Le cortège de tête, une tradition française ?

Old school riot porn

paru dans lundimatin#146, le 25 mai 2018

Depuis l’apparition du "cortège de tête" lors du mouvement contre la loi travail en 2016, notre journal a souvent insisté sur le caractère novateur et inédit de cette composition des manifestations. Nous avons publié de nombreux articles qui tentaient de saisir ce qu’il y a de significatif politiquement et philosophiquement dans cette reprise de la rue en dehors des cadres rituels et syndicaux. Un lecteur que l’on imagine plus âgé a cependant tenu à nous raconter ses souvenirs des années 70 à Paris et qui permettent une perception plus historique d’un phénomène toujours plus d’actualité : « la baston avec les flics ».

Plusieurs centaines de « black blocs ». Des bastons avec les flics. Des vitrines qui tombent. Des voitures retournées et d’autres en flamme. Des barricades. Des courses dans les rues. Des yeux rougis et des blessures. Des médias déchainés. Des partis politiques et des syndicats qui appellent aux lynchages, hurlent à la provocation ou encore à l’infiltration policière ou fasciste destinée à « dénigrer le mouvement social »… Cortèges de tête, développements dans la rue des complicités au delà des entre-soi, existence d’une masse compacte aux visages dissimulés ; ces situations sont indéniablement remarquables.

Dans les années 70, où l’agitation sociale glissait irrésistiblement vers les infernales années 80, des centaines de personnes profitaient de manifestations, dont fréquemment ils en ignoraient la raison, pour attaquer la police et s’en prendre aux vitrines de banques, concessionnaires automobiles, boutiques de luxe, commissariats et autres bâtiments de l’administration, ainsi qu’aux journalistes. Les termes employés alors pour les définir étaient « éléments incontrôlés », « inorganisés », « provocateurs », « éléments extérieurs ». Le mot « casseur » viendra beaucoup plus tard. A Paris, il y avait, au début de cette décennie, les traditionnels rendez-vous du samedi soir place Saint-Michel où la nostalgie voulait faire scandale et maintenir les braises : du bordel au milieu de la foule, de la casse en passant, des assauts furtifs sur les flics, des poubelles en feu, des cavalcades dans les ruelles. On se retrouvait en fin de manif, souvent à plusieurs centaines, talonnés par les flics que nous nous amusions à énerver. Le moment clé était souvent celui où les organisateurs du rassemblement appelaient à « la dispersion », signal de départ aussitôt marqué par le slogan « Dispersion, trahison » progressivement couvert par le bruit des vitrines qui s’effondrent. Il y avait parmi nous de véritables esthètes de la chose : avec une courte barre de fer, ils frappaient d’un coup sec le bas de la vitrine qui s’effondrait alors d’un bloc. Pour ce genre de geste, on verra plus tard arriver d’Italie de très efficaces composants de machines-outils. En février 1971, à la fin d’une manif, des vitrines de banques sont fracassées dans le XVIIIe arrondissement. Les voltigeurs à moto interviennent, on réussit à en déséquilibrer plusieurs. Les flics balancent en tir tendu des grenades. Parmi les nombreux blessés, un gars d’une vingtaine d’années s’en prend une pleine face. Du côté de République, une banque portugaise qui a manifestement investi dans des vitres blindées reçoit une remorque de chantier propulsée par des dizaines de bras. Un début de soirée, on est plusieurs centaines sur la place de la Nation, noyée dans les gaz : le petit tracto qui va être démarré par quelques experts percute et fait dangereusement chavirer un de ces énormes car de mobiles d’alors. On se retrouve dans la cité des 4000 à La Courneuve après qu’un patron de bar a tué un jeune du quartier. On est à l ‘affut de toutes les occasions : on repère les chantiers, on récupère du matos sur le chemin, on ne perd jamais du regard les possibilités de fuite. Un premier mai de ces années-là, on est une bonne centaine à tenter de passer en tête de la manif, du côté de l’Hôtel de ville. Le SO CGT intervient immédiatement. La bataille rangée à coup de bouteilles trouvées sur place va durer plusieurs dizaines de minutes.

