de Baños mais je n’ai pas pu y amener mon magasin, alors nous avons tenus avec nos petites économies ». En revanche, tous décrivent un déracinement insupportable, une violente nostalgie et une peur de ne plus revoir leur chez-soi.

La résistance

Dans le triste paysage de l’exil, la résistance s’organise rapidement. Outre les conditions déplorables d’accueil, souffertes par des milliers de Baneños pauvres, dont la rage perce cependant rarement le mur de résignation, quelques notables de la cité prennent la parole contre le catastrophisme justifiant l’évacuation générale.

León Vieira n’a pas attendu l’expulsion (16 et 17 octobre 1999) pour faire entendre une voix dissidente au pronostic des vulcanologues. Il publie dans les premiers jours d’octobre trois fascicules qui font le registre historique des explosions du Tungurahua. Contrairement aux scénarios des vulcanologues repris par les autorités, qui annoncent des nuées pyrotechniques mortelles, voire une montagne intégralement fissurée et le surgissement de lave partout, il conclut que Baños a survécu aux précédentes éruptions avec des pertes humaines très limitées. Cette position dissidente est soutenue par Carmen Luna, propriétaire du plus luxueux hôtel de la zone, personnage sanguin au verbe tranché sinon vulgaire et considérée –à tort ou raison [14]- comme une des femmes les plus riches de la région. Avant l’évacuation, le Dr Vieira et Doña Luna apparaissent dans la télévision locale pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme un alarmisme injustifié des autorités. Après l’expulsion, ils font aussi partie des premières personnes à réclamer un prompt réinvestissement de la ville.

A cette opposition de notables, qui s’appuie sur une démarche scientifique alternative (disons historienne contre vulcanologue, ou l’expérience du passé contre la projection du pronostic scientifique), s’ajoute une autre, qui traverse toute la pyramide sociale et s’appuie sur la foi. Pour les dominicains restés dans la ville, bientôt ralliés par la grande majorité des exilés, Baños est protégée par sa Vierge. Il ne peut donc rien lui arriver de dramatique ; et, dans cette funeste hypothèse, pour les plus dévots, cela resterait un dessein divin à accepter.

Durant les semaines suivant l’expulsion, l’Église (dans le sens de communauté des croyants) joue un rôle fondamental dans la cohésion de la cité en exil. Plusieurs messes sont organisées dans les différentes villes où se sont dispatchés les Baneños. C’est l’occasion de se retrouver, pleurer sa terre perdue, se raconter le dramatique exode, échanger des informations sur un proche. Il manque cependant quelque chose d’essentiel à ces messes des exilés : la Vierge, leur Sainte Vierge. C’est ainsi que surgit l’idée d’aller la chercher pour présider aux messes des réfugiés. Soyla [15] raconte le voyage de l’icône :

« Avec deux amies, nous devions aller chercher la Vierge. C’est que, ici à Baños, nous avons un sanctuaire magnifique et nous vénérons la Virgen María del Rosario de Agua Santa. A ce moment-là, il n’y avait personne ici, juste deux curés restés pour veiller sur l’église, d’où ils ne sortaient pratiquement pas. L’armée ne nous laissait pas entrer à Baños mais nous avons obtenu une autorisation pour visiter quelques heures en journée. Malgré les représailles annoncées, nous sommes restées le soir et sommes allées voir le curé. Lui nous a dit : “d’accord, à 8h du soir, nous sortirons la Vierge, lorsque les militaires prennent leur repos pour diner.” Et c’est comme ça qu’on a déplacé la Vierge. Elle était incroyablement lourde malgré sa petite taille, nous avons dû la porter tous les quatre, avec le curé, comme en procession. Et nous l’avons mise à l’arrière du pick up et recouverte avec une couverture. [...]

En arrivant à Ambato, il s’est mis à pleuvoir comme un torrent. Nous ne savons pas vraiment comment nous sommes arrivées au garage du cousin. Et là, quand nous avons retiré la couverture, nous avons vu que la Vierge était intacte, elle n’était pas mouillée. C’était tellement surprenant ! Nous étions saisies d’admiration. Avec cette pluie atroce, la couverture n’était pas mouillée, la Vierge n’était pas mouillée. […] Et il y avait comme une odeur de rose. C’était quelque chose d’inexplicable, nous nous regardions et avions envie de pleurer. Nous n’arrivions pas à croire ce que nous voyions et percevions, c’était quelque chose de… très beau. »

Qu’elle ait été munie ou non d’un parapluie divin, l’icône de Baños symbolise et représente la cité dans l’exil. Elle est mobile et unit la plupart des Baneños, où qu’ils se trouvent dans la région, même en dehors des rencontres qu’elle génère par les messes qui l’accompagnent. C’est autour d’elle encore que se structure la principale voix officielle des exilés (c’est-à-dire en mesure de parler en leurs noms avec les autorités), la Hermandad Baneña, association civile qui devient l’organisme représentant les habitants (en dehors, et presque systématiquement contre, le gouvernement en exil de la ville). Par ailleurs, l’Église de Baños (cette fois en tant qu’institution) possède une radio, l’une des seules FM qui couvrent l’ensemble de la région. La “Voz del Santuario” joue bientôt un rôle clef dans la résistance qui s’organise et, plus tard, dans l’insurrection.

