Le confinement de Lancieux

Augustin Jubert

paru dans lundimatin#300, le 16 août 2021

Cette série de sept poèmes a été écrite entre l’été 2020 et l’été 2021. Ils reflètent un état de révolte permanent face aux mesures liberticides qui n’ont cessé de transformer nos vies et notre monde, du premier confinement jusqu’au passe sanitaire. Au lieu de s’habituer tout doucement à cette nouvelle société autoritaire et anxiogène, l’auteur nous invite à lutter, à faire bloc, à monter des barricades. Il faut faire la fête puissamment, comme des princes des villes, et s’indigner devant l’absurde, rester ensemble et tenir.

Le confinement de Lancieux

La baie vitrée, comme un écran de cinéma
Leur impose en spectacle la mer et les mouettes
Ils les observent en plaisantant, aux repas
Et trempent dans leurs œufs, de divines mouillettes

Ils mangent / ils boivent / ils rient, en face à l’infini
Trois serviettes entachées trainent sur la table
Bleue, jaune, rouge, comme au ciel avant la nuit
Les maillots et les ballons couraient sur le sable 

Et ils les plient et les déplient à l’infini    
Comme les flots et leurs désirs inavouables 
Enfin, le silence qui tombe dans les nuits
Fait doucement vibrer le néant et les diables

Sortent en cachette marcher vers l’infini
Semblant longer de vastes terres arables…
Paysans nus, les chairs piquées, le bain de minuit 
Ils attrapent la mort, l’eau du champ véritable

Rois sereins, tout entourés du grand brouhaha
Ils regardent en-haut, baignant leurs chères têtes
Il n’est plus temps de rire ! Ah ! Maintenant ils voient :
Les belles étoiles, l’écran noir de la fête

Révolte I

Marche dans les rues étranges     
Les yeux dans la peur des autres   
Masques sur le sourire des gens   
Bouche humiliée 
Je fais le tour de la Colonne de Juillet  
Il n’y a personne   
Que le Génie de la Liberté  
Que ma révolte   
Ridicule et puissante  

Trash dans les médias qui mangent   
Aux grandes tables se vautrent    
Frasques des ivrognes dirigeant  
Fronde matée  
Je vais chez ma mère, dans le pays drouais 
Il n’y a personne 
Que quelques inquiétants boulangers  
Que la récolte  
D’un discours qui les hante  

Tâche dans le ciel qui change  
D’où surgissent les apôtres   
Casques sur les crânes des agents   
Gueules cassées   
Je cours à mon bateau, l’Arsenal est muet  
Il n’y a personne   
Que quelques enseignants retraités    
Qui se survoltent
« Savez-vous qu’ils nous mentent ? »   

Bâche tendue je me venge    
Le cœur dans le shot des autres   
Flasques vidées je suis le géant   
Tête penchée  
Je vole aux confins du boulevard Beaumarchais   
Il n’y a personne   
Que mon grand lit dans le bar fermé   
Que ma révolte   
Ridicule et puissante    

Je veux une vie nocturne
Entendre le tumulte
Même si je dors 
Seul et serein

Savoir que dehors 
Le monde s’agite 
Et s’ennuie 
Avec frénésie 

Entendre les bruits de ville 
Vivants 
Le trafic incessant 
Et les bagarres éclatent 

Tout cela me rassure 
Terriblement 

* * *

Je veux l’opulent bordel 
Ecouter les insultes
Même si je meurs 
Seul et serein 

Sentir que les corps 
Sont tout élastiques 
Et fébriles 
Avec frénésie 

Enfin rêver au silence 
Vivant 
L’immensité des plaines 
Et les bagarres éclatent 

Tout cela me rassure
Terriblement 

* * *

Je veux grimper des volcans 
Crier, crier d’en haut 
Même si j’ai peur 
Seul et serein 

Prier sous la nuit
Les soirées magiques 
Et futiles 
Avec frénésie 

Enfin je rentre chez moi 
Vivant
Dans la tendre famille 
Et les bagarres éclatent 

Tout cela me rassure 
Terriblement

J’ai envie de me battre…

J’ai envie de me battre 
Je ne fais pas exprès 
J’en ai même un peu honte 

Pourtant je veux me battre 
Et c’est juste, et c’est vrai 
Ma colère qui monte 

Une force subite 
Des rafales de sang 
Arrivent par les veines 

Des veines dynamites 
Qui se gorgent de vent 
Et du bleu sur la Seine

Les discours raisonnables 
Les histoires d’amour 
La vertu, le comptable 

Plus rien n’est adorable 
Que le dieu du tambour
Qui m’attend et m’accable :

