Le gouffre du siècle

Grand Paris Express

paru dans lundimatin#285, le 26 avril 2021

Le Grand Paris Express reflète la démesure de notre temps. Initié au début des années 2000, sa gestion calamiteuse inquiète à tous niveaux : financiers, écologiques, humains. Aujourd’hui, des millions de tonnes de déchets menacent les Franciliens et des milliards ont été empruntés sur les marchés. De la plus grande décharge d’Île-de-France au petit village de Saint-Hilaire, cet article décrypte un projet aussi hasardeux que nuisible.

Boîte à sardines

La bataille que les grandes capitales mènent les unes contre les autres, les constructeurs et bétonneurs qui font du lobbying pour obtenir des contrats, la valorisation du foncier, le contrôle des populations, une vision du progrès de nos politiques basée sur une plus grande circulation des biens et des personnes, les problématiques de surpopulation et de densité, de pollution, etc. : les raisons de ce « chantier du siècle » sont multiples. Même si l’écologie demeure l’argument fallacieux numéro 1 utilisé par les promoteurs.
Mais surtout : Paris et sa petite couronne étouffent, et sa région doit exploiter coûte que coûte son potentiel économique.

La configuration de notre pays est, de ce point de vue il faut l’avouer, un peu particulière. L’Île-de-France est petite (2,8 % de la surface hexagonale), mais représente une partie considérable de la richesse produite en France (31 % du PIB national).

Les habitants de Paris et de sa petite couronne (Hauts-de-Seine, Val-de-Marne, Seine-Saint-Denis) vivent comme des sardines : ils représentent à eux seuls un cinquième de la population française et la densité de Paris, comparée à des villes comme Rome, Londres ou Berlin, est considérable : 21 196 habitants au km2.

Sa petite surface s’explique par ses délimitations successives imposées au fil du temps : l’enceinte de Philippe Auguste au xiie siècle, celle de Charles V au XIVe puis le mur des fermiers généraux au XVIIIe, les fortifications de Thiers au XIXe, et pour finir, le périphérique que l’on connaît (inauguré en 1973).

Si on résume, ça nous donne une ville d’une petite surface, très dense avec des flux de personnes très importants.

Lancer la machine

Une réflexion entre l’État et les collectivités territoriales sur l’organisation, le financement et la planification des transports en région parisienne, lancée dans le milieu des années 2000, aboutit en 2008-2009 à la conception du réseau de transport public du Grand Paris.

L’État décide à cet effet de créer un établissement public national à caractère industriel et commercial (EPIC) ainsi qu’une loi sur mesure (celle du 3 juin 2010). Ce statut juridique se justifie pour deux raisons : l’État n’a pas les milliards en caisse pour réaliser ces chantiers (machines, matériaux, main-d’œuvre) et va donc devoir passer par des emprunts massifs. La deuxième raison peut s’expliquer par les batailles juridiques liées aux expropriations et autres désastres écologiques qui en découleront.

Le rouleau compresseur SGP (Société du Grand Paris) est né.

S’ensuit un processus classique d’appels d’offres à destination des constructeurs et concepteurs, et de contrats qui se signent à la hâte. Une communication agressive se met aussi gentiment en place pour faire adhérer les collectivités et la population aux « nuisances » qu’ils vont subir pendant des dizaines d’années.

Et l’artillerie argumentative est lourde : 68 nouvelles gares, 200 km de lignes en plus, une rame toutes les 2-3 minutes, augmentation du PIB de 20 milliards d’euros par an, gains socio-économiques de 67,6 milliards d’euros, création de 160 000 emplois, désengorgement des routes et des transports en commun, connexion entre les pôles urbains (villes de la petite couronne), scientifiques (plateau de Saclay), économiques (La Défense), sportifs, culturels, les aéroports, etc.

Les médias mettent également la main à la pâte en relayant allègrement les bienfaits de ce projet néolibéral démesuré. Et, comme souvent, c’est Le Monde, dans un article paru en 2017, qui sert le dernier verre, celui qui donne la nausée : « L’infrastructure du Grand Paris Express est socialement progressive, car elle a un impact réel sur les transports en commun du plus grand nombre. Les communes pauvres sont celles qui y gagneront le plus, et elles sont mieux servies que les plus riches [1]. »
Tout le monde est content et les oiseaux chantent. Sauf que...