Les images du saccage

« Lamentablement, les militaires, qui sont restés en gardiens de la ville, furent les premiers à la mettre à sac. » [16]

Mais rencontrons d’abord, après les quelques notables dissidents et les nombreux croyants, une troisième source de dissidence, dont l’activité apporte l’élément déclencheur de la rébellion. Comme nous le disions, un petit nombre d’individus –moins de dix- échappent à l’évacuation. Les jours suivants, en cachette, ils filment les militaires restés protéger les biens des habitants évacués. Ils shootent les soldats entrant par effraction dans les maisons et en ressortant les bras chargés de télévisions et objets de valeurs.

Ces images datent des premiers jours de l’occupation militaire, autour du 20 octobre, mais elles ne sont rendues publiques, dans le programme “La Televisión” du journaliste Freddy Ehlers [17], que le 2 janvier 2000 [18]. Pour expliquer ce laps de temps considérable, les versions divergent. Une rumeur persistante veut que les petits malins qui ont filmé se soient servis des images pour faire chanter les militaires. Ils seraient aller voir le capitaine et lui auraient extorqué, outre le droit de demeurer librement à Baños, de faire venir des touristes visiter la ville fantôme. Ils auraient ainsi organisé un tour de VTT extrême, avec belle descente de montagne et, couronnant le plaisir touristique, l’incursion exclusive dans un village semi-andin abandonné et interdit. L’accord entre les petits malins et les militaires aurait fini par céder pour une raison que l’imagination des racontars ne précise jamais. Les mauvaises langues ne manquent pas plus à Baños qu’ailleurs mais la version de l’un des petits malins n’est pas plus convaincante. Feignant à plusieurs reprises de ne pas comprendre le sens de ma question, il finit par invoquer une méconnaissance des arcanes journalistiques de Quito. Il préfère insister sur le rôle de l’autre association des Baneños en exil, dont il a été un des fondateurs, “Ojo del Volcán”. Celle-ci n’a aucune référence religieuse, elle regroupe surtout la génération des alors jeunes hommes qui ont exploré et exploité les nouvelles sources de tourisme (VTT, canyoning, saut à l’élastique, etc.). Eux ne se sont jamais tout à fait exilés, ils ont dès avant l’évacuation installé un camp en haut d’une montagne faisant face au volcan, de l’autre côté du fleuve Pastaza qui longe Baños. Cela explique pour bonne part qu’ils aient pu échapper aux militaires car, plutôt que résider dans la ville occupée, ils allaient et venaient depuis leur camp. Ce dernier constitue un observatoire exceptionnel de l’activité du volcan d’une part et, de l’autre, permet de descendre facilement à la ville, en contournant des soldats peu au fait des chemins de traverse du pays.

Entre les différentes versions sur l’histoire des images du saccage de la ville par des militaires (assez limité, il ne s’agit pas d’un sac en bonne et due forme mais de nombreux larcins), l’hypothèse la plus vraisemblable est que plusieurs copies ont été faites dans les jours suivants leur prise. Probablement, au moins l’une d’entre elles est arrivée dans les rédactions de Quito. Avec le nombre de journalistes qui suivent de loin en loin les suites de l’évacuation de Baños, le contraire serait étonnant. La question est alors l’opportunité de sa diffusion. Celle-ci arrive quand les Baneños entrent en conflit ouvert avec les autorités, ce qui offre une actualité nationale au thème. Il y aurait donc une conjonction entre des agendas assez indépendants, celui des habitants dont la rébellion ne peut que bénéficier de cette dénonciation des pouvoirs publics d’une part et, de l’autre, celui de “La Televisión” (émission) qui, pour montrer une image négative de militaires dans un pays où l’Armée est très puissante, avait besoin d’un rapport de force qui puisse basculer. Ou peut-être que le hasard a bien coordonné les forces qui ont pu s’alimenter l’une l’autre. Car, nous le verrons, la date de la diffusion des images (2 janvier) est particulièrement opportune, entre la première offensive des habitants le 31 décembre et la seconde le 5 janvier.

Les politiciens

Les images des vols perpétrés par les soldats sensés protéger la ville provoquent la colère des exilés. Abattus, puis indignés, par les conditions d’accueil dans les villes voisines, c’est le déclencheur pour s’insurger contre les pouvoirs établis. Ceux-ci sont le gouvernement de la ville en exil, totalement discrédité, entre autres parce que les élus et leurs familles sont les premiers à avoir filé [19].

