Le fil psychanalytique de la radicalité - Ivan Segré

A propos d’Egalité radicale. Diviser Rancière d’Antonia Birnbaum

Ivan Segré - paru dans lundimatin#191, le 13 mai 2019

Est paru fin 2018 aux éditions Amsterdam un livre d’Antonia Birnbaum consacré à Jacques Rancière : Egalité radicale. Diviser Rancière. Mais plutôt qu’une étude portant sur l’œuvre du philosophe et s’efforçant d’en retracer la genèse et les articulations principales, son livre est une sorte de corps à corps avec la pensée de Rancière, et la division dont il est question dans le sous-titre – « Diviser Rancière » - évoque finalement un geste analogue à celui de la physique moderne s’efforçant de scinder l’écorce atomique de la matière afin d’en dégager le noyau irradiant.

Ecrit avant que ne surgisse le mouvement des « gilets jaunes », il est intéressant de lire le livre de Birnbaum précisément aujourd’hui, lorsque fleurissent un peu partout les publications prenant les « gilets jaunes » pour objet. Car il y a des livres qui portent sur l’événementialité, l’analyse et la commente, et il y a des livres, étranges, que l’opacité des événements paraît clarifier.

Je voudrais proposer, dans les lignes qui suivent, une brève incursion dans Egalité radicale à partir de l’un de ses fils, le fil psychanalytique. Et pour commencer, examinons ce qui rend nécessaire l’éclairage de la psychanalyse ; page 23, Birnbaum écrit, à propos du Maître ignorant :

« Chez Rancière, tous les modes de l’égalité, singuliers ou pluriels, procèdent d’une déconnexion d’avec l’ordre hiérarchique, plutôt que de sa transformation interne. L’égalité intellectuelle individuelle affirme que l’abolition de la hiérarchie des intelligences a lieu, l’égalité conflictuelle de la politique affirme que la hiérarchie de l’ordre social lui fait tort : sont explorées et activées les conséquences de ces affirmations. Dans son amplitude, affirmer positivement l’égalité, y inclure la différence entre l’individuel et le collectif, consiste à repenser les départages historiques de la conflictualité, entre celle rapportée à l’intériorité (conflit constitutif de la subjectivité, conflit psychique découvert par la psychanalyse) et celle logée dans l’extériorité des luttes sociales et politiques. La détermination de ces modes d’émancipation n’est pas continue. Chaque dimension – l’intellectuel, la politique – marque un transport spécifique. Et cette distinction à son tour génère un problème supplémentaire, celui de leur médiation. Là se présente une asymétrie ».

La nécessité d’un éclairage psychanalytique concernerait donc une dimension de la « conflictualité », celle « rapportée à l’intériorité », par différence avec « celle logée dans l’extériorité des luttes sociales et politiques ». Cependant, on pressent d’emblée que la conflictualité sociale et politique ne sera pas pensée de la même manière selon qu’on a su, ou pas, éclairer le conflit psychique à la lumière de la psychanalyse.

Plus loin, page 35, c’est au sujet du « transfert du maître ignorant découvert par Jacotot » qu’est introduit l’apport psychanalytique, et sa fonction précisée eu égard au rationalisme de Rancière : « je prends appui sur le transfert psychanalytique pour ébranler ce dualisme de la raison et de la passion », explique Birnbaum.

Le recours à la psychanalyse a donc pour enjeu d’ébranler le paradigme philosophique classique, de Descartes et Spinoza jusqu’à, disons, Auguste Comte, en passant par l’idéalisme allemand, paradigme auquel la pensée de Rancière serait encore redevable, celui d’un « dualisme de la raison et de la passion ». Et par-delà ce dualisme, s’ensuit le soupçon que le philosophe classique, aussi contemporain soit-il, parce qu’il ne veut rien savoir de la jouissance, ou du corps sexué, ne voudrait rien savoir, au fond, de la femme.