Tout est allé beaucoup trop vite. Le pied de biche n’étant pas le meilleur outil pour faire passer une idée, la Cour des comptes (qui a pour mission principale de s’assurer du bon emploi de l’argent public et d’en informer les citoyens) est venue mettre son nez dans ce foutoir. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils y sont allés de bon cœur. Dans leur rapport, ils s’attaquent d’emblée à leur sujet de prédilection : le pognon.

Le coût du projet, présenté au débat public en 2010, était évalué à 19 milliards d’euros. Trois ans plus tard, alors que les travaux n’ont pas démarré, on réajuste le coût à 22,6 milliards suite à une évolution du projet (la SGP a intégré dans son giron la modernisation de quelques portions de RER et de métro).
La SGP tient des chiffres à leur disposition, comme les provisions pour aléas et imprévus, mais elle se dit dans l’incapacité de fournir une base de calcul pour l’ensemble du dossier. La Cour des comptes constate donc rapidement que quelque chose cloche et assène son premier tacle : les prévisions budgétaires sont jugées « fragiles » étant donné qu’elles « sont très inférieures à ce qui est recommandé pour des travaux de cette nature ». On passe alors immédiatement de 22,63 milliards à 25,14 milliards d’euros.
Après cette petite boulette de 2,51 milliards, l’État charge la bourrique SGP en lui ajoutant d’autres infrastructures : la contribution au projet EOLE (prolongement de la ligne de RER E) et le prolongement de la ligne 11 du métro. On est en mars 2017 et le coût total vient encore de s’envoler : 28,93 milliards.

Suite aux observations de la Cour des comptes, la SGP se voit demandée de fournir une évaluation un peu moins approximative. Message reçu. Ils envoient une nouvelle estimation : 34,48 milliards d’euros ! Ce « dérapage » – terme utilisé dans le rapport de la Cour des comptes – comparé à l’objectif initialement fixé, s’élève donc à 12,46 milliards. La légende dit que la première estimation du budget du Grand Paris aurait été calculée un soir d’été dans le bar à shots O’choupito cinq minutes avant sa fermeture. (Un rapport du Sénat [2] d’octobre 2020 estime même le coût total du projet à 42 et non 38,48 milliards d’euros. Mais on n’est pas là pour chipoter.)

Au vu de ces approximations budgétaires et de planification, la Cour des comptes s’est logiquement penchée sur la salle de commandement. Dans son rapport, elle pointe un certain nombre de dysfonctionnements dont la sélection non exhaustive ci-après laisse songeur.

Pour superviser ce grand bazar, la SGP se dote d’un Comité stratégique et d’un Conseil de surveillance. Ce dernier, chargé du suivi de la mise en œuvre du projet, se compose de 21 membres (11 représentants de l’État + 10 des collectivités territoriales). Le Comité stratégique, quant à lui, est composé de représentants des communes et des établissements publics compétents en matière d’aménagement et d’urbanisme. Mais ne demandez pas son utilité, car aucun texte ne fixe ses missions, comme l’a judicieusement relevé la Cour des comptes.
Autre sujet d’étonnement : le Conseil de surveillance ne dispose d’« aucune compétence en matière de marchés génie civil […] alors même que les engagements financiers représentent plusieurs centaines de millions d’euros » !
La Cour des comptes s’étonne également que les comités des investissements (émanant de réunions élargies du directoire), qui traitent des aspects financiers du projet, « ne fassent l’objet d’aucun compte rendu ».

Ce manque de transparence de la SGP s’accompagne d’un recours massif à des prestataires extérieurs, ce qui traduit un déséquilibre – fort avantageux pour ceux qui émettent les factures – dans le pilotage des projets entre les commanditaires et ceux chargés de l’exécution. Pour prendre le seul exemple de la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre, on compte à la SGP 18 prestataires externes pour un collaborateur interne en 2016.

Cette situation induit naturellement des risques importants, notamment de dépendances vis-à-vis de ces entreprises, mais surtout de perte de contrôle des prestations. La durée du contrat – incroyablement longue – de 16 ans que le groupement Artemis (en charge de l’assistance à la maîtrise d’ouvrage) a réussi à conclure en est l’illustration.

Niveau de criticité et de maîtrise des différents enjeux de la SGP (source SGP).

Si la gestion financière et celle des prestataires inquiètent la Cour des comptes, ce n’est rien à côté de la gestion dite des risques géotechniques selon laquelle une analyse bâclée des enjeux géologiques et hydrologiques pourrait avoir de « fâcheuses » conséquences, comme cela fut le cas lors du creusement d’un tunnel du RER E en décembre 1995, quand des immeubles se sont effondrés dans le 9e arrondissement à cause d’une étude des sols bancale, ou encore en 2003, lors de l’effondrement d’une cour école dans le 13e sur le chantier de la ligne 14 où le directeur du département des projets à la RATP de l’époque assurait, en parlant des sols : "Nous croyions que la stabilité était parfaite [3]."