« Tu ne peux te soumettre
Sers tes poings, brave-les 
Tous ces fous, tous ces prêtres 

Dans la rue pour renaître 
Et du cœur inondé
Et de vivre sans maitre »

J’imagine les yeux 
Tout brillants de victoire 
D’idéal, d’absolu 

Je me soulève un peu
Et serrant la mâchoire
J’ai le regard perdu

Du guerrier sans épouse
Sans chef et sans patrie
Qui meurt dans le silence 

Et la fierté jalouse 
Et la fierté chérie
Ma tête enfin balance

Puis souvent j’ai sommeil 
Je ne fais pas exprès
Chaque jour je succombe

Pourtant je veux me battre 
Et c’est juste, et c’est vrai
Ma colère qui tombe

Révolte II

Il n’y a plus que ce mot 
Qui me réveille encore 
Et l’idée que bientôt 
Il y aura plein de morts 
Des morts qui voulaient vivre 
Et se préfèrent morts 
Plutôt que vivre peu 
Plutôt que vivre rien
Il y aura dans leurs corps 
Pourrissant sous la terre 
Les poèmes des forts 
Oubliés dans les rames 
Des métros qui nous mènent
À nos tout petits drames
Des tramways qui entourent 
La grande ville pâle 

Il n’y a plus que ce mot 
Qui me réveille encore 
Je me lève et je parle 
À voix haute tout seul 
Je m’échauffe et je saute 
Dans l’eau noire glacée 
Mon écran est cassé 
Je nage vers l’écluse 
Pourrait-elle s’ouvrir
Je me déverserais
Dans une eau bien plus grande 
Dans un monde apaisé
Dans un monde qui danse 
Qui s’amuse et qui meurt 
Je coulerais sans peur 
Jusqu’au cœur de ton cœur 

Il n’y a plus que ce mot 
Qui me réveille encore
C’est la seule raison
Qui m’agite et m’étire 
J’ouvre les bras de la ville 
Dans la drogue qui court 
J’ai le fleuve fébrile 
Et mon écran est mort 
Et sur les tristes lignes 
Je m’endors à moitié 
Il y aura dans mon rêve 
Tout autour plein de dames 
Tout autour plein de corps
Et une bouche d’or
Répétant haut et fort
Le seul grand mot : révolte

Le ciel crève enfin
Les passants s’arrêtent et se blottissent
Comme des feuilles
Le rock se plie au temps
Pauline passe avec un mot doux
Plié en deux
Elle rougit et nos sourires ont la gêne
Des cœurs fermés

J’ouvre mon rade
Sur le boulevard
Le soleil fait briller l’averse
Dans tous les arbres
Le corps brisé comme une équerre
L’aveugle fou mendie toujours
Il se déplie soudain
Dans un craquement
Pour s’adresser aux dieux
Avec la rage

Bientôt il n’y a personne que moi
Commerçant
Dans le vide
Le rock profond se déploie
Et j’ouvre mes ailes de café
Vers la Bastille
Le Génie d’or me toise
— il a la place de la lumière
Tout en haut —
Statue fragile
Jugeant tout bas
Les gens qui musent

Encore plus taciturnes
Marchant comme des disparus
A l’intérieur de leur propre ombre
Sans même assez de force
Pour être vraiment sombres
La ville tombe

L’acharnement du commerçant

Je dors le jour, la nuit je cours
J’ai dans la lune
Quelques bateaux
Quelques amis boivent avec moi
Ce qu’il nous reste
Pour tenir

J’apprends l’amour, la mort le sait
J’ai dans le cœur
Quelques conserves
Quelques frères mangent avec moi
Ce qu’il nous reste
Pour tenir

Je sens le sexe, la fatigue doute
J’ai dans le ventre
Quelques grands vices
Quelques amours couchent avec moi
Ce qu’il nous reste
Pour tenir

J’ai ma révolte, ma mère le sait
Elle a dans l’âme
Quelques souvenirs
Quelques bêtes s’approchent de moi
Pour reste, rester
Et pour tenir

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