C’est peut-être ce qu’on lit page 209, lorsqu’il est fait mention de saint Paul en ces termes : « L’égalité de tous les hommes est en Dieu. Ainsi, chez Paul, qui ne connaît ni juif, ni Grec, ni homme libre, ni esclave, seulement des hommes semblables à l’image de Dieu ». Est omise l’abolition de la différence sexuelle dans la fameuse formule de l’apôtre : « ni homme, ni femme ». Cette omission fait signe ; elle renvoie à « l’asymétrie » évoquée précédemment : dès lors qu’on ne problématise pas le « transport spécifique » entre conflictualité subjective et objective, on se donne comme intellectuellement résolue la différence entre homme et femme, alors qu’en réalité elle ne serait pas tant résolue par l’égalité des intelligences que forclose.

Il serait donc nécessaire de confronter le philosophe à la psychanalyse ; or, la psychanalyse, discipline d’à peine un siècle, est principalement nouée à deux noms propres, Freud et Lacan, ce qui va réintroduire une forme de conflictualité, ou de division, à l’intérieur même du processus par lequel Birnbaum divise Rancière ; page 49, elle écrit :

« Simplifions : alors que chez Freud, le symptôme est censé se dissoudre avec la dissolution de sa signification, chez Lacan, il reste « singulièrement le même », mais épuré de ses significations encombrantes, un autre usage peut en être fait ».

Le symptôme est ce que la philosophie considère insignifiant, lapsus ou mot d’esprit, ou encore sophistique ; la psychanalyse, en revanche, bâtit dessus sinon une science humaine, du moins une clinique. Or, le savoir clinique est lui-même exposé à la division, à l’errance : chez Freud, dissolution du symptôme ; chez Lacan, épuration du symptôme, afin de rendre possible « un autre usage ».

Il ne s’agit pas là d’une simple variante, mais possiblement d’un ébranlement tout aussi décisif que celui qui concerne « le dualisme » classique « de la raison et de la passion ». En effet, viser la dissolution du symptôme, avec la dissolution de sa signification, cela pourrait nous reconduire au « dualisme de la raison et de la passion », dans la mesure où cette « dissolution » est précisément, chez Freud, redevable en dernière analyse de la raison (saine) par différence avec la passion (pathologique).

Lévi-Strauss, dans un article intitulé « L’efficacité symbolique » (in Anthropologie structurale), met au jour une singulière analogie entre la pratique psychanalytique et celle du chaman, et en tirant certaines conclusions, il emprunte à Freud l’idée que « la description en termes psychologiques de la structure des psychoses et des névroses, doive disparaître un jour devant une conception physiologique, ou même biochimique ». L’anthropologue ressaisit ensuite l’essentiel de l’activité psychanalytique et chamanique suivant un paradigme clairement normatif : « il s’agirait à chaque fois d’induire une transformation organique consistant essentiellement en une réorganisation structurale, en amenant le malade à vivre intensément un mythe, tantôt reçu, tantôt produit, et dont la structure serait, à l’étage du psychisme inconscient, analogue à celle dont on voudrait déterminer la formation à l’étage du corps ».

L’a priori normatif est explicitement formulé : « analogue à celle dont on voudrait déterminer la formation à l’étage de l’ego ». Il s’agit, en l’occurrence, de discriminer entre le normal et le pathologique dans une perspective médicale. Et l’exemple chamanique est parfaitement innocent : l’enjeu de l’intervention du chaman est d’ouvrir la matrice, lors d’un accouchement difficile, entravé, qui met en danger la vie de l’enfant et de la mère. Au regard de la violence d’une césarienne, elle-même salutaire, l’intervention du chaman est donc d’une intelligence éthique supérieure, puisque la femme reste le sujet actif de l’accouchement, plutôt que réduite à une chair en souffrance qu’on découpe pour son bien.