Une inquiétude amplifiée par le fait que certains marchés de génie civil se sont basés uniquement sur des études… d’avant-projet ! Sans parler du raccourcissement des calendriers de réalisations (lié en partie aux JO 2024) qui accroît les risques d’accidents.

Effondrement de la cour d’école sur le chantier METEOR.

À ces enjeux de gouvernance et de technique viennent s’ajouter des enjeux liés au foncier (exproprier les gens à temps), à la logistique (acheminement des matériaux et des engins), à l’environnement (la gestion de millions de tonnes de déblais). Nous y reviendrons.

Terminons ce paragraphe sur la Cour des comptes avec une note apaisante : des soupçons de corruption ont été relevés par Anticor [4] au sujet de 164 marchés publics (sur 770) qui auraient été passés sans publicité et sans mise en concurrence… Anticor a saisi en juin 2018 le parquet national financier, qui a décidé d’ouvrir une enquête préliminaire en janvier 2019.
Qui est responsable de la sous-évaluation de ces besoins ?
Pourquoi personne d’autre, avant Anticor, n’a alerté sur ces abus ?
Des questions encore sans réponse.

Le casino et sa banque

Le statut juridique bien spécifique de la SGP, qui s’explique comme on l’a vu par son besoin de financement, repose à la fois sur des taxes et sur un recours massif à l’endettement. Il est donc primordial pour la SGP de sécuriser rapidement une grande quantité de liquidité. Pour ce faire, son modèle économique s’appuie sur trois piliers :

  • des recettes issues de taxes payées par les Franciliens ;
  • une redevance que les exploitants du réseau de transport devront reverser à l’État ;
  • une capacité d’emprunt importante par le biais d’obligations sur les marchés dits « verts ».

Concentrons-nous sur ce dernier point qui est, à ce jour, la ressource financière la plus conséquente de la SGP.

La Banque Européenne d’Investissement (BEI) va lui octroyer 2,5 milliards d’euros et la Caisse des dépôts et consignations (CDC) 1 milliard d’euros. Mais ces montants vertigineux sont loin d’être suffisants : en ce début de chantier, il y a beaucoup de sorties d’argent et quasiment aucune entrée. La plus grosse source d’argent se trouve évidemment sur les marchés financiers.

Et pour emprunter en grande quantité, c’est comme à la banque, il faut un dossier solide. Autrement dit, si vous proposez un projet du type « chantier du siècle » dans une capitale économique occidentale et que l’emprunteur se trouve être l’État, vous êtes un client idéal. Car les marchés financiers considèrent certains États comme des investissements sûrs (un État comme la France dispose de recettes fiscales importantes qu’il peut augmenter au besoin. Il peut aussi créer si nécessaire des lois sur mesure et s’appuyer sur sa police pour maintenir tout cela en ordre. Une entreprise, aussi puissante soit-elle, ne dispose pas d’autant de garanties et peut être considérée comme plus fragile du point de vue d’un investisseur).

Pour compléter le dossier, il leur a suffi de solliciter une recommandation auprès de deux agences de notations, Moody’s (note : Aa2) et Fitch (note : AA), pour que le tour soit joué : et la SGP obtient 15,5 milliards d’euros d’emprunts obligataires.

La technique de l’endettement pose de facto la question du remboursement. Difficile de faire des hypothèses sérieuses à ce stade, on peut néanmoins s’appuyer sur les prévisions de nos trois protagonistes.
Un remboursement :
– d’ici 2059 d’après la SGP ;
– plutôt en 2070 estime le rapport parlementaire ;
– pas avant 2100 s’inquiète la Cour des comptes (voire une impossibilité de remboursement d’après son scénario le plus sombre…).

Cerise sur le gâteau : une grande partie des emprunts levés sur les marchés (97 % d’après le rapport du Sénat du 14 octobre 2020) sont issus d’obligations dites « vertes » (Green EMTN), c’est-à-dire d’obligations dont l’objet est le financement de projets ayant un impact environnemental favorable.

Ultraviolence

La machine est donc lancée, les travaux ont démarré dans de nombreuses communes et les sujets d’inquiétude ne manquent pas. Au menu du jour : écocide, surveillance et expropriation.