Un autre des ces mêmes premiers mai, une barricade est dressée en travers du boulevard Montmartre afin de bloquer le cortège officiel. Sous la charge des flics et du SO CGT on se replie dans les petits rues, non sans casser les parcmètres de l’époque, récupérer de la petite monnaie et jeter ces objets dans quelques vitrines. En 1973, le mouvement contre les lois Debré et l’armée fait descendre des dizaines de milliers de lycéens dans les rues. Les premières lignes de manifs rassemblent des centaines de mecs casqués. Du côté de la porte d’Italie, le 22 mars, on est plusieurs centaines à attaquer les flics avec le ballast de la petite ceinture. La même année, boulevard Raspail, lors d’une manifestation à propos du coup d’Etat chilien, on charge les gardes mobiles qui fuient en abandonnant quelques armes et véhicules. Le SO de la Ligue intervient pour casser les crosses des fusils sur les trottoirs. Il n’est pas rare de voir au milieu de 70’ des magasins protégés par le S0 d’une organisation anarchiste.

En mars 1974, lors de la manifestation suite à l’assassinat de Puig Antich, une armurerie est pillée dans le XIXe du côté de Jaurès. C’est vers cette époque que l’idée vient, sans qu’il n’y ait eu véritable discussion préalable, de se mettre en avant des cortèges « officiels ». On attaque, on agace les flics qui souvent marchent à reculons, on casse, et, comme c’est arrivé plusieurs fois, c’est le cortège qui course ces « incontrôlés ». Le SO de la Ligue en attrape quelques-uns et leurs saisit leurs cartes d’identité. C’est aussi le moment où des flics en civil s’introduisent parmi nous, développant une paranoïa qui va aller grandissante. Quelques bandes de ces « incontrôlés » s’en prennent aux tapeurs de cartes », ces contingents de réserve de flics enfermés dans leurs cars, à distance des manifs, qui vont parfois, à leur grande surprise, essuyer quelques flammes.

Mais au delà de ces quelques anecdotes parmi des centaines d’autres, qui est donc ce « on » plusieurs fois ici nommé, d’une manière que certains trouveront peut-être abusive ? Des gens énervés qui trouvent là l’occasion d’exprimer leur colère et leurs haines mais aussi leur envie de jouer, de simuler l’émeute, et de montrer que l’on est en guerre parce que cette guerre est une évidence. Ils se retrouvent, se reconnaissent sur ces moments. Il n’y a pas de futur de relation ou de tentative de construction. On se salue malgré les foulards, les casques parfois. Les cercles d’amitiés s’agrandissent peu. On sait peu de choses les uns sur les autres. Il arrive qu’on se croise dans des situations totalement autres et décalées. Mais surtout, sur le moment, on s’apprécie, on s’appuie les uns sur les autres, on se fait confiance, on s’aide, on est complice, on invente.

Lorsqu’on bavarde, on décrit ce plaisir des sens, cette exacerbation de la vue, de l’odorat, cette sensation de l’espace et de la liberté, ce sentiment de reconquérir la ville, cette quasi-addiction à l’odeur des lacrymos, cette jubilation de la vengeance aussi petite soit-elle, ces victoires éphémères qui n’en sont pas moins des victoires, cette évidence d’être vivant. On pense redonner plein sens à ce qu’est véritablement faire la fête. On n’est pas dans cette stratégie que l’on considère manipulatrice qui consiste à « attaquer la police pour montrer le caractère répressif de l’Etat ». On a des comptes à régler avec le monde. On parle en notre nom. On se pense « sujet ». Plus gravement, certains affirment que cette colère est partagée par le plus grand nombre, que l’écrasement syndical et la répression policière ont pour l’instant réussi à la faire apparemment disparaître, mais que notre présence et nos initiatives peuvent prouver à ceux qui se pensent isolés dans leur colère qu’ils ne sont pas seuls. On n’est pas désespéré : à chaque printemps qui revient, on est sûr que ce sera, enfin, le bon.