Cela dit, il n’en demeure pas moins que la position de Lacan divise Freud : le symptôme n’a pas vocation à se dissoudre, parce qu’une telle prétendue dissolution ne pourrait que renvoyer à une normalisation non seulement clinique ou médicale, mais in fine sociale et politique. Et une fois posée cette division qu’introduit le fil psychanalytique, l’intellectualisme de Rancière rebascule du bon côté, si je puis dire, celui de l’égalité radicale ; Birnbaum écrit page 52 :

« Une transformation du rapport à soi ne peut avoir lieu, affirme Jacotot, que là où il y a désistement de la part du maître ignorant quant à tout but du transfert. C’est là un des traits les plus frappants, les plus enthousiasmants aussi, de cet antipédagogue : sa rétivité viscérale à toute normativité que l’on voudrait inculquer au peuple, au « bien » que l’on prétend vouloir pour autrui. »

Comment ne pas voir que l’éloge de Jacotot-Rancière s’applique aussi bien à Lacan par différence avec Freud ? Et si on ne le voit pas, l’auteur se charge de nous mettre sur la voie, en ajoutant aussitôt : « Le style de Jacotot est tout sauf bataillien, le geste l’est : il y va de la même radicalité, de la folie et de la singularité ». Et on est bien sûr tenté de tracer le trait d’union entre Bataille et Lacan en écrivant le nom de la femme (puisque Lacan épousa Sylvia, la femme de Bataille). Mais revenons au concept.

La psychanalyse permet de diviser Rancière ; mais l’opération de division étant elle-même divisée, du fait de la différence entre Freud et Lacan relativement à la question du symptôme, s’ensuit que Rancière est à la fois le philosophe qui ne veut rien savoir de la jouissance, et celui qui en sait quelque chose, du fait même que Rancière-Jacotot interdit, par son expérience passionnée de l’égalité des intelligences, la jouissance du maître, lequel maître jouit en effet du savoir normatif qu’il prétend inculquer à un peuple considéré au fond comme « malade ». L’opération qui consiste à diviser Rancière est donc dialectique, au moins dans le cas qui nous occupe, celui de l’ébranlement, par la psychanalyse, du dualisme de la raison et de la passion.

***

La différence entre Freud et Lacan sert non seulement à diviser la division, mais également à interroger d’autres différences, par exemple la différence entre Lénine et Benjamin : Lénine a pour objectif la prise du pouvoir d’Etat, tandis que chez Benjamin, écrit Birnbaum page 98, « c’est directement le communisme, et non la prise de pouvoir, qui oriente le point de vue insurrectionnel ». Et elle ajoute : « Pour cela, il faut un retournement subjectif de la temporalité historique elle-même ». Ce « retournement subjectif » est-il analogue à la dissolution freudienne du symptôme ? Ou est-elle analogue à son épuration lacanienne, afin d’en permettre un autre usage ?

Il ne fait aucun doute que Lénine s’emploie à dissoudre la signification de l’Etat, et qu’il s’y emploie depuis une position définie, celle du Parti. A cette lumière, Lacan, plus pragmatique, s’efforcerait de permettre un « autre usage » de l’Etat, plutôt que de viser à le dissoudre.

Mais si on suit Benjamin, alors la lumière qu’apporte la différence de Freud et Lacan est autre : à suivre Freud, le retournement subjectif est une dissipation de l’illusion religieuse ; à suivre Lacan, on n’en a jamais vraiment fini avec l’illusion religieuse, la question fondamentale étant plutôt de savoir quel usage on sait – peut - en faire. Et ce serait aussi bien la leçon de Benjamin. Un autre usage de la différence entre Freud et Lacan est le cas Althusser, abordé page 117 :

« Du point de vue d’Althusser, la pratique théorique correspond à une volonté de substituer à la pratique des masses la rigueur de la science acquise dans l’espace théorique, seule apte à trouver par « en haut » une solution à la crise révisionniste du marxisme. Les masses étant toujours prisonnières de leur implication dans le combat, elles ne peuvent en saisir les enjeux que de manière déformée, subjective, donc « humaniste ». Ainsi l’autonomie de la théorie se substitue à l’autonomie des masses, donnant la solution des penseurs là où le mouvement réel ne semble en présenter aucune ».

