Le dernier mot

Comment la sortie du « pays d’Égypte » pour le peuple juif, a-t-elle pu enfermer les Palestiniens dans ce même « pays d’Égypte » ?
par Mathieu Yon

paru dans lundimatin#476, le 20 mai 2025

Mathieu Yon est paysan, chrétien, mystique, syndicaliste et auteur de Notre lien quotidien. Le besoin d’une spiritualité de la terre, livre à propos duquel nous l’avions interviewé dans lundisoir. En plein Covid, il nous avait confié un texte précieux sur l’interdiction des rituels funéraires, intitulé Je ne vous pardonnerai pas, il avait été plus plus de 200 000 fois. Cette semaine, il aborde le débat « sionisme/antisionisme » et dit se sentir dans le film L’ange exterminateur de Luis Bunuel et pose une question à tous : « comment ne pas mourir de honte dans les sépulcres blanchis de nos bonnes consciences ? ».

En France, les débats autour du sionisme et de l’antisionisme me placent systématiquement dans la position d’un des convives du film de Luis Bunuel : L’ange exterminateur. Muré à l’intérieur des termes, je suis incapable d’échapper aux mots imposés, et chacune de mes tentatives échouent à trouver une porte de sortie. Je me heurte inlassablement au fait que personne ne souhaite déplacer son point de vue. Pour ne laisser aucune chance au dialogue, chaque camp se renvoie régulièrement invectives et caricatures : « les antisionistes sont tous antisémites », et « les sionistes sont tous génocidaires ». Cette situation étouffante est bien celle décrite dans le film de Bunuel : pour une raison qui échappe, personne n’arrive à sortir de ses représentations.

Dans la chaleur suffocante des barrières idéologiques, je cherche un soupirail, un appel d’air, peu importe qu’il ne s’agisse pas du grand courant d’air politique capable de tout renverser. D’ailleurs, c’est sans doute mieux ainsi. Par les temps qui courent, retourner la table devient un pari trop risqué. Le souffle court, je fais l’inventaire de mes contradictions, et je mesure l’écart entre mes représentations et la réalité. Ce n’est probablement pas à la hauteur du moment, mais c’est le chemin creux que j’emprunte pour fuir toutes les injonctions non-contradictoires. Alors voici.

Je me défendais de tout romantisme de la Terre promise, et pourtant, j’entretenais une nostalgie de la pensée juive, comme si elle était immunisée contre le fascisme et le fanatisme. J’étais bercé par le sionisme utopique de Buber, Scholem ou Lévinas, et j’étais aveugle au sionisme révisionniste de Jabotinsky et à sa politique du « mur de fer ». J’étais attaché aux myriades d’interprétations de la tradition rabbinique, toutes plus iconoclastes les unes que les autres, et je ne voyais pas qu’elles se rétrécissaient littéralement sous mes yeux, devenant des justifications politico-messianiques de la colonisation de la Palestine. Je me sentais orphelin d’une terre qui n’était pas la mienne, en quête d’un pays natal qui ne m’avait jamais vu naître. Et cette pensée juive, qu’elle soit rabbinique, poétique ou philosophique, dessinait par touches successives ce paysage absent, éternellement absent. Sans y appartenir, je me sentais l’enfant de cette contrée invisible et néanmoins universelle. En ouvrant le Talmud, je me mêlais aux conversations des rabbins, j’y participais, et ce sentiment vif et intemporel me comblait, sans commune mesure. Être juif n’était pas une question, mais une manière de poser la question, mille questions.

C’est tout cela que je perds aujourd’hui, avec la montée du sionisme révisionniste de Netanyahou et sa déclinaison messianique. C’est peu de choses, face aux désastres physiques, psychologiques et culturels que subissent les palestiniens de Gaza. C’est sans doute même indécent, dans ce contexte, d’oser faire l’inventaire de mes petites désillusions. Mais je ne suis pas à une contradiction près. Je fais même le choix de m’y enfoncer, pour tenter de vivre.

Dans cet inventaire, il me reste une dernière question à poser, la plus cruelle peut-être. Comment la sortie du pays de servitude a-t-elle pue mener à l’asservissement des palestiniens ? Comment la sortie du « pays d’Égypte » pour le peuple juif, a-t-elle pu enfermer les palestiniens dans ce même « pays d’Égypte » ? L’histoire ne peut se terminer ainsi, par une dialectique sordide où l’esclave devient le maître, et opprime à son tour. Il faut continuer à écrire ce récit pour ne pas mourir de honte dans les sépulcres blanchis de nos bonnes consciences. Je refuse de laisser l’ange exterminateur avoir le dernier mot.

Et je trouve encore dans la pensée d’Emmanuel Lévinas la possibilité d’échapper à la totalité, comme une fugue à l’intérieur de ce présent perpétuellement le même, toujours à l’identique. Comme un moyen de m’y soustraire. Lévinas plaçait très haut l’exigence éthique d’un retour en Terre d’Israël. Il disait, dans une lecture talmudique du Traité Sota qui concerne les premiers explorateurs en Terre promise, que « seuls ceux qui sont toujours disposés à accepter les conséquences de leurs actes et à assumer l’exil quand ils ne seront plus dignes d’une patrie, ont le droit d’entrer dans cette patrie. »

Et j’entends déjà les critiques suggérées par cette phrase : Israël serait le seul pays dont l’existence politique est conditionnée à une éthique ! Cette critique minable est un moyen commode d’éviter toute pensée. « La lettre tue ceux qui l’ignorent », écrivait Carlo Ginzburg.

Mathieu Yon

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