Ensuite vient le gouvernement de la province siégeant à Ambato qui, outre les messages anti- baneños de son chef, est détesté parce que très fortement soupçonné d’avoir détourné les aides internationales [20]. Enfin, le gouvernement national, en dehors de la très mauvaise impression que le président a laissé en venant annoncer l’évacuation, est considéré comme impuissant et incapable. Le pays connaît alors une hyperinflation [21] qui plonge l’économie quotidienne dans un chaos et un casse-tête indescriptibles pour faire ses courses. Dans cette crise, les membres du gouvernement sont considérés comme des profiteurs corrompus, soupçons largement confirmés par des enquêtes postérieures [22]. Cette hyperinflation peut d’ailleurs en partie expliquer le peu d’attention que reçoit le drame des Baneños, car le reste du pays vit au rythme des folles embardées du dollar, qui se traduisent par des prix d’aliment qui grimpent abruptement d’un jour sur l’autre, pendant que les salaires perdent vertigineusement leurs valeurs. L’instabilité explique en tout cas la faible saison touristique, les tours operators et les chancelleries conseillant d’aller visiter d’autres exotismes plus sécurisés. Bien entendu, pour les Baneños aussi, l’effondrement du sucre s’ajoute à leurs avanies d’exilés, puisque leurs économies se réduisent en peau de chagrin. La plupart des propriétaires ont cependant déjà l’habitude de tricoter leurs bas de laine en dollars, pour eux l’effondrement de la monnaie est donc plutôt une petite aubaine au milieu de la catastrophe.

Qu’elle soit locale, régionale ou nationale, il n’est pas une autorité politique qui ne soit pas considérée comme une plaie s’ajoutant aux problèmes déjà nombreux auxquels il faut faire face. Le politicien est assez généralement perçu comme une sorte de sangsue pour laquelle il n’y a pas de remède, un désagrément inhérent à la vie. Les gouvernements peuvent bien valser, leur succèdent d’autres hommes tout aussi avides et voleurs que ceux qui ont fui. Remarquons, d’ailleurs, que les Baneños se montrent alors particulièrement peu concernés par les affaires des politiciens de Quito et, même, par la politique du pays. Durant les années qui précèdent, le fantasque Abdalá Bucaram, élu avec une campagne dégagiste en appelant à voter “El loco”, avait été destitué par l’Assemblée précisément pour “incapacité mentale à gouverner” après quelques mois d’une présidence agitée (août 1996-fevrier 1997). Sa vice-présidente, Rosalía Arteaga Serrano, aurait dû lui succéder mais elle s’est fait barboter la place par un certain Fabián Alarcón, alors chef du Congrès. En fait, pendant quelques jours, le pays a eu trois présidents (le destitué, sa remplaçante et le nommé par ses pairs), ce qui donne une image assez exacte de la bauge dans laquelle la sphère politique patauge. Néanmoins, ces péripéties politiciennes ont toujours pour objectif de reprendre la main sur une société très réactive, avec de très nombreux blocages de route et de grandes manifestations qui freinent une partie des projets de privatisation ou de hausses hallucinantes de prix des services ; par exemple, le fou Abdalá avait décrété une hausse de 300% du prix du gaz en septembre 1996, puis s’était rétracté quelques jours plus tard sous la pression populaire. Sa chute, en février 1997, fut aussi accélérée par une nouvelle tentative d’augmenter le prix du gaz. Les successeurs du dingo suivent le même chemin tracé par le FMI et les apôtres régionaux de l’ultra-libéralisme ; que le cinglé Abdalá et le FMI partagent le même agenda indique d’ailleurs assez bien comment il convient de considérer les experts de l’institution internationale. Mais le saccage du pays est sans cesse freiné par les mobilisations populaires qui obligent les gouvernants à se rétracter quand ils ne doivent pas fuir (en général avec des valises bien remplies il est vrai [23]). Or, les Baneños restent assez à l’écart de ces mobilisations, relativement indifférents aux grands titres des journaux, papiers servant essentiellement à emballer des aliments ou allumer les feux de cheminée pour le touriste qui vient. Ce n’est certainement pas aux Baneños que viendrait l’idée de couper une route, brûler des pneus et s’affronter à l’armée pour cela. A Baños, le Che Guevara est bien plus une effigie de serviette de bain qu’un révolutionnaire. “Conscience de classe”, “anti-impérialisme” ou “indianisme” sont des affaires des bleds alentours ou de la capitale Quito, dont on reçoit les élites et les classes moyennes, leur offrant bains thermaux et caïpirinhas en happy hour.