Althusser occuperait la position du chaman freudien, ou du psychanalyste Léniniste, position normative d’un savoir clinique : la dissolution du symptôme par l’analyse de sa signification, c’est-à-dire « la solution des penseurs là où le mouvement réel ne semble en présenter aucune ».

Il y a donc bien, entre la rétivité de Rancière-Jacotot à tout savoir normatif du « bien », et la différence de Lacan avec Freud, une proximité qu’on dira « politique ». Mais sans toutefois qu’on puisse rabattre l’un sur l’autre. Le problème est posé pages 152-153 :

« On a vu que Rancière est sans doute le « philosophe contemporain français » à mettre d’emblée hors champ le problème de la sexualité. Inversement, la psychanalyse s’est toujours complètement désintéressée de l’égalité, laquelle est revisitée de manière radicale par Rancière. Le refus de l’autoritarisme, qui fait partie intégrante de l’ascèse de l’égalité, vaut avant tout comme naïveté de l’hystérique chez Lacan. Reste que le départ théorique pris chez Lacan, sa confrontation avec Rancière, repose sur l’importance accordée de part et d’autre au non-rapport : le non-rapport d’une égalité déconnectée de toute forme de domination, le non-rapport de la sexuation, la faille qu’il marque dans l’ordre signifiant ».

La faille dans l’ordre signifiant, n’est-ce pas le symptôme qui en révèle l’existence ? Et la folle espérance de voir le symptôme se dissoudre avec la dissolution de sa signification, n’est-ce pas le secret désir de combler la faille ? Et ce secret de désir de combler la faille, n’est-ce pas ce qui caractérise le maître, le dominant, une fois légitimé par l’institution, une fois intronisé dans ses fonctions ?

Rancière, en intronisant un « maître ignorant », vise donc juste ; et à ce titre, il inspire la radicalité égalitaire ; et peut-être il l’avère. Mais il met « hors champs le problème de la sexualité », qui est le problème de la psychanalyse ; celui du symptôme. Pour introduire la psychanalyse, Birnbaum écrit, page 45 : « L’analyse a à faire au savoir inconscient. Contrairement au savoir conscient, ce dernier est un savoir joui, investi libidinalement ». C’est donc, en quelque sorte, le symptôme qui est mis « hors champ » par le philosophe du dualisme. Mais est-il mis « hors champ », ou bien son absence témoigne-t-elle de sa dissolution ? Tant qu’on demeure dans la perspective freudienne, celle d’une dissolution du symptôme, rien n’assure le bien fondé de la critique de Rancière par Birnbaum, pour ce qui est du moins du fil psychanalytique. Il faut la réorientation lacanienne des fins de la cure : le symptôme reste « singulièrement le même », mais épuré de ses significations encombrantes, un autre usage peut en être fait.

Dès lors, le mot de la fin, pour ce qui est de la position de Birnbaum, pourrait être celui d’une fidélité à Marx, mais à un Marx relu par Lacan :

« Pour ce Marx mis en lumière par Lacan, le symptôme est retour du refoulé, retour par le biais des luttes de ce qui ne marche pas dans le système, des savoirs et des pratiques qu’il prétend éliminer. En lui se manifeste l’impossibilité de sa totalité. La cohérence systématique qui ordonne le sensible est parcourue de symptômes qui la défont, et dans ces ratés se dessinent des possibilités d’activer ces symptômes, de rompre, de dissoudre et de transformer leurs configurations » (p. 248).

Il s’agit donc finalement et de dissoudre, et de transformer. Plutôt qu’un antagonisme entre Freud et Lacan, c’est un retour à Freud, par Lacan. Pourra-t-on parler, de la même manière, d’un retour à Rancière, par Birnbaum ? Quelle que soit la postérité de l’un et l’autre penseur, la manière dont Birnbaum divise Rancière me paraît être analogue au « retour à Freud » de Lacan ; avec toutefois cette différence, certes capitale, que si Freud est le « père de la psychanalyse » aux yeux de Lacan, Rancière n’est précisément pas le « père de l’égalité » aux yeux de Birnbaum – et pour cause. N’est-ce pas, en effet, la leçon du maître ignorant ?

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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