Il y a, fidèle parmi les fidèles, un gars d’Aubervilliers qu’on appelle « Marteau » parce qu’il a toujours deux de ces outils coincés dans la ceinture de son pantalon. Un autre dont on sait qu’il a des enfants - dans l’ensemble, on a entre 16 et 25 ans - pour l’avoir croisé en famille. Le petit avec ses santiags est une vraie teigne qui ne supporte pas les trotkistes, comme il dit. Makhno, Cronstadt et même Béria sont facilement convoqués quand il faut faire face aux gauchistes. Personne ici n’est affilié à un quelconque groupe militant. On déteste la politique, le travail et les étudiants. On est fier de ne pas l’être, même si on entretient des rapports ambigu avec eux. : ce sont depuis des facultés parisiennes que démarrent nombre de manifestations auxquelles nous nous mêlons, Mais surtout, on n’aime pas les flics : ils sont non seulement l’ennemi héréditaire, mais ce sont aussi ceux qui étaient main dans la main avec les nazis trente ans auparavant, qui ont massacré à Charonne et – même si on en parle peu à l’époque – ceux qui ont jeté les Algériens à la Seine, tué des ouvriers à Sochaux, noyé le lycéen Gilles Tautin, ceux que l’on a sans arrêt sur le dos dans notre vie de tous les jours. On savoure cette rumeur, vérité ou invention, qui dit que lors de la manifestation de septembre 1975 sur le Champs Elysées suite à l’exécution de Basques, une bijouterie a été pillée et qu’avec le butin des gars ont pu s’acheter un bateau et partir vers les tropiques. On fait parfois référence à des bouquins, à des évènements historiques. Aucun projet ne s’exprime sinon celui de l’immédiat. Il y a là des lycéens, des intérimaires, des petits bandits de quartiers, des zonards toujours sur le départ, des salariés On n’a pas de drapeau même si une culture anar-situ-un peu voyou apparaît de temps en temps chez certains. Il y a en qui viennent de la banlieue et qui ont connu tôt les baffes policières et les heures de garde à vue. Quelques-uns ont été marqué à la fin de leur enfance par les bastons des premiers jours de mai 68, du côté de la place Maubert. D’autres connaissent par cœur les épisodes de la Révolution espagnole. Il n’y a pas de dress-code, sinon l’indispensable foulard. On se méfie des grandes gueules, des vantards, des trop bavards sur leurs « aventures ». On se retrouve, on vit un moment intense où l’adrénaline coule à flot, et on disparaît dans la société, chacun à ses activités, ses bandes et ses plans, tout en étant sûr de se retrouver à la prochaine occasion. On est un rassemblement volatile d’individus qui mutualisent uniquement sur le moment leurs capacités et semblent trouver cela suffisant. On ne vient pas d’un quartier particulier ; on n’a pas de lieu où se retrouver, ni de groupe formel dont on honnit l’existence. On est aussi dans cette première décennie après la « défaite » de mai 68. On veut que ça reparte sans reproduire ce qu’on perçoit comme avoir été des erreurs.

L’apparition du mouvement autonome, en 1978, organisé ne va pas atteindre ce regroupement informel d’individus. Beaucoup vont y voir une espèce de réminiscence marxiste-léniniste à la sauce italienne. Le temps passant, des visages vont s’éloigner, d’autres disparaître, les occasions se raréfier ou être accaparer par des gens avec lesquels il n’est plus question de se mêler. Une autre génération arrive dans une époque, les années 80, où l’élan de 68 s’éloigne… C’est une autre histoire.…

Ici, ni éloge, ni critique, juste une tentative de restituer brièvement ce qu’ont été ces « incontrôlés » - ou au moins une partie d’entre eux - il y a une bonne quarantaine d’années.

A chacun de considérer, avec ces quelques épisodes très fragmentaires de « riot-porn old school » la constance et aussi la nouveauté des époques dont « chacune est orgueilleuse » comme le disait un ouvrage récemment paru. Il n’y aura pas eu comme changement que le progrès technologique dans la conception des vitres et le développement exponentiel de l’armement policier et des moyens de surveillance, mais aussi le passage du temps générant d’autres tentatives envisageables avec les moyens et les possibilités du moment.

Walt

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