C’est précisément cet “apolitisme” ou cette indifférence habituelle qui rend la rébellion des Baneños si surprenante. Un petit excursus permettra peut-être de comprendre cet étonnement.

Tourisme et larbinat généralisé

(excursus sur l’état d’esprit dominant à Baños)

Le profil d’ensemble du garçon est tout autre. Il a, lui aussi, la fierté de son métier, mais il s’agit ici d’un métier essentiellement servile. Son travail lui confère une mentalité non pas d’ouvrier mais de snob. Il vit en permanence au contact des riches, s’approche de leurs tables, surprend leurs conversations, flatte leur amour-propre à grand renfort de sourires et de discrètes plaisanteries. Il a la satisfaction de dépenser par personne interposée. De plus, il nourrit le secret espoir de devenir un jour riche à son tour car, si la plupart des garçons meurent pauvres, beaucoup connaissent au cours de leur vie de longues périodes fastes. Dans certains cafés des grands boulevards, il y a tant d’argent à ramasser que ce sont les garçons qui paient le patron pour se faire embaucher. Moyennant quoi, à force de voir défiler de l’argent – un argent qu’il compte bien un jour pouvoir dépenser à son tour – le garçon en vient à épouser dans une certaine mesure la mentalité des clients. Il se donnera beaucoup de peine pour servir dans les règles parce qu’il se sent presque assis à la même table que ceux qu’il sert. 

George Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, (1933), Ed. iBooks.

Georges Orwell, racontant son expérience de travailleur dans les soutes des grands hôtels parisiens au début des années 30, relevait toute la servilité qui imprègne le larbin, et sa tendance à adopter le point de vue de son maître. Avec sa prospérité due au tourisme, Baños s’est presque intégralement plongée dans cet esprit servile, d’autant plus frappant dans les années 1990 que ces touristes étaient essentiellement des têtes blondes. Pour nombre de jeunes personnes, se marier avec une Hollandaise ou un Français représentait alors le summum de l’ascension sociale (et en partie raciale, avec la perspective d’aller vivre chez les être supérieurs –d’en faire partie et, donc, pouvoir revenir en touriste c’est-à-dire en Blanc-).

Ainsi, au vue des conditions de vie en exil, avec ses multiples humiliations quotidiennes, la rébellion des Baneños devrait apparaître peu surprenante. Mais, d’abord, des peuples humiliés il y en a partout et de tout temps, ce doit être une des rares constantes de l’histoire. De sorte que rien n’empêche d’imaginer un approfondissement des maltraitances sans réaction. Et, plus spécifiquement, l’industrie touristique, en plein boom durant les années 1990, rend les Baneños particulièrement dociles. L’attitude qu’exige le tourisme de ses exploitants et employés les éloigne de toute idée de rébellion, dont ils n’ont ni le goût ni la pratique –à la différence d’une bonne partie du reste du pays.

Ce sont donc des personnes peu habituées à la confrontation, pour ne pas dire des analphabètes politiques, qui se réunissent, décident de reprendre leur ville contre les autorités, s’affrontent directement aux militaires puis réactivent les infrastructures de la ville. Pour cela, elles se font tour à tour stratèges militaires pour planifier la bataille, manifestantes et militantes très tactiques lors de la confrontation, diplomates lorsqu’il s’agit de négocier la libération des soldats qu’elles ont fait prisonniers sur le champ de bataille, puis autogouvernement pour organiser les repas communs, nettoyer la ville abandonnée trois mois durant, puis négocier la réactivation de services tels que l’électricité. Pendant quelques semaines, la cité de Baños a fonctionnée comme une commune libre sans qu’il n’apparaisse aucun débat théorique ni aucune caractérisation politiste sur la forme de gouvernement qui a, simplement, eu lieu (si bien qu’il est assez pompeux, voire grotesque, de ma part de parler de “cité”, de “commune” et autre “autogouvernement”).

La rébellion

« Nous préférons mourir avec le volcan, dans notre Baños, plutôt que continuer à vivre comme des juifs errants » [24]

Dès sa formation fin novembre 1999, l’association Hermandad Baneña réclame la réouverture de la ville et la liberté des habitants –au risque et péril de chacun- d’y retourner. Elle démarche auprès des autorités qui leur octroie de rares visites diurnes, de sorte qu’une partie des habitants ont pu visiter leurs chez-soi quelques heures, mais rien de plus. Au nom de leur intégrité physique, les différentes autorités politiques refusent de lever les barrages militaires qui interdisent l’accès à Baños. Autour du 20 décembre, le président de la Hermandad déclare ne plus vouloir aller dans ces « réunions bureaucratiques » qui ne servent à rien. A ce moment là, l’idée d’un retour en force s’est déjà largement diffusée parmi les exilés. Dans le camp de “Ojo del Volcan” (qui surplombe Baños, depuis le versant nord), nombre de réunions plus ou moins informelles, où se retrouvent entre autre des “permanents” du camps et des membres de la Hermandad, ont déjà ébauché une stratégie de récupération de la ville. La décision se formalise dans une assemblée convoquée dans l’Université Technique de Ambato le 30 décembre. Le lendemain, au cri de “nous passerons le réveillon chez nous”, des centaines de Baneños –pour la plupart des Baneñas d’ailleurs- marchent sur leur ville. Les militaires leur tirent dessus, il y a au moins un blessé par balle et tous souffrent des gaz lacrymogènes. Mais, dans la confusion de l’affrontement, un petit groupe parvient à contourner les lignes militaires et entre enfin à Baños. Ainsi, une cinquantaine d’habitants passent effectivement le réveillon du premier de l’an chez eux.