Actualité oblige, avec la loi sécurité globale qui vient d’être définitivement adoptée, commençons par le sujet biopolitique avec la fourniture du réseau multiservice et des systèmes de surveillance des futures lignes 15, 16 et 17 (marché à 163 millions d’euros).

Les lignes vont être équipées de nouvelles technologies développées par Atos, Axione et Siemens. Ces technologies vont gérer l’insonorisation, l’éclairage, la vidéosurveillance, la radio ou encore la billetterie des stations de métro. Tous ces systèmes, qui vont communiquer entre eux, sont promis à une plus grande fiabilité que ceux actuellement en place sur le réseau RATP (composé de plateformes techniques hétérogènes et supervisés par plusieurs prestataires, ce qui complique sa maintenance). Si Atos est le maître d’œuvre, c’est Siemens qui est à la manœuvre pour la vidéosurveillance, qui ne comptera pas moins de 13 000 caméras pour équiper trois lignes, auxquelles viendront s’ajouter 11 000 accès contrôlés et 975 bornes d’appels. Pour vous donner un ordre d’idée, le nombre de caméras dans l’ensemble du réseau RATP se situe aujourd’hui aux environs de… 10 000.

Les données recueillies par ces nouvelles caméras seront analysées avec des techniques d’intelligence artificielle et un système i-n-n-o-v-a-n-t, la DAI (Détection Automatique d’Incidents), qui aideront les agents à repérer plus facilement les colis suspects, les départs de feu, les mouvements de foule, un niveau d’occupation anormal et les intrusions.

Attention, il ne s’agit pas d’utiliser ces caméras pour de la reconnaissance faciale, assurent les promoteurs du projet [5]. Ouf.

Si ce système ne verra le jour que dans quelques années, au moment des premières mises en service des lignes (espérées autour de 2024) ce qui est immédiat, en revanche, ce sont les expropriations de logements nécessaires aux chantiers de certaines gares et aux tracés des nouvelles lignes. Elles seraient de 400 à ce jour d’après France Info, et l’État, quand il veut, sait être dur en affaires et rigoureux dans ces procédures.

La loi (Ordonnance n° 2014-1345 du 6 novembre 2014) précise que : « L’expropriation, en tout ou partie, d’immeubles ou de droits réels immobiliers ne peut être prononcée qu’à la condition qu’elle réponde à une utilité publique préalablement et formellement constatée à la suite d’une enquête et qu’il ait été procédé, contradictoirement, à la détermination des parcelles à exproprier ainsi qu’à la recherche des propriétaires, des titulaires de droits réels et des autres personnes intéressées. Elle donne lieu à une juste et préalable indemnité. »

Pour ce qui est de la loi, tout est effectivement en règle : celle du 3 juin 2010 a été déclarée d’utilité publique par un décret du conseil d’État. Quant au travail de recherche de centaines de maisons et de leurs familles à exproprier, il s’effectue par le simple envoi d’une lettre pour les en avertir, et semble donc être mené de manière irréprochable. En revanche, concernant la « juste » indemnisation, ça laisse à désirer. Même si les négociations se font au cas par cas et à l’amiable, un avocat interviewé par France Info en décembre 2020 indique « qu’il est difficile de définir comment bien se faire indemniser parce que l’expropriation ne prend pas en compte la dimension, l’impact psychologique, ce qu’on appelle le préjudice moral ».

C’est vrai ça, combien coûtent 30 ans de vie commune et de souvenirs dans une maison familiale ? À vos calculettes.

De déblais en déchets

Pour construire ces 68 gares et ces 200 km de lignes automatiques essentiellement en souterrain, il va falloir creuser. Beaucoup creuser. Et c’est pas avec une ou deux tractopelles qu’on réglera l’affaire.
Les gares du Grand Paris Express ont en effet des quais situés à des profondeurs qui oscillent en moyenne entre 25 et 50 mètres. Une profondeur où la géologie du bassin parisien, complexe, avec des sables, marnes et argiles vertes peut constituer un véritable casse-tête pour les ingénieurs.

Pour réussir cette prouesse écocidaire, d’énormes tunneliers sont nécessaires. Et un petit crochet sur l’histoire de ces engins va nous permettre de mieux comprendre comment seront produits les 43 millions de tonnes de déblais qui vont être extraits des sols.