Ce groupe de tête se retrouve dans une situation compliquée, dans la ville mais isolé, comme assiégé par le cordon militaire qui en interdit l’accès. Le 1er janvier, une délégation du groupe rend visite à l’Eglise et demande aux curés l’usage de la radio, les religieux s’empressent d’accepter. Pendant trois jours, un communiqué appelant tous les Baneños à revenir est diffusé sur les ondes de la Radio del Santuario. Entre temps, le 2, “La Televisión” retransmet les images des larcins réalisés par des militaires. Le 5 janvier au matin, un bon millier de Baneños, auxquels s’ajoutent nombre d’habitants des villages voisins, surtout de Pelileo, venus en solidarité, se présentent sur le pont qui marque l’entrée, le Puente de la Juntas au dessus du fleuve Pastaza, gardé par les militaires. L’affrontement est violent. Armés de pierres et de machettes, les révoltés avancent contre les militaires qui, plus encore que le 31 décembre, tirent sur la foule. Malgré les blessés, et bientôt un mort, la manifestation ne recule pas, elle déborde les militaires puis les encerclent, si bien qu’ils se retrouvent assiégés et préfèrent rendre leurs armes. C’est ainsi que la cité de Baños possède pendant quelques heures des prisonniers. Malgré la colère, elle maintient l’intégrité physique de ses prisonniers, que les médias ont tôt fait d’appeler des “otages”. Dès lors, la négociation avec les autorités politiques reprend et se résout très rapidement dans l’après-midi : les prisonniers sont relâchés contre un papier signé du gouverneur de la province qui rétablit le libre accès à Baños. En début de soirée, la cité a réinvesti sa ville.

La nuit du 5 au 6, les quelques centaines d’habitants qui ont retrouvé leurs chez-soi dorment d’un sommeil troublé ou angoissé par les formidables explosions du Tungurahua suivies du grondement de rochers qui roulent, il faut imaginer un roulement de tonnerre qui dure plusieurs minutes durant lesquelles on peut facilement imaginer voir arriver la fin. Puis, les habitants s’habituent, sachant que les rochers qui s’éboulent sur un versant ne peuvent atteindre Baños, par ailleurs protégée par sa Vierge.

Le lendemain, chacun prend un balai et, seul ou en groupe, s’affère à nettoyer sa rue, puis celle adjacente, etc., la ville étant entièrement recouverte d’une épaisse couche de cendre. Au milieu d’une végétation flamboyante et le balai à la main, on s’échange des solutions pour faire face à l’invasion de puces. Pendant ce temps, une cantine populaire s’est organisée dans un restaurant du centre, qui devient rapidement le lieu de ralliement de tous les habitants, situé à équidistance de la mairie et de l’église (c’est un hasard) [25]. La cuisine de la cantine est essentiellement alimentée par les paysans d’alentour. Pendant ce temps, le président de la Hermandad et quelques autres s’entretiennent avec des techniciens de la compagnie électrique… et la lumière est rétablie. Les jours suivants, à l’aube, la plupart des habitants se retrouvent dans les bains chauds des thermes au pied de la cascade de la Virgen, tradition de Baños, où l’on aime voir le jour se lever en papotant dans l’eau bouillante (en alternance avec de brèves incursions sous la cascade d’eau très fraiche).

Autre initiative, la “escuela sin nombre” ouvre bientôt ses portes, gérée uniquement par des parents d’élèves qui donnent les cours qu’ils peuvent donner. Autant dire qu’en quelques semaines l’ensemble des infrastructures de la petite ville fonctionne, sans la moindre intervention des pouvoirs formels. D’ailleurs, le maire a été très mal avisé de venir visiter “sa” ville, il s’en ait fallu de peu que la colère populaire en finisse avec sa vie, il a été bon pour finir sa visite en caleçon sous les quolibets des habitants [26].