Le terme « tunnel » fait son apparition en 1825, à l’occasion de la construction d’un passage souterrain sous la Tamise, à Londres, et c’est un ingénieur français, M. Brunel, qui est à la manœuvre. Si on veut résumer grossièrement l’évolution des techniques pour creuser, on a commencé à la main avec des outils rudimentaires, puis on est passé à l’explosif (invention de la dynamite en 1866 par Alfred Nobel) avant de voir arriver, à la période de l’industrialisation, les premiers systèmes mécanisés. Des bras rotatifs, frottant sur la roche pour l’émietter, apparaissent avec des soutènements en bois (le bois a été retenu à l’époque car il a l’avantage de craquer avant de casser, ce qui prévenait les ouvriers d’un éboulement imminent). Pour creuser dans de la roche dure, il faudra attendre 1952 avec l’invention par l’américain James Robbins d’un tunnelier doté d’une roue de coupe rotative. L’utilisation d’air comprimé permettant de pousser l’eau contenue dans la roche ainsi que l’invention du voussoir vont encore moderniser la machine. Le voussoir, élément courbe préfabriqué en béton, sert à former le revêtement du tunnel.

Les tunneliers utilisés pour les chantiers du Grand Paris sont d’une efficacité redoutable. Certains font 10 mètres de diamètre pour 100 mètres de long, et pèsent 1 500 tonnes.

Ils sont ainsi composés :

  • une tête de coupe : un disque, comportant de nombreux couteaux, qui envoie un agent de conditionnement chimique, comme des mousses injectées, pour ramollir la matière et faciliter l’avancement du tunnelier sur des surfaces trop solides ;
  • un système d’érection de voussoirs ;
  • un bouclier : cylindre métallique garantissant la protection et l’étanchéité du travail d’excavation ;
  • un système d’extraction : les roches concassées par la tête de coupe descendent par gravité vers le bas de la roue et sont ensuite récupérées sur un tapis roulant ;
  • un train suiveur pour évacuer la matière.

Ne reste plus qu’à donner un nom féminin à chaque tunnelier (coutume de la corporation des mines [6]). Ainsi Inès, Dorine, Armelle ou encore Valérie vont s’occuper d’arracher des millions de tonnes de terre. Un processus de gestion long et coûteux et une gigantesque quantité de matière qu’il faudra analyser, traiter, trier, transporter et déposer quelque part.

Pour bien comprendre de quoi on parle, le déblai est la matière extraite quelle qu’elle soit et se décompose en plusieurs catégories.

Les déchets du BTP contiennent en effet des déchets inertes (béton, briques, verre, terre, ballasts de voie…), des déchets non dangereux (bois, plastiques, métaux, déchets de plâtre…), et dangereux (produits goudronnés, huiles, équipements électriques, matériaux contenant de l’amiante…).

Ainsi, dès 2012, dans son schéma directeur d’évacuation des déblais, la Société du Grand Paris recensait trois types d’installation :
– 18 installations de stockage des déchets inertes (ISDI), ainsi que 7 ISDI en projet ;
– 10 installations de stockage des déchets non dangereux (ISDND) ;
– 3 installations de stockage des déchets dangereux (ISDD).

La Société du Grand Paris estime une production d’environ 43 millions de tonnes de déblais de natures très diverses en fonction de l’ampleur des chantiers, de la composition géologique des sols et du niveau de pollution. Des déchets qui se décomposent en terres excavées, déchets de béton, autres matériaux inertes. Et, selon le PREDEC (Plan régional de prévention et de gestion des déchets issus des chantiers du bâtiment et des travaux publics), environ 45 % des déblais du Grand Paris proviendront de la seule construction des tunnels des lignes de métro du Grand Paris Express [7].

Et ces activités sont à l’origine de pollutions des sols, des sous-sols et des eaux souterraines, en fonction des substances et procédés employés. Les services de l’État disposent des informations nécessaires sur une partie de ces pollutions industrielles. Celles-ci sont recensées dans une base de données qui compte les sites à pollution avérée en Île-de-France. À cela s’ajoutent des sites pollués identifiés par la Direction régionale et interdépartementale de l’environnement, de l’aménagement et des transports (DRIEAT).

Mais l’enjeu des installations de stockage de ces déchets demeure central.

La plus importante de ces installations se situe en Seine-et-Marne, près de l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle, à Villeneuve-sous-Dammartin. Pas besoin de GPS pour s’y rendre. Quelques kilomètres après avoir passé les portes de Paris, il suffit de suivre la traînée blanche que déposent les 600 camions qui passent quotidiennement sur ces routes. Cette poussière, si vous avez le malheur d’entrouvrir votre vitre, vient s’immiscer dans votre bouche tout le long du trajet. Un plaisir gustatif quotidien pour les papilles des riverains.