Tourisme de choc (la stratégie du choc version baneña

L’hypothèse japonaise. C’est une version que, par inadvertance, je n’ai pas suffisamment explorée [27] : suite à l’évacuation de Baños, des responsables politiques nationaux auraient étudié la possibilité de vendre purement et simplement la ville à un fond d’investissement japonais, pour la convertir en un centre touristique intégré (type club Med). Cela aurait été un cas d’école de la “stratégie du choc” mise en lumière par Naomi Klein [28]. En l’état de mon enquête, je ne peux considérer l’hypothèse japonaise que comme une rumeur dont la source et, surtout, la chronologie sont incertaines. En tant que rumeur, si elle a surgi avant la reprise de Baños, elle a certainement joué un rôle du même ordre –de réaction indignée- que les images de larcins ; si elle n’ait apparu que plus tard, elle a confirmé les habitants dans le préjugé généralisé sur les politiciens et a renforcé la mémoire épique de la récupération –puisque l’enjeu de la bataille en devient la survie [29]. Néanmoins, d’un point de vue “kleinien”, le bilan est assez ambivalent. Car si la mobilisation populaire a certes mis en échec le projet japonais –typique de la stratégie du choc-, le tourisme n’en a pas moins prospéré au point de reconfigurer presque intégralement la petite ville. La bataille aurait donc permis de distribuer les cartes autrement mais n’a pas changé les cartes à distribuer. Concrètement, Baños a échappé au funeste projet d’un club Med mais pas au triste destin du tourisme.

En effet, l’industrie locale reprend de plus belle. Alors même que le danger identifié par les vulcanologues est –officiellement et visiblement- encore en vigueur, jamais le tourisme n’a été si fleurissant. Des projets de complexes apparaissent ici et là, des négoces sont revendus à des prix sidérants pour la région. Le danger devient un produit d’attraction, dont on peut admirer les spectaculaires éruptions en achetant un tour dans un bus exotique (un modèle de bus traditionnel de la côte, pas du tout de Baños), musique et alcool inclus. Des anciens commerces stagnent ou périclitent, tandis que de nouveaux apparaissent de toutes parts au grè de modes qui se succèdent à un rythme effréné. Ici, on propose de vous badigeonner le corps de chocolat, là une expérience Jurassic Park totalement loufoque. Si vous préférez l’ambiance lounge, il faut retirer ses chaussures à l’entrée de ce restaurant, si vous êtes plutôt trash alors le pogo c’est par ici. La ville s’enlaidit à mesure que de nouvelles fortunes se construisent. Elle se structure intégralement autour de sa source de revenus, et se reconfigure en fonction des spécialités qui apparaissent. Telle rue devient celle des bars, en pleine concurrence de décibels, telle autre celle des sports extrêmes, avec sa concurrence des couleurs criardes et fluorescentes. Les drogues illicites restent relativement discrètes mais leur commerce suit bien évidemment le reste de l’économie locale, et des hectolitres d’alcool inondent la ville chaque week-end. Chez le tourisme 5 étoiles, la concurrence n’est pas moins acharnée, aves leurs chambres aux sols chauffés, jacuzzis d’eaux thermales et petit-déj dans des lits grands comme la maison du serveur [30].

Ce commerce à tout crin ne va pas sans un appauvrissement des relations humaines entre les habitants, dont la conversation se borne à commenter le chiffre d’affaire du week-end et les expectatives pour les prochaines vacances. Les frustrations pour un local perdu ou les espoirs d’ouvrir le prochain petit commerce qui fera un boom occupent une bonne part des passions locales.

Nombre d’habitants regrettent l’esprit d’entente collective et d’entre-aide qui avait dirigé la reprise de la ville. Mais ce regret est diversement exprimé. Pour la plupart des personnes qui parlent dans mon enregistreur, il s’agit d’un moment relativement furtif dont elles gardent une nostalgie un peu résignée. Pour les institutions locales, il s’agit d’une sorte de ciment mémoriel, constamment rappelé et sensé représenter l’essence des Baneños.

D’une commémoration à une autre, captation et capitalisation d’une mémoire

Succinctement évoquée au début de l’article, la commémoration des 15 ans de la reprise de la ville par ses habitants était festive, avec une multitude qui mélangeait allégrement fête païenne (théâtralisation de la “bataille du pont”) et catholique (procession de l’inévitable Virgen de Agua Santa). Trois ans plus tard, le 5 janvier 2018, il ne reste que les autorités de l’Eglise et quelques édiles municipaux, bien encadrés par les forces de l’ordre qui ouvrent le défilé. Durant la marche, il est pratiquement impossible de s’entendre parler, avec le son de la sono, de laquelle se succèdent des chansons mielleuses à la gloire de “l’immortelle Baños” probablement composée par une équipe de publicitaires au budget restreint (à la vue du résultat, on ne peut qu’espérer qu’il soit modique).

Dans le récit qui s’impose en 2018, l’Eglise est la protagoniste centrale de l’histoire de 2000, comme si son rôle, certes important, avait été suffisamment capitalisé pour absorber ou effacer les autres. C’est particulièrement évident avec la disparition presque complète du groupe “Ojo del Volcán” au profit de la seule “Hermandad Baneña” qui revendique sa proximité avec l’Église. Ainsi, avec un investissement très minime, puisqu’il s’agit de la décision personnelle de quelques prêtres de résister à l’expulsion puis de laisser l’usage de leur infrastructure aux rebelles, l’Eglise catholique obtient de renforcer sa prééminence sur les cœurs et les esprits des Baneños, avec tous les bénéfices politiques et financiers que cette hégémonie suppose. Le récit clérical ne va pas sans l’ordre clérical qui dépossède les personnes de leurs voix. La messe, qui commence par les traditionnelles têtes baissées des fidèles récitant “je confesse… par ma faute, par ma très grande faute… pardonnez nos péchés”, se poursuit par l’invitation du curé à « tous chanter » mais les haut-parleurs de l’église balancent la chanson à plein volume, de sorte qu’il n’est pas possible de chanter et il ne reste aux fidèles que de frapper des mains en cadence comme dernier vestige de participation. Même le “Amen” final est recouvert par celui des haut-parleurs, on ne saurait mieux confisquer la voix de la communauté. Puis le curé prend la parole, et affirme la symbiose entre son Église et l’industrie locale, en appelant les fidèles à bien traiter les « pèlerins » qui, extraits d’un texte millénaire, deviennent dans sa bouche des touristes.

Au sortir de la messe, sur le parvis de l’église est installée une estrade, sur laquelle viendront bientôt des groupes de musique. Auparavant, un orateur annonce la distribution d’une “soupe commémorative”, sensée rappeler la soupe populaire qui s’était auto-organisé dix-huit ans plus tôt. A la charge d’un catering local, le repas chaud évoque bien plus ceux qui sont distribués lors des meetings de partis politiques en campagne. D’ailleurs, l’orateur annonce que ce repas se doit à « la formidable gestion du maire ». Autrement dit, ce qui fut l’effet d’une résistance et le fruit d’un effort commun est rappelé comme un vulgaire acte électoraliste. Il faut cependant reconnaître un grand talent de synthèse à cet orateur qui, appelant le public, lance : « Venez, approchez-vous, mesdames et messieurs… et les touristes aussi » confirmant ainsi que ces derniers appartiennent à un autre monde.

Ce soir du 5 janvier 2018, la mairie annonce le retour à l’alerte blanche, bouclant une histoire de près de vingt ans, qui donne la victoire par KO à la Vierge protectrice contre les pronostics des vulcanologues et les décisions des gouvernants de l’époque, donnant raison à la sentence du père dominicain Juan Murguizo : « Quand la science a t-elle vu juste ? L’histoire de Baños et de son sanctuaire a démontré en 500 ans et en 13 éruptions que Baños n’a jamais succombé et que la Virgen de Agua Santa a protégé ce village » [31].

Jérémy Rubenstein, merci à Eugenia et Martin pour leur patiente relecture et à la "Negra" Soraya pour tous ses conseils.

[1Marthe-Hélène Choukroun, propriétaire du Le Petit Restaurant (et par ailleurs ma mère), entretien février 2015.

[2Pour l’exercice du 29 septembre, la Hermandad Baneña estime qu’il y a 3 000 participants sur environ 20 000 habitants, Breve historia debido al volcán Tungurahua, feuillet de 7 pages, sans date. Ceci dit, les estimations sont toujours faites au doigt levé et même le nombre d’habitants est assez flou, les registres sont peu entretenus et bien des habitants sont enregistrés ailleurs. Par exemple, pour les élections dans ce pays au vote obligatoire, les Equatoriens voyagent de toutes parts pour rejoindre leurs circonscriptions (le changement d’adresse est une opération laborieuse). Le recensement officiel de 2010 compte 12 995 habitants à Baños, l’estimation de la Hermandad est plus crédible.

[3Ibid.

[4Par exemple, « Volcan sur le point d’exploser » titre en première page El Universo du 16 octobre 1999.

[5Antonio Manzano, propriétaire de l’échoppe Manzano, entretien janvier 2015.

[6Soleya Perez Criollo, propriétaire d’une dizaine de chevaux qu’elle loue aux touristes, ainsi que de plusieurs vaches et d’un petit élevage de Cuys (sorte de cochon d’Inde, très apprécié rôti en broche dans la région), entretien janvier 2015.

[7Il y a 66 hommes de l’armée et 22 policiers qui restent dans la vile, ainsi qu’une compagnie de 350 militaires qui contrôlent les routes d’accès de la région. Hermandad Baneña, Breve historia…

[8Entretien avec l’une des personnes restée (anonyme), janvier 2015.