Partons du principe que cette installation de stockage des déchets inertes (ISDI) respecte un protocole de contrôle scrupuleux (la zone de contrôle prise en photo permet d’en douter), la simple vue de cette montagne d’une trentaine de mètres en ferait fuir plus d’un.

Mais le Grand Paris a pensé à tout. Un projet « culturel et environnemental » devrait être inauguré pour les JO 2024 (s’ils ont lieu…) où l’architecte Antoine Grumbach souhaite concevoir, à même la déchetterie, un « regard » composé d’arbres et de talus que les voyageurs étrangers pourront admirer du ciel. Il est même prévu que l’un des iris soit un labyrinthe végétal. L’endroit idéal pour aller jouer en famille [8].

La bagarre

Aujourd’hui, l’un des défis de la SGP est de trouver de (nombreuses) nouvelles décharges.

Et pas possible de délocaliser en Chine ou en Afrique comme peuvent le faire d’autres industries – trop cher –, ni de faire subir aux Parisiens la vue de monumentales décharges dans leur paisible vie citadine.

Il va donc falloir s’éloigner.

Je vous emmène dans le sud de l’Essonne, à Saint-Hilaire, un très joli endroit bordé par les berges de la Chalouette et de la Louette, entouré de bois, de pelouses calcaires, de carrières géologiques et de champs recensés au titre des espaces naturels sensibles.

Cette vallée se compose d’une réserve naturelle des sites géologiques de l’Essonne qui protège six sites d’affleurement dont le « Gisement de Pierrefitte ».

Je précise que j’y ai passé, avec mes parents et mes frères, mes 12 premières années et l’idée que ce lieu soit souillé par les travaux de la ville où j’habite actuellement me paraît impensable.

Mais ça, Bouygues Construction et son partenaire, Ghestem, une holding spécialisée dans la logistique, n’en ont rien à carrer.

À noter que Ghestem – dont la devise est « un pessimiste voit la difficulté dans chaque opportunité, un optimiste voit l’opportunité dans chaque difficulté » – a bien senti le filon : ils ont acheté 34 hectares au-dessus du village pour y créer une ISDI et permettre à Bouygues, via leur flotte de camions, d’y déverser ses déchets.

Manque de pot, en face d’eux ils ont les habitants, le maire et une association, l’ADSE [9] bien décidés à préserver leur habitat et prêts à en découdre.

Pour créer cette zone de stockage de déchets inertes, il va falloir décaper un mètre de terre arable, raser un bois et déposer une terre inerte. Cette terre sera soi-disant sans danger de pollutions pour les réserves d’eau potable qui alimentent les villages aux alentours (et 25 % de la ville d’Étampes), affirme Bouygues ; ce dont les réfractaires au projet doutent fortement.

Pour embellir son dossier, Bouygues parle même d’un « remodelage des terres agricoles », autrement dit les terres du coin pourraient être « revalorisées », améliorant ainsi la qualité des sols. Ce à quoi le maire rétorque que ça fait des siècles que la terre des environs se porte très bien. 1-0.

D’autant que quand il pose la question à Bouygues Construction sur l’origine des déchets, le son et l’image disparaissent.

Le maire, les habitants et l’ADSE craignent que l’origine des déchets soit multiple et que leur contrôle au fil des ans ne soit plus garanti. Ils dénoncent aussi la future centaine de passages quotidiens de camions pendant 8 ans, ils redoutent que d’importants écoulements de boue se produisent – la décharge étant située en haut d’une colline avec un fort dénivelé, des géologues et hydrogéologues ont constaté l’existence réelle de ce risque – et enfin, que les nombreuses cressonnières qui viennent prendre leurs sources dans les puits artésiens ne disparaissent.

La première bataille pour ces défenseurs du vivant se joue actuellement sur la communication.

La sensibilisation de leur combat auprès des communes avoisinantes est une étape indispensable en attendant que les instances administratives reçoivent des garanties de la part des promoteurs. Si l’implantation du site est validée, c’est sur le terrain juridique que le conflit se jouera, pour prouver que le projet est effectivement nocif pour la région. Et si tout ça ne suffit pas, le maire se dit prêt à bloquer les routes.

Mais avant de penser aux éventuelles barricades, rendez-vous le 2 mai prochain au rond-point d’Étampes sur la D191, pour ceux que ça intéresse.

Thomas Jusquiame.

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