[9Son nom n’est pas audible dans l’enregistrement d’un groupe de femmes que j’ai effectué le 5 janvier 2015, durant la procession de commémoration (entre la fanfare et les discours, on n’entend pas toujours).

[10A ce moment d’hyperinflation, le dollar devait osciller entre 20 000 et 30 000 sucres, il s’agit donc d’environ 100 dollars.

[11Narcisa Parcimo, Dame Pipi du complexe sportif du Parque Montalvo, entretien janvier 2015.

[12Fabian Coca, présent lors de l’entretien avec Narcisa. A l’époque de l’évacuation, il était gardien dans une école technique.

[13Souvenirs personnels d’une visite à des amis.

[14A l’exception de quelques anticonformistes un brin bling-bling, souvent le fait de nouveaux riches, l’ostentation des fortunes se limite généralement à des voitures tapageuses, recouverte par des discours plaintifs (du genre « quelle saison terrible, ces gringos ne veulent plus dépenser un rond, et avec les salaires des employés, on ne s’en sort plus ! ». Disons que les fortunes –toutes relatives- sont bien cachées.

[15Soyla, propriétaire de la boulangerie-cafétéria “Rico Pan”, entretien janvier 2015.

[16Antonio Manzano, entretien janvier 2015

[17Alors star du journalisme (en fait, la seule émission d’enquête au niveau national), il a aussi été candidat aux présidentielles de 1998, certainement le plus progressiste –il est soutenu par nombre d’organisations indigènes. Il devient plus tard ministre de Rafael Correa

[18Je n’ai pas eu accès aux images. J’ai appelé le producteur de l’émission qui semblait disposé à chercher dans ses archives jusqu’à ce qu’il comprenne que je ne poursuivais aucun but commercial. Après quoi, arguant d’une urgence, il m’a demandé de le rappeler et n’a plus jamais répondu. D’autre part, les amis du bled qui ont pris les images semblent les avoir égarées (chacun persuadé qu’un autre les détient).

[19Soleya Rosa Perez, entretien janvier 2015.

[20Je n’ai pas les moyens de confirmer ou infirmer ce détournement que la rumeur dit massif. Ce qui est sûr c’est que la nourriture distribuée aux réfugiés n’était pas celle qui est parvenue de l’aide internationale et nous sommes nombreux à avoir vu dans des marchés des récipients avec le sceau de l’ONU.

[21Au début de l’année 1999, le dollar vaut déjà 7000 sucres, le 20 octobre est à 17 300, pour atteindre les 30 000 dans les semaines suivantes, puis il est ramené par décret à 25 000 avant que le pays soit dolarisé. Depuis, il n’y a plus de monnaie nationale.

[22Le chef présumé de la bande, le président Jamil Mahuad, est encore aujourd’hui recherché par la justice équatorienne. Il a fui aux Etats-Unis peu après sa destitution le 21 janvier 2000.

[23Abadalá Bucaram se réfugie au Panama avec des millions. Le vice-président de Sixto Durán, Alberto Dahik choisit le Costa Rica, le président Mahumad, ancien d’Harvard, les Etats-Unis…

[24Carmen Luna, cit. Vieira, p. 36.

[25La cantine se déplace par la suite sur la place du terminal de bus, probablement à cause d’une affluence qui dépasse les capacités du restaurant.

[26Edwin Viera, entretien janvier 2015. Autant que je sache, il n’y a pas eu de lynchage à Baños. En revanche, dans les années 1990, il y en avait de temps à autre dans les villes et villages voisins, ses victimes étaient généralement considérées comme des voleurs.

[27Au départ de mon enquête, j’ai relégué cette information dans la case des très nombreuses rumeurs villageoises à l’imagination féconde tant ce projet me sembla hallucinant. En réécoutant les enregistrements, il apparaît cependant que ce sont des personnes parmi les moins susceptibles de colporter des rumeurs qui l’évoquent. L’une d’entre elles précise qu’il y a une documentation existante sur ce projet mort né. J’en suis donc quitte pour poursuivre l’enquête lors d’un prochain séjour.

[28A grands traits, après n’importe quelle catastrophe –naturelle ou politique- un plan est élaborée (ou déjà prêt) pour reconfigurer le territoire et son économie, avec pour effet de concentrer celle-ci entre les mains de ses promoteurs et d’expulser ou de reléguer ses anciens habitants. Voir Naomi Klein, La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, Ed. Acte Sud, 2008.

[29Dans ce projet, les Bañenos auraient étés assignés à un territoire en contrebas de la ville.

[30Description des chambres du “Luna Runtun”, propriété de madame Luna évoquée plus haut.

[31Père Juan Murguizo, cité par León Vieira, Erupciones del Tungurahua, p.19

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